Le réveil de la société civile au Bélarus, au lendemain de la fraude électorale du 9 août 2020, a fait des émules dans ses diasporas. Particulièrement en Pologne, qui compte des milliers de Bélarusses en exil, où les initiatives de solidarité se multiplient. Et où on y prépare l’après-Loukachenko. Reportage.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
(Correspondance à Varsovie) – « Attendez-vous une autre bombe pour rappel ? » Au pied des bureaux de la Commission européenne à Varsovie, en ce 26 avril, le message qu’exhibe l’une des pancartes est de circonstance. C’est l’anniversaire tragique de l’accident nucléaire de Tchernobyl et, pour l’occasion, une poignée de Bélarusses sont venus y livrer un message pour le moins politique : « le Bélarus est toxique », « Nous n’oublions pas la terreur »… Le tout, non sans allusion à la centrale nucléaire d’Astraviets, récemment mise en service par les autorités bélarusses, située à seulement 50 kilomètres de Vilnius. Mais la simple « métaphore » atomique va au-delà de ce projet controversé, pour Yelizaveta Falkouskaya, enveloppée du fameux drapeau blanc-rouge-blanc, symbolisant sa « volonté de changement ». « Les relations avec le Bélarus sont nocives », estime cette Bélarusse de 21 ans qui, craignant d’être arrêtée à Minsk pour son opposition à la dictature, s’est retranchée en Pologne en octobre dernier. C’est qu’en plus d’avoir été irradié à 23 % en 1986, son pays est dirigé d’une main de fer par celui que l’on surnomme le « dernier dictateur d’Europe » : Alexandre Loukachenko.
Non loin, emmitouflée dans son manteau noir, Stanislava Glinnik s’active elle aussi, cette fois en tendant aux passants une pétition demandant la mise en place de sanctions plus sévères contre le régime. « Nous voulons que l’Union européenne prenne conscience que ses actions ne sont pas suffisantes, qu’il y a beaucoup plus de personnes qui sont acteurs de la répression au Bélarus », explique-t-elle. Une revendication qui tombe plus que jamais sous le sens, un mois plus tard. Surtout depuis le détournement d’avion ayant conduit à l’arrestation de Roman Protassevitch. La lutte de Stanislava se poursuit donc de plus belle, et pour cause : trois jours après cet affront à la liberté de presse, la vingtenaire a entamé, mercredi 26 mai, une grève de la faim pour que « cesse toute coopération avec le régime ».
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Exilée en Pologne depuis 2013, la petite-fille de Stanislav Shushkevich — ancien dirigeant du Bélarus de 1991 à 1994 et artisan de la dissolution de l’URSS — le dit sans détour : « Il n’y a pas de retour en arrière possible. Les Bélarusses n’oublieront pas, ils ne feront plus jamais confiance à ce dirigeant. Soit nous gagnerons le combat, soit la répression s’intensifiera, il n’y a pas d’entre-deux. Beaucoup de gens qui avant soutenaient Loukachenko maintenant lui ont tourné le dos, même des officiers. Ça ne se fera pas du jour au lendemain, donc nombreux sont ceux qui comprennent qu’on doit se préparer. » Au lendemain de la fraude électorale du 9 août 2020, c’est en effet à un réveil de la société civile bélarusse auquel le dirigeant autoritaire a été confronté. Du jamais-vu, en près de 27 ans de dictature loukachenkiste : au plus fort de la contestation, à l’automne et l’été dernier, ils ont été des centaines de milliers à battre le pavé dans les rues de Minsk, malgré la brutalité notoire du régime.
Mais cette mobilisation sans précédent ne s’est pas cantonnée aux frontières de l’ex-république soviétique. Car dans ses diasporas, aux quatre coins du monde, il y a eu une renaissance : celle d’une l’identité nationale recouvrée, d’une soif de démocratie et de liberté. Et la Pologne, en la matière, n’y échappe pas, le pays étant devenu l’une des principales bases arrière de l’opposition, où plus de 10 000 Bélarusses se sont retranchés depuis le début de la révolte.
