Au fil des ans, Viktor Orbán s’est construit un empire médiatique qui rassemble désormais des centaines de journaux, sites d’information et chaînes de télévision où l’on matraque quotidiennement les éléments de langage du pouvoir et relaye sans frein des fausses informations contre l’opposition. Dans ces rédactions, de nombreux jeunes diplômés sont à l’œuvre, souvent par conviction ou fidélité au premier ministre, mais aussi parfois par passion pour le journalisme. Reportage.
Article publié le 25 février 2019 dans Abcúg sous le titre « Folyton magyarázkodnom kell, hogy nem vagyok propagandista ». Traduit du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi. |
En Hongrie, on en savait déjà beaucoup sur le fonctionnement des médias pro-gouvernementaux : du subventionnement déguisé des journaux favorables au régime par le biais des annonces légales, à la diffusion des messages du pouvoir par la presse de boulevard, en passant par la gestion centralisée des éléments de langage relayés par les médias de propagande.
Nous disposons cependant d’assez peu d’informations sur la motivation de ces jeunes qui travaillent pour la presse pro-Fidesz. Dans le cadre de cet article, nous avons rencontré quatre journalistes qui travaillaient ou travaillent encore dans les médias proches du parti gouvernemental. Nous leur avons posé des questions au sujet de la manière dont ils perçoivent leur propre travail et de la façon dont ils vivent le fait d’être régulièrement traités de propagandistes par la presse d’opposition. Sur leur demande, les noms ont été changés.
Petra est issue d’une famille de droite et a depuis longtemps de la sympathie pour le Fidesz, au point de militer au sein d’une des sections locales de son organisation de jeunesse, Fidelitas. Elle a travaillé pour un site d’information proche du pouvoir, où elle préparait des contenus à destination de la jeunesse. Kata est venue au journalisme par ses études et s’est retrouvée, au fil de l’eau, à travailler dans un journal pro-gouvernemental. Elle ne se considère pas comme propagandiste et estime faire son travail au mieux. Quant à Izabella, elle tenait un blog à l’université avant de se retrouver dans la rédaction d’un imprimé proche du Fidesz. Elle juge inconcevable de travailler pour un journal qui ne soit pas de droite. En dépit des circonstances, Gabi aimerait mener un véritable travail journalistique au sein de sa chaîne de télévision, transformée en canal de propagande. La question est de savoir combien de temps elle pourra résister à la continuelle pression politique qui est exercée sur sa rédaction.
« La camaraderie est très forte entre nous »
C’est sur la recommandation d’un de ses proches que Petra a été embauchée par la rédaction d’un site d’information du régime. Complètement novice en journalisme, c’est son engagement en faveur du Fidesz ainsi que son style qui ont fait la différence. Dans son entourage, la plupart des jeunes ont été recrutés de la même façon. « J’ai été séduite par l’opportunité de faire passer le message du gouvernement afin qu’il puisse être assimilé par les jeunes et qu’ils y croient également », explique-t-elle. « Il est difficile de défendre quelque chose, il est toujours plus facile de critiquer et de s’en prendre aux mesures qui sont prises ».
De plus en plus de jeunes travaillent dans la presse pro-gouvernementale afin de devenir ainsi les futurs prescripteurs d’opinion du camp conservateur, dans lequel les bons journalistes et éditorialistes manquent cruellement. « C’est pour ça que les gens lisent surtout les journaux de l’opposition, ce qu’on appelle la presse libérale de gauche », reconnait Petra.
Si ses convictions politiques ne sont pas étrangères à son choix professionnel, elle cherchait également une communauté soudée, où tout le monde connaît tout le monde. « La camaraderie est très forte entre nous », explique-t-elle. Quant au salaire, il a joué un rôle secondaire dans son choix. Selon elle, tout le monde ne gagne pas si bien sa vie dans les médias pro-gouvernementaux et les choses varient énormément d’une rédaction à l’autre. « C’est l’engagement qui compte en premier, pas l’argent. En tout cas moi je ne l’ai pas fait pour l’argent ».
