« Qui aurait pensé, il y a 33 ans, lorsque nous avons fondé le parti, qu’avec le temps, un seul homme monopoliserait d’abord le parti et ensuite tout le pays ? ». A l’occasion du 33e anniversaire du Fidesz, fondée le 30 mars 1988 comme l’Alliance des jeunes démocrates, József Kardos, l’un de ses 37 membres fondateurs, publie un brûlot contre ce parti qu’il a quitté depuis.
C’est sous la forme d’une lettre ouverte adressée au président de la République, János Áder, que József Kardos a choisi de dire tout le mal qu’il pense de la formation politique qu’il a créé il y a trente trois ans, au sortir du communisme, aux côtés de Viktor Orbán et d’autres jeunes de sa génération avides de liberté. Dans ce message au vitriol, il estime que ce parti « autrefois démocratique et libéral est devenu une organisation d’extrême droite ».
Monsieur le Président,
Cher János,
En cet anniversaire du Fidesz, je t’écris en tant que l’un de ses membres fondateurs. Comme nous nous connaissons depuis des décennies, permets-moi de m’adresser à toi de manière informelle. Sans vouloir insister, voici des faits qui sont aujourd’hui évidents pour tous : l’Alliance des jeunes démocrates (Fidesz), fondée il y a 33 ans, ne ressemble en rien au Fidesz d’aujourd’hui, que ce soit au niveau de sa politique, de ses objectifs ou de son fonctionnement démocratique interne. La façon dont un parti autrefois démocratique et libéral est devenu une organisation d’extrême-droite soulève encore plus de questions, mais je laisserai aux historiens et aux politologues le soin de les analyser. Je suis beaucoup plus curieux de savoir ce que toi – que j’ai toujours considéré comme une personne droite, honnête et décente – tu penses de cette volte-face, de ce revirement, et pourquoi tu tolères en silence que son cerveau – quelqu’un qui s’embrouille clairement et visiblement dans ses propres mensonges – pousse le pays tout entier au bord de la catastrophe. Oui, je veux parler d’Orbán, la personne que nous avons aidée – entre autres – à prendre le pouvoir il y a 33 ans.
Te souviens-tu à quel point nous étions enthousiastes, les premières années, à l’idée de construire une meilleure Hongrie pour les générations à venir, pour qu’elles puissent se développer et s’épanouir ? Notre objectif fondamental était qu’après un régime oppressif, les droits de l’homme soient totalement acceptés et garantis par la Constitution et les lois du pays. Nous nous sommes opposés et, avec plus ou moins de succès, nous avons fait de notre mieux pour défaire les fortunes accumulées sous et par l’ancien État à parti unique, et pour démanteler la corruption. Nous pensions à un État laïque, où l’État et l’Église sont complètement séparés, où la liberté d’exercice de la religion est garantie et où chacun est libre de décider ce qu’il veut croire ou ne pas croire. Nous envisagions un État « où un ensemble d’institutions assure l’équilibre à long terme de l’efficacité économique et de l’égalité sociale des chances au sens large – obtenue au travers de conflits constants – permettant ainsi de soutenir les groupes laissés pour compte dans la compétition économique afin qu’ils puissent rattraper leur retard sur la base du principe de solidarité sociale » (citation de la Déclaration des fondateurs). 33 ans, c’est long et beaucoup de choses ont changé depuis dans le monde qui nous entoure. Il n’est donc pas surprenant que les partis, les points de vue et les programmes politiques aient également changé, en essayant de s’adapter à ce monde en mutation. Je peux accepter qu’une personne, à un jeune âge, soit typiquement d’orientation libérale, alors qu’avec le temps, ses valeurs évoluent souvent vers le conservatisme. Cela ne peut cependant pas expliquer que quelqu’un crache au visage de sa propre jeunesse.
Voyons un peu qui sont les amis de cet homme : des autocrates et des dirigeants populistes, des dictateurs qui, dans leur pays, emprisonnent les membres des partis d’opposition, trichent lors des élections, oppriment la presse libre, déclenchent des conflits armés ou participent à des génocides.
Qu’est-il advenu de ce genre de parti depuis sa création ? Je m’abstiens de l’appeler un parti, car il n’en est plus un, au sens propre du terme. Les membres du Fidesz d’aujourd’hui ne sont que des figurants dans un film ou une pièce de théâtre, pendant que leur président dirige tout. Il n’y a plus de démocratie interne, plus de débats, plus d’opinions contradictoires. Il n’y a pas de hiérarchie démocratique, pas de justice procédurale équitable. Le chef prend les décisions, tandis que les autres les exécutent, sans même réfléchir. Ils ne respectent même pas les règles qu’ils ont eux-mêmes créées, un exemple parfait étant la décision la plus récente de quitter le Parti populaire européen. Cette décision a été prise sans l’autorisation ou l’approbation d’aucun conseil.
