Au lieu de se demander comment les femmes peuvent-elles voter à droite, nous devrions nous intéresser au système politico-économique dans lequel elles vivent et aux alternatives politiques qui leur sont offertes. Les cas hongrois et polonais apportent un éclairage singulier sur cette question.
Cet article écrit par Weronika Grzebalska[1]Weronika Grzebalska est sociologue et présidente de l’Association polonaise d’études sur le genre. Ses travaux portent sur le militarisme, la sécurité nationale et les politiques de droite. Ancienne membre de la FEPS YAN, membre de la Clark University (États-Unis), iASK (Hongrie) et du programme Trajectories of Change de la ZEIT-Stiftung. et Eszter Kováts[2]Eszter Kováts est doctorante en sciences politiques à l’Université Lóránd Eötvös (ELTE) de Budapest. Elle travaille au bureau hongrois de la Friedrich-Ebert-Stiftung, où elle est responsable depuis 2012 du programme d’égalité des sexes de la fondation pour l’Europe du Centre-Est. a été publié le 18 décembre dernier dans la revue International Politics and Society de la Fondation Friedrich Ebert. Traduction de l’anglais vers le français par Ludovic Lepeltier-Kutasi. |
« Qu’est-ce qui ne tourne pas rond avec elles ? », s’était un jour ouvertement interrogé un éditorialiste du Guardian au sujet du soutien sans faille des femmes aux Républicains américains. La question ne date pas d’hier mais elle est encore régulièrement déterrée par des chroniqueurs progressistes dès lors qu’il s’agit, souvent en lien avec un sinistre fait divers, de commenter la réaction patriarcale qui sévit sous les gouvernements populistes conservateurs.
Au lieu d’aider à une meilleure compréhension de la dimension genrée du succès du populisme de droite, cette façon de poser les choses évacue la réflexion sur les véritables raisons du vote des femmes en faveur de ces partis, car elle suggère qu’on pourrait attribuer ce soutien à ce que la vulgate marxiste appelle la « fausse conscience » (dit autrement un déni de l’oppression subie), voire à l' »exercice du privilège » (ces femmes trahiraient leurs propres intérêts de genre ou d’autres groupes minoritaires sur l’autel de gains individuels).
Partant de là, c’est la manière même de formuler la question qui pose problème, car elle suggère que les femmes seraient, soit des victimes, soit des agents doubles au service du patriarcat, alors que l’enjeu est de mieux prendre au sérieux leurs vies et leurs expériences. Cette façon de poser les choses néglige également la complexité idéologique des projets conservateurs, qu’il ne faudrait pas réduire à une hostilité envers les femmes, car les éléments réactionnaires y cohabitent souvent avec la défense de certains de leurs intérêts. En présentant les femmes de droite comme un problème auquel il faudrait s’attaquer d’urgence, on détourne ainsi l’attention des causes structurelles qui expliquent leur soutien aux offres politiques de droite.
« Ces partis au pouvoir ont été élus par un taux d’électrices légèrement supérieur au taux d’électeurs, et continuent d’ailleurs de bénéficier d’un soutien important auprès des femmes. »
Plutôt que de se demander ce qui ne va pas avec les femmes de droite, nous devrions nous interroger sur ce qui ne va pas avec le système politico-économique dans lequel elles évoluent, et sur les alternatives politiques qui leur sont offertes. La Pologne et la Hongrie peuvent ici contribuer à éclairer cette question. Dans les deux pays, les partis au pouvoir – respectivement Droit et justice (PiS) depuis 2015 et la coalition Fidesz-KDNP depuis 2010 – démantèlent les institutions de la démocratie libérale qui fondent l’État de droit, font main basse sur l’appareil d’État, s’en prennent aux ONG de défense des droits de l’Homme – qui sont dépeints comme des menaces sur la sécurité nationale -, et détricotent les structures institutionnelles qui garantissent les droits des femmes.
Malgré des programmes très marqués à droite, ces partis au pouvoir ont été élus par un taux d’électrices légèrement supérieur au taux d’électeurs, et continuent d’ailleurs de bénéficier d’un soutien important auprès des femmes. Près de 39,7% des femmes polonaises ont ainsi voté pour le PiS en 2015, contre 38,5% des hommes, et ce ratio ne s’est que très légèrement rééquilibré après les deux premières années de gouvernement, alors que pesaient d’importantes menaces sur les droits reproductifs. Lors des élections législatives de 2018, ce sont 52% des femmes hongroises qui ont voté pour le Fidesz-KDNP – contre 46% des hommes – dans un contexte de forte participation électorale. Quel sens donner à ce soutien qui semble indéfectible ?
