Mardi, les rédacteurs du site d’information Alarm, Jan Bělíček et Pavel Šplíchal, réagissaient aux manifestations contre le premier ministre en démission, Andrej Babiš, qui se déroulent depuis plusieurs semaines. Les protestataires refusent sa participation au gouvernement, pointant du doigt les accusations de détournement de fonds qui pèsent contre lui et les soupçons de collaboration avec la police secrète communiste avant 1989.
Article publié le 10 avril sur le site A2larm.cz sous le titre Slušnost pro všechny. Traduite du tchèque par André Kapsas. |
Les slogans anti-Babiš du genre “StB” (NDLR: ancienne police politique communiste, avec laquelle le premier ministre en démission actuel, Andrej Babiš, aurait collaboré) ou “Nous voulons un gouvernement intègre” ont résonné hier à Prague et dans une dizaine d’autres villes.
Selon certains, les étudiants et autres citoyens qui prennent la rue depuis quelques semaines manifestent “contre les résultats des élections”. Les électeurs ont joué leur coup et maintenant il ne reste plus qu’à attendre que les politiciens décident. Une telle opinion ne veut pas nécessairement dire qu’on remet en question les droits de tout un chacun à manifester, mais on constate tout simplement que les manifestations n’ont pas grand sens en ce moment. Les manifestants eux-mêmes pensent tout autrement. Ils parlent même d’un ‘Printemps de Prague 2018’ ou bien d’une ‘Nouvelle Révolution de velours’, et il semblerait qu’ils se sentent assez d’énergie pour un changement politique après le succès contre la ‘matraque’ Ondráček (NDRL: député communiste qui avait été parmi les policiers matraquant les manifestants en 1989 et dont la nomination à la tête d’une commission parlementaire en charge de la supervision des services de sécurité avait provoqué une vague de protestations en mars, menant à sa démission) et l’arrivée du beau temps.
Dispute à propos du ‘gouvernement décent’
Les manifestants n’avaient qu’une requête. Ils voudraient un ‘gouvernement intègre’ et un ‘premier ministre intègre’. Qui ne voudrait donc pas d’intégrité en politique et qu’est-ce que cela veut dire concrètement? Même les pires racistes et xénophobes proclament être des “Tchèques intègres” (NDLR : ‘Tchèques intègres’ est une expression apparue dans les milieux racistes afin de contrer les accusations de xénophobie) et un groupe de Brno lié à la scène néo-nazie locale s’est même appelé “Gens intègres”. L’intégrité est donc réclamée un peu par tout le monde, même si on y met des choses assez différentes.
Si on suppose qu’il ne s’agit pas d’un ‘Nouveau novembre’ (NDLR: mois de la Révolution de velours de 1989), mais seulement d’un désaccord avec la nomination de Babiš comme premier ministre sans aucune autre demande, alors les manifestations ont un sens. Et pourtant il doit encore y avoir de l’espace pour l’intégrité. L’intégrité qui pourrait vouloir dire que nous pourrions bâtir un état où la justice ne poursuit pas sans relâche les petits délits alors qu’elle ferme les yeux sur les énormes scandales de corruption. Un état qui interviendrait par ses investissements pour améliorer la qualité de vie, même dans les villes dont les gens partent.
Un état où de petites dettes ne finissent pas par des saisies broyant des centaines de milliers de familles et où la mafia des huissiers ne donne pas qu’une fraction des montants récupérés pour des créanciers désespérés, parce qu’elle doit se remplir les poches avant tout. Un état où l’éducation et l’emploi de vos parents n’auront pas une influence décisive sur votre future réussite, comme c’est le cas aujourd’hui en Tchéquie. Dans une société intègre, il ne devrait pas être normal que votre couleur de peau vous exclue des écoles de qualité, vous empêche de trouver un logement de qualité et un emploi digne.