Kata, elle, s’est intéressée au journalisme politique au cours de ses études. Elle a cherché puis décroché un stage dans la rédaction d’un journal conservateur proche de ses idées. Après une brève expérience loin du journalisme, elle a été approchée par un média lié au gouvernement, mais a résisté un peu avant de donner suite à l’offre d’embauche. « J’étais heureuse qu’ils m’aient contactée. C’était une belle opportunité en début de carrière », résume-t-elle. Une belle opportunité et surtout un salaire très intéressant : entre 250 et 300.000 forints malgré sa faible expérience (un peu moins de 1000 euros, ndt). Comme Petra, elle confirme que de plus en plus de jeunes travaillent dans ces médias, et parmi eux beaucoup se font recruter tout juste à la sortie de l’université. Kata considère que le jeu en vaut la chandelle, « car l’on peut rapidement y être amené à pratiquer un journalisme à forte valeur ajoutée ».
Gabi a été recrutée dans une chaîne de télévision réputée proche du Fidesz, immédiatement à la fin de ses études de journalisme. Durant ses années universitaires, elle s’est longuement préparée à sa future carrière de journaliste. « J’ai saisi une opportunité », soutient-elle, en précisant bien que le travail qu’elle effectue désormais est très éloigné des principes de base qu’on lui a enseigné durant sa formation aux métiers des médias. D’autres jeunes diplômés ont intégré la rédaction en même temps qu’elle.
« Si j’en avais eu la possibilité, je serais allée vers un média indépendant d’opposition », dit-elle aujourd’hui avec du recul. Elle avait bien cherché du côté d‘Index et de HVG, mais elle a vite pensé qu’elle n’aurait aucune chance d’être prise dans ces rédactions, car elle n’y connaissait personne et n’avait pas la possibilité d’y effectuer un stage encadré et rémunéré.
Des salaires élevés pour des jeunes sans expérience
Izabella ne prévoyait pas de faire carrière dans le journalisme lorsqu’elle a été recrutée. Elle contribuait à un blog de politique étrangère à l’université, où elle était inscrite en cursus de relations internationales. Parmi ses encadrants, c’est précisément un journaliste réputé « libéral » qui l’a recommandée auprès d’un de ses collègues, lequel tenait une chronique de politique étrangère dans un journal proche du pouvoir.
La jeune femme a eu un déclic dès son premier entretien d’embauche. « J’avais lu juste avant les articles de ceux qui deviendront mes chefs, et je suis tombée plusieurs fois de ma chaise en me disant que c’était vraiment d’excellents journalistes ! », se souvient-elle. Elle se définit elle-même comme « pragmatique » avant de se dire de droite, même si elle n’a jamais envisagé travailler pour un titre qui ne soit pas conservateur. Autour des « grands anciens », la rédaction est surtout composée de trentenaires et de quarantenaires, mais Izabella souligne qu’elle voit de nombreux débutants autour d’elle. Parmi ces derniers, même les stagiaires sont rétribués pour leurs articles, ce qui est très loin d’être la norme dans ce milieu.
Ce qui impressionne le plus Izabella, ça n’est pas tant son salaire important – 300.000 forints environ -, mais la rapide progression au sein de la rédaction : on y voit des journalistes éditer des articles avec seulement cinq ans de métier. Elle aimerait beaucoup pouvoir faire des reportages à l’étranger, lors d’événements internationaux comme le Brexit ou le référendum sur l’indépendance de la Catalogne. « Je devrai sans doute argumenter sur la nécessité pour moi de voyager, mais je suis convaincue que j’en aurai la possibilité ».
« Je ne me mêle pas des sujets qui pourraient être sensibles »
Kata avait bien conscience de ce qu’impliquerait de travailler dans une rédaction proche du pouvoir, mais elle a toujours cherché à utiliser les quelques marges de manœuvre laissées par sa direction pour traiter ses sujets de la façon la plus objective possible, et surtout en se tenant éloignée des campagnes de diffamation et de la production de fausses informations, dont les médias pro-gouvernementaux hongrois sont coutumiers.