Les femmes ne votent pas uniquement en tant que femmes
Rappelons tout d’abord une réalité politique élémentaire occultée par le discours féministe ordinaire : les problèmes auxquels sont confrontés les électeurs transcendent les frontières entre les sexes et sont souvent déterminés par des clivages socio-économiques plus généraux. Les femmes qui votent à droite ne le font pas seulement en tant que femmes, mais parce qu’elles partagent avant tout les difficultés et les espoirs de leur classe sociale au même titre que les hommes, ce qui d’ailleurs montre bien les limites des offres politiques basées uniquement sur les intérêts de genre.
Comme le souligne une étude hongroise récente, les principaux problèmes mis en avant par les femmes renvoient prioritairement à l’exploitation sur le marché du travail et au mauvais état des systèmes de santé et d’éducation. Ces préoccupations ont bien entendu une dimension genrée sous-jacente – comme la féminisation des emplois peu rémunérés ou l’assignation des métiers de soin à des femmes -, mais elles ne peuvent pas être réduites à cette dimension. Dans un contexte où les femmes ne voient aucun parti prendre ces problèmes sexospécifiques à bras le corps, l’étude montre que beaucoup d’entre elles pensent que c’est encore la coalition Fidesz-KDNP qui les représente le mieux.
Une autre piste d’explication possible consiste à reconnaître que les populistes de droite répondent à certaines préoccupations pratiques qui touchent les femmes. Ces préoccupations renvoient aux situations dans lesquelles se trouvent les femmes au sein de la division genrée du travail – telles que les a décrites Maxine Molyneux -, davantage qu’à une théorie générale de l’oppression des femmes. Le PiS et le Fidesz-KNDP ont ainsi amorti certaines conséquences socio-économiques des transformations post-1989 qui avaient particulièrement affecté les femmes, en première ligne dans la gestion du budget du ménage, de l’éducation des enfants et dans d’autres activités de soin. En Europe centrale, la transition vers une démocratie libérale a été étroitement liée à une adhésion à l’ordre mondial néolibéral qui a conféré à la région une position semi-périphérique.
Cela a – entre autres – pris la forme d’un recul de l’État dans la protection sociale et les services publics, qui s’est traduit par un transfert de ces prestations vers la sphère marchande pour ceux qui en avaient les moyens, ou au contraire par une refamilialisation des solidarités pour ceux qui n’en avaient pas. Ces changements ont permis pour certaines femmes une plus grande mobilité au sein de leur classe sociale, tandis que le fardeau économique de l’austérité à été transféré aux femmes situées en bas de l’échelle sociale. Le féminisme culturel dominant a longtemps rendu ces problèmes structurels difficiles à formuler. Or l’insécurité et les inégalités créées par ce régime de genre à deux vitesses sont précisément ce que les deux partis illibéraux d’Europe centrale ont exploité pour s’adresser à leurs électrices.
L’exemple paradigmatique est « Famille 500+« , un programme phare lancé par le PiS immédiatement après son arrivée au pouvoir, qui offre aux familles à partir du deuxième enfant un soutien financier inconditionnel de 500 złoty (120 €) par mois et par enfant jusqu’à ses 18 ans. Dans les familles ayant un revenu mensuel inférieur à 190 €, cette aide est versée dès le premier enfant. Cette politique de redistribution – la plus importante depuis 1989 – a considérablement réduit la pauvreté chez les familles avec enfants et a bénéficié d’un soutien très fort au sein de la population. Alors que l’opposition souligne, à juste titre, les limites du système – notamment le fait qu’il soit construit sur le modèle familial traditionnel, ce qui défavorise les parents isolés – la mesure prouve aux électeurs du PiS que leur gouvernement exerce effectivement son pouvoir et qu’il est capable de mettre en place un nouveau contrat social qui respecte leur dignité.
Entre culture et politique, à la rencontre des nouveaux féminismes en Pologne
En Hongrie, la politique familiale est aussi une priorité forte qui s’inscrit plus généralement dans des mesures en faveur de la natalité. Les avantages liés à un emploi salarié – montrant une nette préférence pour les familles hétérosexuelles, non-Roms, avec un revenu décent – ont été étendus. En ce qui concerne les classes inférieures, trois dispositions ont eu un effet tangible sur la vie quotidienne des femmes : l’extension du programme de travail d’intérêt général qui fournit un revenu mensuel inférieur au salaire minimum, mais supérieur aux allocations ; l’intervention de l’État dans le secteur de l’énergie, entraînant une baisse des coûts des charges de logement ; et une forte augmentation du salaire minimum qui a eu pour effet de réduire l’écart de rémunération entre les hommes et les femmes, ces dernières étant surreprésentées dans les secteurs d’activité les moins bien payés.
Pour qui les femmes devraient-elles voter ?
L’appel au vote utile ou la promesse d’un retour à la situation antérieure (avant 2010 pour la Hongrie et avant 2015 la Pologne) ne suffisent pas pour mobiliser les électrices. Comme le disait l’historienne hongroise Andrea Pető : résister ne suffit pas ; il faut tirer les conclusions de comment nous en sommes arrivés là.