« Ne pas perdre espoir »
De ce renouveau diasporique, donc, les rassemblements se tenant chaque dimanche après-midi au pied du Palais de la Culture et de la Science, dans la capitale polonaise, en sont le symbole. Des événements à l’ambiance bon enfant qui attirent à la fois étudiants, militants, curieux, aînés, et même des enfants. L’ancien drapeau tricolore de la République populaire bélarusse de 1918, devenu l’emblème du soulèvement, est bien mis en évidence. Andreï Kulbeda en est un adepte. « Nous sommes ici chaque semaine pour montrer à nos consœurs et confrères du Bélarus que continuons de porter leur lutte, même depuis l’étranger. Pour qu’ils ne perdent pas espoir. Être rassemblé ainsi cela nous unit, nous nous sommes retrouvés comme nation. »
Ce sentiment, il l’avait aussi lors des premières grandes manifestations de la mi-août, à Minsk. « C’était incroyable, jamais je n’ai senti appartenir à quelque chose d’aussi grand de ma vie, celui d’appartenir à une communauté qui partage les mêmes pensées, les mêmes opinions. Nous sentions que tous ces gens autour de nous étaient comme des frères et soeurs, que le changement semblait à nos portes ».
« Les gens vont en prison. On ne peut plus manifester aussi massivement parce que les autorités réagiront par la force. Mais nous continuons de mener des actions de « guérillas », en quelque sorte, en mettant en évidence des drapeaux, des autocollants, des messages politiques dans l’espace public… » – Andreï.
Et depuis ? En neuf mois, la répression des forces de l’ordre à la solde de Loukachenko n’a fait qu’aller crescendo. Pas moins de 400 prisonniers politiques, 2 000 cas de torture avérés, 7 morts… À 21 ans, Andreï s’est donc résolu à se réfugier en Pologne pour éviter cette brutalité. Expulsé en novembre dernier, pour des raisons évidemment politiques, de l’Université linguistique de Minsk, là où il étudiait, le jeune homme a été ensuite contraint de rejoindre les rangs de l’armée. Mais, pour lui, il n’en était pas question : « Je ne voulais pas perdre un an et demi de ma vie au sein de ces forces militaires, qui sont en plus utilisées pour réprimer le peuple bélarusse. J’ai donc fui d’abord en Ukraine, et je suis ensuite arrivé en Pologne ».
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Alors qu’il raconte, on se met à entonner Mury, cette chanson polonaise devenue, ces derniers mois, l’hymne non officiel de la contestation. « Certes, la fatigue s’installe, poursuit Andreï. Les gens vont en prison. On ne peut plus manifester aussi massivement parce que les autorités réagiront par la force. Mais nous continuons de mener des actions de « guérillas », en quelque sorte, en mettant en évidence des drapeaux, des autocollants, des messages politiques dans l’espace public… Qui dérangent le gouvernement. La situation économique n’est pas reluisante au Bélarus, et je continue de croire que nous allons gagner, tôt ou tard. L’inflation, les salaires plus bas, la pauvreté croissante… Tout cela est cependant inévitable, il faut l’accepter en quelque sorte. »
Ala Kadresinka, 52 ans, ne peut qu’être d’accord. Casquette rouge enfoncée sur la tête, elle aussi est de tous ces rassemblements dominicaux. « Les Bélarusses ne veulent qu’une chose : un changement politique, et le plus rapidement possible. Ils sont prêts à faire des sacrifices, quitte à ne se nourrir que de pain et de thé », explique cette Minskoise d’origine, exilée depuis sept mois à Varsovie, et qui appelle l’Union européenne à sanctionner plus sévèrement le régime. C’est depuis la Pologne qu’Ala poursuit sa lutte, à sa manière. Au sein de l’ONG du Centre de la solidarité bélarusse, elle aide à légaliser le séjour de ceux et celles qui, comme elle, ont dû fuir — souvent en catastrophe — le Bélarus, de peur d’être interpellé par le KGB.