Le patron joue ses jeux infantiles tant sur le plan national que sur le plan international. Les députés ne servent que de toile de fond, tandis qu’il n’utilise l’expression d’« électeurs hongrois » que comme une référence derrière laquelle il peut se cacher. Je suis incroyablement irrité par l’utilisation abusive d’une rhétorique fausse comme « c’est ce que veulent les Hongrois », « les Hongrois sont humiliés », « respect aux Hongrois ! », etc. Toutes ces déclarations révèlent seulement à quel point ceux qui les prononcent méprisent ceux dont on parle.
L’expression « qui se ressemble s’assemble » n’a jamais été aussi pertinente. Voyons un peu qui sont les amis de cet homme : des autocrates et des dirigeants populistes, des dictateurs qui, dans leur pays, emprisonnent les membres des partis d’opposition, trichent lors des élections, oppriment la presse libre, déclenchent des conflits armés ou participent à des génocides. Félicitations ! Une grande entreprise. En soi, cela ne serait même pas un problème, car Orbán s’adapte bien à ses fausses idées sur la démocratie – mais malheureusement, c’est une honte pour nous, pour le pays dans son ensemble.
Qui aurait pensé, il y a 33 ans, lorsque nous avons fondé le parti, qu’avec le temps, quelqu’un allait monopoliser d’abord le parti, puis le pays tout entier ?
Cher János,
Les Hongrois ne sont pas nés adeptes du Fidesz et adorateurs d’Orbán. Nous sommes déjà habitués à ce que la Hongrie n’ait pas de Premier ministre depuis 2010. Un vrai premier ministre – indépendant son appartenance à un parti – place l’intérêt et la dignité de chaque citoyen hongrois au premier plan, sans tenir compte uniquement de la moitié de la population hongroise, voire que d’un petit groupe au sein de cette moitié. Qui aurait pensé, il y a 33 ans, lorsque nous avons fondé le parti, qu’avec le temps, quelqu’un allait monopoliser d’abord le parti, puis le pays tout entier ? Comment tout cela a-t-il pu arriver ? Pourquoi avons-nous laissé cela se produire ? Pourquoi avons-nous accepté l’opportunisme, jour après jour ? Cela en valait-il la peine ?
Sous son règne, nous avons glissé de la première division d’Europe centrale à la dernière place. Nous avons réussi à dépenser la majorité des milliers de milliards d’euros de subventions européennes dans des investissements inutiles. Il a planté des stades sous-utilisés et totalement superflus dans tout le pays. Il a privatisé tous les biens immobiliers et entreprises d’État de grande valeur pour des clopinettes, puis les a distribués à ses amis. La corruption, une fois de plus, est devenue la clé de la prospérité. Jamais auparavant l’argent des contribuables n’avait été autant volé que sous son règne. Prenez l’ancien gazier qui est devenu milliardaire [Lőrinc Mészáros, l’ami d’enfance d’Orbán devenu la première fortune de Hongrie, NDLR], ainsi que ses compagnons du NER (abréviation hongroise de Système de Coopération nationale) qui ont gagné des fortunes ; quelle farce… on pourrait en rire si ce n’était pas à ce point décourageant de voir tout cet argent soustrait au public, aux possibilités de développer ces milliards d’actifs au fil des ans pour le bénéfice du public.
Une armée de trolls rémunérés est lancée contre ceux qui pensent différemment.
Tout le monde est pris pour un parfait idiot. Le Fidesz a construit de parfaites « usines à mensonges » – dépassant même les imaginations les plus folles d’Orwell – en utilisant notre argent. En s’emparant des chaînes de télévision et des stations de radio publiques, des journaux nationaux et régionaux ainsi que des médias en ligne, il peut diffuser des messages mensongers jour après jour, en appuyant simplement sur un bouton, et laver le cerveau des gens avec une solution clé en main. Les quelques médias indépendants qui conservent la possibilité de critiquer sont à l’agonie et luttent pour leur survie. La machinerie orwellienne traque un par un ceux qui restent. Nous n’oublierons jamais ce qu’ils ont fait à Népszabadság ou à Index, et ce qu’ils font actuellement à Klub Rádió.
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Malheur à celui qui prononcerait ne serait-ce qu’un seul mot un tant soit peu critique ! Ses sbires fondront immédiatement sur vous, détruisant la réputation de ceux qui osent. Quiconque aura une opinion différente sera accusé de trahison. Ils sont immédiatement virés – comme ce fut le cas pour les deux journalistes sportifs János Hrutka et Viktor Lukács ; chapeau bas à tous les deux ! [Ils se sont prononcés en faveur des familles homoparentales – Ndlr.]