Lors des dernières élections législatives hongroises, l’opposition a mis l’accent sur les contraintes du système électoral à un tour et sur la nécessité de nouer des « alliances techniques » pour pouvoir remporter le scrutin. Au cours des huit années écoulées, ces partis n’ont à aucun moment cherché à renforcer leur base, ni développé une alternative qui échappe au seul antagonisme « Orbán ou l’Europe ». Il ne faudra pas s’étonner de voir encore beaucoup d’hommes et de femmes soutenir cette droite illibérale, si l’opposition n’est préoccupée que par la consolidation de ses bases chancelantes et qu’elle continue de faire de la politique comme avant.
La « curiosité féministe » peut être un éclairage utile pour dépasser ces blocages. Formulée par l’écrivaine Cynthia Enloe, elle consisterait ici à prendre au sérieux les expériences des femmes, à tenir compte de leurs trajectoires individuelles et de leurs raisonnements en tant qu’électrices. Cette curiosité féministe met la lumière sur les limites des politiques d’identité, sur l’importance des considérations pratiques dans les choix électoraux et sur l’absence d’alternatives viables. Cela permet en outre de dépasser les cadres d’analyse simplistes qui consistent à considérer comme forcément rétrogrades les politiques menées par les conservateurs hongrois et polonais envers les femmes.
Plutôt que de voir le familialisme et le traditionalisme promus par la droite illibérale à travers le seul prisme réactionnaire et patriarcal, il serait peut-être intéressant de les lire aussi comme des politiques émancipatrices modérées, capables d’améliorer les conditions de certaines catégories de femmes, tandis que le camp progressiste traverse une crise de légitimité profonde. Ces politiques prennent d’autant plus d’importance lorsque déclinent les réseaux de solidarité et les voies alternatives d’expression politique, car elles garantissent une sécurité sociale et une représentation politique à un groupe bien défini.
Deux mêmes maux, mais pas les mêmes effets
En exploitant les échecs de la transition post-communiste et la capacité limitée des mouvements et partis progressistes à produire une émancipation réelle, la droite populiste d’Europe centrale a temporairement réussi à rallier des femmes à son projet. Ce constat va ainsi à l’encontre de l’espoir que ce sont les femmes qui pourront nous sauver de la droite.
Le paradigme néolibéral dominant est incapable de donner une réponse aux problèmes structurels, et c’est aussi vrai du féminisme culturel ou identitaire et de ses nombreux impensés. Ce paradigme est de ce point de vue davantage une partie du problème que sa solution. Cela ne veut pas dire pour autant que la réponse est à chercher du côté illibéral. Car ce n’est pas une social-démocratie que construisent Kaczyński et Orbán, mais davantage un capitalisme national népotiste alimenté par un État-providence familialiste.
Le modèle de gouvernement des populistes de droite charrie ses propres insécurités et exclusions : une polarisation extrême de la vie publique, la limitation de la liberté de la presse et des universités, l’appropriation des moyens de l’État par les partis gouvernementaux, ou encore l’éradication du concept de genre dans les universités et son utilisation comme épouvantail et bouc-émissaire dans le discours public. Ces pouvoirs mènent aussi des politiques de mise au pas dans d’autres domaines, comme le montre l’adoption récente de la « loi esclavagiste » en Hongrie, ou le refus d’accéder aux demandes des personnes handicapées en Pologne.
Pour réparer la casse qui a été commise, il en faudra bien plus que de livrer à la vindicte les électrices de la droite populiste, en les désignant de façon condescendante comme des agents du patriarcat ou de l’illibéralisme. Nous avons au contraire besoin d’une offre politique qui tire les leçons de ses échecs et qui associe les intérêts pratiques des électrices à des objectifs stratégiques féministes, qui règle les problèmes socioéconomiques auxquels sont confrontées les femmes, de façon à transformer plutôt qu’à figer les relations entre les sexes.
Ce que le mouvement féministe d’Europe centrale doit à son passé communiste
Notes
↑1 | Weronika Grzebalska est sociologue et présidente de l’Association polonaise d’études sur le genre. Ses travaux portent sur le militarisme, la sécurité nationale et les politiques de droite. Ancienne membre de la FEPS YAN, membre de la Clark University (États-Unis), iASK (Hongrie) et du programme Trajectories of Change de la ZEIT-Stiftung. |
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↑2 | Eszter Kováts est doctorante en sciences politiques à l’Université Lóránd Eötvös (ELTE) de Budapest. Elle travaille au bureau hongrois de la Friedrich-Ebert-Stiftung, où elle est responsable depuis 2012 du programme d’égalité des sexes de la fondation pour l’Europe du Centre-Est. |