Elle a d’abord commencé en couvrant la vie politique hongroise, et notamment l’actualité du Fidesz. Kata a dû gérer des situations difficiles lorsque, par exemple lors de certaines entrevues, des personnalités du parti au pouvoir lui tenaient des propos en dehors des clous de la communication gouvernementale. Ses chefs se sont rendus compte que ça avait un impact sur son bien-être au travail et c’est ainsi qu’elle s’est retrouvée dans une autre rédaction proche liée au gouvernement, où on lui a promis de la laisser travailler plus librement.
« Je ne me mêle pas des sujets qui pourraient être sensibles. Au cours d’une entrevue, je ne poserai jamais de question au sujet des affaires qui touchent Lőrinc Mészáros – un oligarque très proche du premier ministre Viktor Orbán, ndlr. C’est vrai que c’est de l’autocensure. Je suis une journaliste pro-gouvernementale à part entière, je ne vais pas raconter à mon sujet que je cherche à mener une lutte pour ma liberté ».
Gabi tente également de produire des reportages aussi équilibrés que possible, à la différence de nombreux parmi ses collègues qui se sont transformés ces dernières années en « propagandistes politiques » assumés. « Il y avait des jeunes, y compris parmi ceux qui ont rejoint la rédaction en même temps que moi, qui ont choisi une chemin différent », explique-t-elle. « Moi je n’avais aucun intérêt pour la vie politique hongroise, mais dès le début on a fortement suggéré à ceux que ça intéressait la manière dont il fallait traiter ces sujets ». S’il le jugeait utile, le rédacteur en chef disait même dans quel sens il fallait corriger les articles.
Ceux qui, à l’instar de Gabi, se sont retrouvés gênés par l’ingérence politique dans les choix éditoriaux, ont soit fait une crise de nerfs, soit démissionné. « Je ne pense pas avoir beaucoup de temps à tirer ici », nous explique-t-elle, « je préfère organiser la fronde ». Selon la jeune femme, plus il y aura de journalistes critiques au sein de la rédaction, plus les rédacteurs en chef devront gérer les résistances individuellement. « Ca fait parfois du bien de les provoquer un peu. Des fois je laisse traîner dans mes articles des faits ou des opinions qu’ils enlèveront à coup sûr. Je le fais uniquement pour qu’ils sentent à quel point ils étouffent les expressions contradictoires ».
« Je crois qu’il existe un plan Soros »
Entre son engagement dans Fidelitas et son métier de journaliste, Petra ne décèle aucune confusion des genres. « D’un côté je soutiens le gouvernement, d’un autre je travaille dans un organe de presse dont le message politique est explicite. Où est le problème ? » Son rédacteur en chef a modifié ses articles à plusieurs reprises, mais elle ne s’en est pas offusquée dans la mesure où elle partage l’orientation politique du pouvoir. Selon elle, ceux qui croient que les journalistes de ces médias mentent à longueur de temps font fausse route. « Nous croyons dans ce que nous écrivons. Je crois par exemple qu’il existe un plan Soros, sinon je n’aurais pas travaillé là-bas ».
« Le journalisme indépendant n’existe plus », analyse-t-elle, « la narration prescriptive a pris le pas sur l’information factuelle ». Selon Petra, l’obligation de rectification va de pair avec le journalisme. Rien d’étonnant donc à ses yeux que la presse propagandiste ait été sanctionnée par la justice à 109 reprises dans la seule année 2018. « On ne m’a jamais demandé d’écrire que Gábor Vona – l’ancien président du Jobbik, ndlr – est homosexuel. Ce n’est pas mon style », tient-elle à préciser.
Izabella considère également naturel le fait que les titres de presse soient au service de la communication des partis politiques. Selon elle, de la même façon que les médias proches du pouvoir « relaient la communication politique du gouvernement », la « presse d’opposition » ferait pareil avec les partis d’opposition. Pour la jeune femme, c’est ce qui permet de justifier qu’elle exerce son travail dans ce cadre. Elle refuse pour autant qu’on la traite de propagandiste : « je n’ai jamais senti qu’on me liait les mains et mon rédacteur en chef ne m’a jamais reproché mes opinions politiques ».