Épauler la dissidence
Pique-niques de fraternisation, cours de polonais offerts aux Bélarusses nouvellement arrivés, aides financières, soutien logistique… Les initiatives visant à épauler cette dissidence forcée à l’exil se sont multipliées, au sein de la communauté. Cette solidarité, elle prend forme aux quatre coins du pays… même à Biała Podlaska, à 160 kilomètres de Varsovie. Une ville de 58 000 âmes à l’est du pays, non loin de la frontière, où traversent de nombreux Bélarusses pour venir s’installer en Pologne. Pavel Anushka, un Bélarusse résidant en Pologne depuis 2015, y a mis sur pied la Fondation de solidarité de Biała Podlaska avec le Bélarus, créée début septembre pour venir en aide aux réfugiés fuyant la répression. Entrepreneur, c’est par altruisme que Pavel consacre plusieurs heures par semaine à approvisionner les deux camps pour demandeurs d’asile situés aux abords de la frontière polono-biélorusse, où logent plusieurs exilés bélarusses.
Au QG de la Fondation, le décor mis au point par Pavel affiche la couleur politique de son association caritative. Sur le bord de la fenêtre, une affiche, à l’effigie de la Fondation, symbolise une main tendue qui en agrippe une autre. « Ce logo représente l’entraide entre Biélorusses dans ces moments difficiles », se félicite le bon vivant barbu, qui s’empresse aussitôt de présenter une bannière de fortune : libellée d’un « stop au cafard », elle caricature la personne moustachue d’Alexandre Loukachenko.
« Des collègues au ministère de l’Intérieur acceptent de me fuiter des dossiers, moi, je peux me charger de rassembler les preuves. Pour plus tard. » – Ihar Loban.
À l’automne, Pavel a pu compter sur une aide précieuse, et pas n’importe laquelle : celle d’un certain Ihar Loban. Originaire de Grodno, cet ancien inspecteur de la brigade criminelle a fui le Bélarus, fin août. Il s’affaire désormais à documenter les exactions commises par le régime, au sein de ByPol, un réseau dissident de la police bélarusse. Faire le choix de la défection, au risque de devenir un ennemi du pouvoir, s’est révélé une évidence pour Ihar. « En tant que représentant de la police, j’ai prêté serment pour protéger ma population et non la violenter », déclare l’homme, veste grise mouchetée sur le dos.
Le but de sa démarche ? Rendre imputables de leurs actions « les responsables ayant commis des crimes, lorsqu’une justice indépendante verra le jour au Bélarus », détaille le justicier. « Des collègues au ministère de l’Intérieur acceptent de me fuiter des dossiers, moi, je peux me charger de rassembler les preuves. Pour plus tard. »
Préparer l’après-Loukachenko, c’est aussi le mantra de Yury Ravavoi, 27 ans, qui orchestre depuis Varsovie les activités du syndicat indépendant et d’opposition de l’usine de production d’engrais chimiques Grodno Azot. Ou encore de Piotr Klujeu, un musicien de renom au Bélarus qui, fin septembre, a traversé la frontière avec sa voiture remplie à rebord, dont le pare-brise arbore fièrement un drapeau miniature blanc-rouge-blanc. « J’ai compris que si je restais encore quelques jours de plus au pays, on me jetterait en tôle comme toutes les vedettes sportives et les artistes opposés au régime », explique ce père de deux fillettes. Mais, exilé ou pas, Piotr continuera de « chanter l’amour et la liberté ». « Si je me taisais, ce serait cautionner l’’inacceptable », croit-il. Et quand « c’en sera fini de toute cette violence », Piotr est catégorique : il reviendra dans son Bélarus bien-aimé pour y mettre sa pierre à l’édifice. Peut-être pour œuvrer au sein du ministère (nouvellement démocratique) de la Culture biélorusse ? Piotr ne l’exclut pas. En attendant, il reste une révolution démocratique à achever, de l’autre côté de la frontière.