Un collectif regroupant des étudiants issus de différentes universités de Budapest occupe la place du Parlement afin de protester contre les attaques du gouvernement hongrois contre la liberté académique. Reportage.
Article publié le 26 novembre 2018 dans Political Critique sous le titre « Orbán, keep your hands off our universities! ». Traduit de l’anglais par Ludovic Lepeltier-Kutasi. |
Budapest – Pendant une semaine, Kossuth Lajos tér se transforme en Szabad Egyetem – « Université libre » accueillant des cours, des conférences publiques, des performances et des discussions. L’occupation a débuté le 24 novembre, après la Marche pour la liberté académique et une semaine avant la date butoir du 1er décembre, jusqu’à laquelle le gouvernement hongrois doit parapher l’accord autorisant l’Université d’Europe centrale (CEU) à rester en Hongrie. En raison des modifications apportées à la loi hongroise sur l’enseignement supérieur, connue sous le nom de « Lex CEU », l’établissement n’est pas en mesure de fonctionner légalement en Hongrie en tant qu’institution libre accréditée par les États-Unis. Bien que la CEU remplit toutes les conditions définies par cette loi, le gouvernement bloque la signature de l’accord depuis plus d’un an. Comme le recteur Michael Ignatieff l’a annoncé en octobre, si l’université ne parvient pas à un accord avec le gouvernement, elle devra déplacer ses programmes accrédités par les États-Unis à Vienne l’année prochaine.
Les tentatives d’expulsion du CEU ne sont qu’une partie du contexte plus large des menaces contre la liberté et l’autonomie académiques. D’une part, les universités hongroises font face à des assauts politiques jamais vus en Europe, visant notamment à interdire les études de genre et à renforcer le contrôle de l’État sur l’Académie hongroise des sciences. D’autre part, le gouvernement de Viktor Orbán introduit des réformes néolibérales impitoyables, telles que la privatisation de l’Université Corvinus. « Depuis quand mesurons-nous les connaissances en termes d’argent ? », s’est ainsi interrogée Via Molnár, une étudiante de cet établissement, lors de la manifestation de samedi. Poursuivant : « Depuis que les étudiants sont devenus des produits et les entreprises les acheteurs, lesquels dictent désormais aux universités ce qu’elles doivent faire. Quel est le but de l’éducation ? Produire des droïdes à but lucratif ou des gens qui pensent? ».
« Je suis là car je soutiens la liberté académique en Hongrie »
« Les universités doivent être critiquées », a admis le philosophe et intellectuel Gáspár Miklós Tamás sur l’estrade de la place Kossuth, « mais pas par des interdictions, pas par la mise au ban de professeurs et d’étudiants, pas davantage par la censure ou par la délation ». « La cause de l’éducation n’est pas seulement la cause des professeurs et des étudiants », a-t-il ajouté, « c’est la cause de toute la communauté politique, qui ne peut être libre sans éducation gratuite ».
« Lorsque l’attaque contre la CEU a commencé en 2017, la société hongroise s’est solidarisée avec la communauté de la CEU. Il est maintenant temps que la communauté de la CEU se solidarise avec la société hongroise. »
Lors des manifestations de samedi, les intervenants de l’Académie hongroise des sciences, de la CEU, de l’Universite Lóránd Eötvös (ELTE) et de Corvinus ont tous insisté sur la nécessaire solidarité et l’alliance entre les gens et les institutions. Solidarité avec les étudiants et les universitaires, mais également avec les réfugiés et les travailleurs. Ce dernier point est particulièrement pertinent dans le contexte de la « loi sur le travail forcé » proposée par le Fidesz, qui permettrait aux employeurs de contrôler davantage les heures supplémentaires. « Vivre dans une bulle est pratique, mais des bulles éclatent. Au lieu de stratégies d’évitement individuelles, construisons des alliances et organisons-nous », a lancé Éva Bognár, employée de CEU. Imre Szijártó, étudiant et l’un des organisateurs de la manifestation, a évoqué le même problème : « Ce mouvement concerne beaucoup plus que la CEU ou même l’éducation. Notre lutte fait partie de la lutte pour l’âme de la Hongrie. » a rappelé M. Szijártó. « Lorsque l’attaque contre la CEU a commencé en 2017, la société hongroise s’est solidarisée avec la communauté de la CEU. Il est maintenant temps que la communauté de la CEU se solidarise avec la société hongroise. »
J’ai parlé à mes collègues participant à « Szabad Egyetem » pour connaître les raisons pour lesquelles ils se mobilisent.