Une société intègre fera aussi attention à ce que l’état ne perde pas des centaines de milliards chaque année à cause de l’évasion fiscale, s’occupera de ses membres les plus faibles et aidera les plus vulnérables et ceux dans le besoin. S’il s’agit de cette intégrité que les manifestants demandent, alors ils ont notre soutien total. On parle souvent ces jours-ci du besoin de réconcilier une société divisée, mais les discours vagues sur la démocratie, sur l’orientation pro-occidentale et le rejet du communisme ne pourront jamais atteindre ce but. Ils ne font que réaffirmer les valeurs de groupes sociaux qui savent pourtant que même les pays occidentaux sont en crise et qu’aujourd’hui deux des plus puissantes armées de l’OTAN, dont les protestataires se réclament, sont sous les ordres de lunatiques incurables, Trump et Erdoğan. Mais si nous ne passons pas de ces valeurs abstraites aux problèmes concrets auxquels font face la Tchéquie et l’Europe, il sera difficile d’arriver à un discours commun.
Et pourquoi devrions-nous même tenter de trouver un discours commun ? Un exemple effrayant serait le scénario polonais ou hongrois. En effet, les manifestations d’hier (NDLR: lundi) n’ont eu lieu que deux jours (sic) après que Viktor Orbán se soit assuré une majorité constitutionnelle au parlement hongrois et que la seule forte opposition soit le parti d’extrême-droite Jobbik. Ensemble, ils ont obtenu près de 70% des voix malgré une haute participation électorale. Pourquoi se raconter des mensonges comme quoi la scène libérale et la société civile sont plus fortes chez nous que dans ces pays ? Nous pouvons encore empêcher cette tendance, mais nous devons nous y mettre immédiatement.
Comment se débarrasser de Babiš
Dans une entrevue à DVTV, l’organisateur de la manifestation, Mikuláš Minář, a expliqué son ‘tour de force’ anti-Babiš en déclarant que nous nous trouvons dans la même situation que si David Rath (ancien député social-démocrate emprisonné pour plusieurs affaires de corruption) devait devenir premier ministre. La comparaison est bancale avant tout parce qu’Andrej Babiš a été élu avec ses péchés et se dire que ses électeurs ne les connaissaient pas, ou bien que ceux-ci changeraient d’avis avec les manifestations, est bien naïf. Minář est ensuite dans la même entrevue allé jusqu’à mentionner le ‘gouvernement du parti unique’ qui est celui de Babiš en ce moment.
“La démocratie est une fleur fragile”, a averti Minář à la manifestation. Sur le podium, il n’y a pas eu beaucoup de discours, on a surtout scandé, et à nouveau on a entendu “Nous ne voulons pas de Babiš”. Manifester pour la démocratie en démocratie a pourtant des défauts, surtout quand les manifestants ne veulent pas du tout dépasser le cadre du système actuel et se contentent d’appels à l’intégrité galvaudés. En fait, ils manifestent pour ce qu’ils ont déjà. Pour eux, il est plus attirant de défendre la démocratie devant ceux qui la menacent, même si ceux-ci veulent le pouvoir par des voies légales. Mais c’est justement là que les demandes des ‘Millions de petits moments pour la démocratie’ (NDLR: nom du mouvement citoyen ayant organisé la manifestation) sont désespérément abstraites. Cependant, on ne peut pas dire que rien ne se passe dans la société et que les manifestations actuelles ne pourront pas prendre une forme plus intéressante dans un futur proche.
En supposant qu’il ne s’agit pas d’un ‘Nouveau novembre’ mais seulement de mécontentement envers la nomination de Babiš au poste de premier ministre, sans autres demandes, alors ces actions ont du sens. La pression sur Babiš augmente afin qu’il n’empêche pas la formation d’un nouveau gouvernement et son incapacité à former un gouvernement fonctionnel peut lui nuire même auprès de ses électeurs. Même le président pourrait bientôt pousser Babiš à céder le poste. Se débarrasser d’un puissant rival qui montre ces derniers temps qu’il ne veut pas être loyal à Zeman en tout et pour tout pourrait être utile au président. Le résultat serait un gouvernement sans Babiš (mais avec ANO) et celui-ci devrait rester dans l’ombre pour diriger à distance. La question reste cependant à quoi cela servirait, à part au maintien d’une intégrité formelle, et si c’est vraiment ce que les manifestants et autres requérants veulent.
Photo : Petr Zewlak Vrabec / Alarm.cz