Une armée de trolls rémunérés est lancée contre ceux qui pensent différemment, afin de les anéantir moralement. Je ne serais pas surpris d’apprendre que ces trolls sont payés avec les milliards des contribuables versés à Fradi [le club de football de Ferencváros basé à Budapest, NDLR] et à d’autres clubs de football – comme dans le cas récent d’un troll démasqué. Au moins, je peux commencer à comprendre pourquoi le football hongrois reçoit autant d’argent.
Toutes les actions bâclées et abruptes que nous constatons dans la manière incohérente et dilettante dont la pandémie est gérée sont la conséquence des dix dernières années. Le Fidesz a réussi à démolir l’ensemble de l’administration publique. Les dix dernières années de sélection négative et intéressée ont produit ce résultat. Tous les postes importants ont été occupés par des personnes incompétentes, par népotisme flagrant et en récompense d’une loyauté aveugle. Une épidémie de cette ampleur, cette pandémie ne peut être gérée par un ministre et un médecin en chef totalement incompétents. Le résultat de ces dix dernières années est que le système de santé s’est maintenant complètement effondré.
Les actions hâtives d’aujourd’hui ne peuvent pas remplacer l’argent pris à un système de santé surchargé et investi dans des stades désormais vides. Peu de gens osent même mentionner que le niveau élevé actuel de l’épidémie est également à mettre sur le compte de la manie du football de Viktor Orbán. Fin août et début septembre de l’année dernière, les experts avaient déjà signalé les problèmes à venir. Pourtant, ils n’ont pas ordonné la fermeture des stades. Au lieu de cela, le match de Supercoupe s’est déroulé avec 20 000 spectateurs, fin septembre. La fermeture n’a été ordonnée qu’au début du mois de novembre, afin qu’une partie des matchs du championnat puisse encore avoir lieu avec des spectateurs. S’ils avaient ordonné à temps une fermeture plus radicale, mais plus courte, la deuxième vague aurait pu être évitée, et peut-être la troisième vague ne nous aurait elle pas frappés non plus, au beau milieu de la deuxième vague qui faisait rage.
Néanmoins, le football règne en maître, peu importe le nombre de personnes mises en danger et le nombre de morts. En outre, ils ne peuvent résister à l’appât du gain, même dans le domaine des achats liés à la pandémie (par exemple, le commerce des ventilateurs ou l’achat du vaccin chinois). Il est également évident qu’Orbán utilise cette situation difficile pour ses propres objectifs politiques. Ce qu’ils font aux municipalités dirigées par l’opposition est sans précédent et scandaleux. Ils les laissent saigner, alors qu’elles ont plus que jamais besoin de ressources pour gérer les problèmes au niveau local. Pour dire les choses simplement, c’est un crime. Il est clair cependant que ce régime n’a l’intention de coopérer avec personne, même s’il devient évident qu’il est incapable de s’attaquer seul au problème. Ils ne sont pas disposés à s’associer avec quiconque n’est pas un satellite du gouvernement. Ils traitent tout le monde comme un ennemi, ce qui se reflète d’ailleurs dans leur façon de gérer l’ensemble de la pandémie. Quant au programme de relance économique, il est difficile de ne pas penser que son objectif est de pousser toujours plus d’entreprises à la faillite, permettant ainsi aux chevaliers du NER, richement subventionnés, de les racheter à bas prix. Ces gens ne seront-ils jamais enrichis suffisamment ? N’ont-ils pas assez volé ? Une fois qu’un système est construit sur la corruption, le pillage et le mensonge, la pingrerie et le vol sans fin continueront inévitablement à germer de sa nature même. C’est comme essayer de remplir un puits sans fond.
Lire : « En Hongrie, les villes aux mains de l’opposition sevrées d’aide publique«
Cher János,
Que penses-tu de la façon dont ce régime a traité George Soros ? Soros, qui a soutenu le Fidesz et ses politiciens depuis le début ? Soros, qui, au moment du changement de régime politique en Hongrie, était le plus grand soutien de tous les mouvements luttant pour des changements démocratiques dans toute l’Europe de l’Est ? Un philanthrope a été diabolisé alors que le gouvernement mettait sur pied l’une des campagnes les plus honteuses et les plus mensongères de l’histoire de la Hongrie. Nous savons tous que George Soros ne représente un danger pour personne. Le seul problème avec lui, c’est qu’il défend toujours les mêmes valeurs fondamentales qui caractérisaient le Fidesz au départ, mais que ce dernier a abandonné sans vergogne depuis.