Levente, étudiant en sciences politiques : « Ce que je vois, c’est que le gouvernement rend continuellement l’enseignement supérieur moins accessible et moins disponible. De la sorte, la situation des travailleurs et des étudiants est similaire : le gouvernement ne fait pas que privatiser et fermer des universités, mais par exemple, il double le nombre d’heures supplémentaires possibles. Leur politique profite au marché et aux grandes entreprises et non pas à la société. En occupant la place Kossuth et en construisant une « université libre », nous pouvons envoyer un message fort : nous méritons beaucoup plus. »
Miriam, étudiante en sociologie : « Je trouve vraiment préoccupant la façon dont le gouvernement utilise l’antisémitisme, l’anti-cosmopolitanisme et l’anti-intellectualisme pour accroître son pouvoir. Je suis heureuse que les étudiants de la CEU aient décidé de ne pas organiser leur fête de départ, mais de créer une coalition avec d’autres universités et organismes scientifiques concernés par les actions de l’exécutif. Il existe déjà une solidarité internationale avec les universités, mais je pense que le plus grand défi à présent est que les intellectuels et les travailleurs de Hongrie se défendent en s’entraidant. Parallèlement à ce que le gouvernement veut faire dans le monde universitaire, les travailleurs vont être affectés par la nouvelle législation du travail qui assouplit la répartition des horaires de travail. Cela pourrait nous rappeler en grande partie la France en 1968. Voyons ce qui se passera ensuite. »
En Hongrie, on dresse désormais des listes noires de chercheurs trop « libéraux »
Iveta, étudiante en histoire: « Je me joins à la manifestation et je vais occuper Kossuth tér, car j’estime que soutenir la liberté académique est le bon choix. Si nous n’atteignons pas la liberté académique, nous échouerons dans la liberté d’expression dans nos pays. Et puisque la liberté académique concerne chaque personne, je pense que tous les citoyens devraient se faire les portes-paroles des universités hongroises, pas seulement les étudiants et les membres du corps enseignant. Si nous cédons du terrain maintenant, alors nous capitulerons partout. »
Adrien, doctorant en études de genre : « Ce qui se passe en Hongrie concerne tout le monde en Europe et au-delà. Nous devons nous opposer à ce système qui tente d’imposer son idéologie nationaliste conservatrice à l’ensemble de la société par le biais du contrôle des médias, de vastes campagnes de propagande xénophobe et d’attaques contre l’éducation et la recherche. Je suis particulièrement préoccupé par la manière dont Orbán tente non seulement de se débarrasser des voix critiques dans les universités, telles que « l’interdiction » des études sur le genre dénonçant son autoritarisme patriarcal, mais également de transformer les universités en machines privées, juste bonnes à gagner de l’argent et reproduire l’élite. Je crains que les générations futures de Hongrois ne disposent pas de l’argent nécessaire pour poursuivre leurs études et n’auront pas la chance de suivre des cours remettant en cause l’ordre social existant. »
Endre, étudiant en sociologie : « Je suis en colère parce qu’une grande communauté intellectuelle, une université remplie de personnes inspirantes, est fermée pour des raisons politiques simples et crues. Je trouve cela inacceptable, mais je pense aussi que la mise à bas de la CEU n’est que la partie visible de l’iceberg. Viktor Orbán a réussi à mettre en place une machine monstrueuse au cours des huit dernières années : une classe politique arrogante soutenue par une « bourgeoisie nationale » loyale, soutenue par des stratèges politiques cyniques, et qui pense pouvoir faire tout ce qui est en son pouvoir pour une société hongroise fragmentée, divisée et fatiguée de protester. Nous ne voulons pas abandonner sans combattre et nous espérons que d’autres victimes de la politique du Fidesz se joindront à nous. Nous devons réaliser que nous sommes tous dans le même bateau. »
László Lovász : « J’ai peur que les chercheurs commencent à quitter la Hongrie »