« Je n’en ai plus rien à faire de ce qu’ils disent »
Dans la presse critique, les journalistes travaillant pour les médias pro-gouvernementaux sont en effet régulièrement taxés d’être des agents de propagande. Petra a mal vécu d’être traitée par des lecteurs de larbin du Fidesz dans les commentaires sur Facebook et beaucoup de ses amis lui ont dit que ce qu’elle faisait, c’était de la propagande pure et simple. Au point de quitter le journal quelques mois seulement après y être entrée.
« Je déteste quand la presse d’opposition parle dans ses articles de « presse gouvernementale », au même titre que cela me gêne quand en face on évoque des « blogs pro-Soros ». Ca me met en colère », explique quant à elle Kata. Elle vit également mal le fait que les journalistes de cette presse proche du pouvoir soient mis dans le même sac que ceux qui produisent du contenu diffamatoire. « C’est sans doute le plus dur, mais je pense que je dois en faire abstraction, car ça ne changera pas de sitôt ». Sa famille a accepté qu’elle exerce ce type de travail, ça n’a jamais fait débat, ils étaient plutôt inquiets qu’elle reçoive des pressions politiques.
Elle ne sait pas combien de temps elle tiendra dans un organe de presse proche du pouvoir : elle aime son métier, elle essaie de prendre du plaisir dans le journalisme, mais elle sait aussi que cette année est particulièrement difficile en raison du contexte électoral. Si une nouvelle opportunité professionnelle se présente, elle pense néanmoins tourner définitivement la page car elle ne pense pas pouvoir être recrutée dans un média d’opposition. « J’ai passé tellement de temps dans la presse pro-gouvernementale, que je ne trouverais pas ma place là-bas. Peut-être travaillent-ils dans une plus grande liberté, mais je pense aussi que ces journalistes font la même chose que nous, mais de façon symétrique ».
István Varga, l’ancien président du conseil de surveillance de la fondation du Fidesz pour la presse et les médias d’Europe centrale, avait déclaré dans une entrevue : « les meilleurs journalistes, les bonnes plumes, eh bien sans vouloir vexer personne, je le dis tranquillement, je les vois plutôt dans le camp d’en face ». Kata n’est pas loin de partager ce constat.
« Dès que je fais la connaissance de nouvelles personnes, je sens que je dois me justifier au sujet de mon lieu de travail », raconte Gabi. Elle a déjà essayé de convaincre ses amis, que « certes, la chaîne c’est de la merde, mais ce n’est pas moi qui produit cette merde, vous me connaissez ». De l’autre côté de la barrière, les membres de sa famille parmi les plus âgés sont au contraire très fiers de voir Gabi à la télévision. « Pour eux, peu importe ce que je raconte ». Si un jour elle quitte son média, il y a de grandes chances qu’elle délaisse le métier. Elle imagine mal trouver du travail dans la presse indépendante. Là-bas, ce n’est pas de journalistes dont on manque, mais de places et d’argent.
Au début, Izabella était très gênée de rencontrer dans sa vie professionnelle comme privée autant de personnes qui ne la considéraient pas comme une journaliste. Puis elle s’est habituée à ne plus prêter attention à ce genre de remarques. « Alors qu’on buvait une bière un vendredi soir, un ami d’ami qui venait d’apprendre où je travaillais, m’a dit la chose suivante : « tu sais qu’un jour on te tiendra pour responsable de tout ça ?« . Que pouvais-je répondre à ça ? Je suis jeune, l’opinion des gens de mon âge m’intéresse, je lis les commentaires ainsi que les opinions de la presse d’opposition au sujet de mon travail, mais je suis arrivée à un point où je peux dire que je n’en ai plus rien à faire de ce qu’ils disent ».
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