Ce n’est pas George Soros qui a changé, mais c’est le Fidesz et son leader qui ont pris une direction totalement différente. L’histoire de Soros imaginée par le cercle d’Orbán est tellement absurde qu’elle ne vaut même pas la peine d’être parcourue. Et quel est le problème avec Gábor Iványi [un pasteur évangélique autrefois proche d’Orbán – Ndlr.] et son église ? Comme pour Soros : il est resté fidèle à ses principes et ne l’a pas caché. Mais quel genre de personne diabolise son ancien bienfaiteur et celui de son parti ? Quel genre de personne attaque le prêtre qui a baptisé ses enfants, le rabaisse et paralyse son institution de vie religieuse et d’activités caritatives indispensables ? Une telle personne est totalement dépourvue de moralité. Nous devons nous rendre compte que cette personne n’a pas de boussole morale, elle piétine tout et tout le monde sur son chemin, seuls ses propres intérêts lui fournissant une direction. Pendant un certain temps, nous avons essayé de nous convaincre d’accepter que, bien que souvent maladroit, « la fin justifie les moyens ». Eh bien, non, cher János ! Aucune fin ne peut jamais justifier les moyens !
János, tu as raté l’occasion de prendre la parole tant de fois au cours de ces dix dernières années ! Où étais-tu lorsque ce régime sans âme a attaqué les sans-abri ? Où étais-tu quand ils ont démoli le réseau d’instituts de recherche de la MTA (Académie scientifique de Hongrie) ? Où étais-tu lorsque les ONG ont été injustement harcelées ? Où étais-tu lorsque l’une des meilleures universités de Hongrie (CEU, l’Université d’Europe centrale) – considérée comme telle à l’international – a été chassée du pays, par pure méchanceté ? Où étais-tu lorsque des familles innocentes, cherchant refuge, ont été forcées de mourir de faim dans des complexes pénitentiaires appelés « zones de transit » ? Où es-tu maintenant, alors que la gouvernance locale est abolie dans les municipalités ? Où es-tu maintenant, alors que les universités sont privées de leur autonomie ? Où es-tu maintenant, alors que les personnes seules et les couples de même sexe se voient refuser la possibilité d’adopter des enfants ? Où es-tu, alors que des injustices scandaleuses sont commises et que des lois vicieuses sont adoptées, les unes après les autres ? En tant que dignitaire public, pourquoi ne défends-tu pas également les opprimés ?
Lire : « Le travail obligatoire ou la prison, voilà ce qui attend les sans-abri en Hongrie »
« Viktor Orbán doit partir ! Viktor Orbán a échoué tant sur le plan moral qu’intellectuel, et fait du tort à chacun d’entre nous à cause de son insatiable soif de pouvoir ».
Cher János,
Je suis conscient que ton rôle, selon la principale loi illégitime du Fidesz, est simplement une question de protocole. Cependant, tu aurais pu et pourrais encore faire beaucoup. En gardant le silence, tu joues en fait un rôle dans cette folie qu’on appelle la Hongrie d’aujourd’hui. Tu aides cette personne menteuse, cet autocrate imbu de lui-même, qui se déchaîne, sans contrôle, et qui prend un pays tout entier en otage. Nous aurions besoin d’esprits sobres qui arrêtent ce despote imbécile, avant que nous sombrions dans l’abîme. Avant qu’il ne quitte – et avec lui, notre pays – non seulement le Parti Populaire Européen mais aussi l’Union européenne. Avant qu’il ne s’allie aux partis néo-fascistes et d’extrême droite européens. Avant qu’il ne mette définitivement le pays sur la mauvaise voie.
Je n’ai aucun désir d’entamer une carrière politique. Je n’ai pas d’ambitions de ce type, mais en tant que personne qui, à un moment donné, a cru en cet homme et l’a aidé à accéder au pouvoir, j’estime qu’il est de mon devoir moral d’exprimer mes pensées. Nous devons voir clairement qui nous avons en face de nous et l’étendue des dégâts qu’il cause chaque jour, tant qu’il reste au pouvoir. Viktor Orbán doit partir ! Viktor Orbán a échoué tant sur le plan moral qu’intellectuel, et fait du tort à chacun d’entre nous à cause de son insatiable soif de pouvoir.
Le changement passe par une nouvelle Constitution légitime, fondée sur une réconciliation sociale globale et un consensus, ainsi que par des élections équitables reposant sur des conditions de participation égales pour tous. J’espère que l’opposition aura la sagesse d’aller jusqu’au bout. Il n’y a qu’une seule chose que j’aimerais voir dans le reste de ma vie : la chute finale de ce régime infâme, inhumain, corrompu et menteur. Je n’ai pas d’illusions concernant ma lettre. Je la considérerai déjà comme un succès si tu la lis et si tu y réfléchis : être hongrois ne signifie pas être un partisan du Fidesz. Et, à propos : « la famille c’est la famille » ! Je te souhaite le meilleur !