Gaz naturel en mer Noire : pour l’Ukraine, ce n’est qu’une question de temps

Après les explorations en Roumanie et en Turquie, l’intérêt pour l’extraction du gaz en mer Noire est grandissant et ce, malgré les tensions qui règnent dans la région. La compagnie publique ukrainienne Naftogaz a annoncé qu’elle entamera elle aussi les explorations cette année. Deuxième volet d’une enquête entre la Roumanie, l’Ukraine et la Bulgarie.

Borys Babin ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire lorsqu’il aborde la question des futures explorations engagées par Naftogaz. Pour lui, la discussion sur la production de gaz naturel en mer Noire n’est pas toute neuve. L’avocat et ancien représentant présidentiel de l’Ukraine en Crimée lève les sourcils, un peu sceptique, lorsqu’il étale une carte sur la table dans un petit restaurant du centre touristique de la ville d’Odessa, nichée sur les côtes de la mer Noire. « Pour moi, les problèmes de sécurité sont les principaux problèmes », indique-t-il.

Avec un stylo, Babin dessine les zones contrôlées par la Russie depuis sept ans : de grandes parties de la mer d’Azov, la Crimée et les eaux autour de la péninsule. Odessa n’est qu’à 170 kilomètres à vol d’oiseau de la Crimée, montre l’expert. Entre les deux, des plates-formes flottantes de forage de gaz fonctionnent depuis des décennies dans les eaux peu profondes. Selon les médias locaux, elles sont maintenant également utilisées par la Russie à des fins militaires. « Certaines de ces plates-formes flottent plus près d’Odessa que de la Crimée. Personne, pas même les écologistes ou les pêcheurs, ne peut les approcher. Si vous ne restez pas à moins de 500 mètres, vous risquez d’être attaqué » ajoute Babin, qui ne peut plus retourner sur sa terre natale depuis l’annexion en 2014.

Vue sur le port d’Odessa, du haut de l’escalier du Potemkine. (Crédit photo : Marine Leduc & Daniela Prugger)

Quelle est donc la probabilité que l’Ukraine puisse réellement commencer à produire du gaz naturel ? Alors que les compagnies étrangères s’étaient retirées des explorations dans la zone économique de l’Ukraine à cause du conflit, l’ordre du jour s’est renversé. Le service national de géologie a récemment accordé à Naftogaz trente-sept permis de recherche du gaz naturel aux abords de la frontière roumaine et de la région d’Odessa pour les trente prochaines années, nous explique Olena Zerkal, conseillère de Naftogaz. Un projet qui, selon des experts comme Babin, va directement à l’encontre des intérêts de la Russie. « Il est possible que la Russie laisse la situation en mer Noire s’aggraver davantage, déclare Zerkal, qui était, jusqu’en 2019, vice-ministre des Affaires étrangères de l’Ukraine pour l’intégration européenne. Mais en même temps, nous ne pouvons pas manquer l’occasion d’explorer cette région. »

« L’Union européenne a changé sa politique en matière de gaz, de pétrole et d’autres combustibles fossiles. La fenêtre de temps pour explorer, attirer les investisseurs et produire est donc très courte. »

Une opportunité à saisir pour les entreprises

On ne sait pas encore exactement quelle est l’importance des quantités de gaz dans cette zone. Des estimations suggèrent que le plateau ukrainien contiendrait plus de deux milliards de mètres cubes de gaz. « Nous supposons que la mer Noire fournira suffisamment de ressources pour les 20 ou 30 prochaines années », estime Zerkal. Le groupe prévoit de démarrer l’exploration sismographique à l’été 2021, et la production de gaz pourrait alors commencer dans cinq à sept ans. Pour l’Ukraine, qui possède les plus grandes capacités de stockage de gaz d’Europe, mais qui est historiquement un importateur de gaz, l’indépendance dans le secteur de l’énergie est une priorité absolue et est avant tout une question de temps : « L’Union européenne a changé sa politique en matière de gaz, de pétrole et d’autres combustibles fossiles. La fenêtre de temps pour explorer, attirer les investisseurs et produire est donc très courte. Soit nous avons la chance de commencer maintenant, soit nous la raterons complètement. »

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Une des priorités pour l’Ukraine est donc de remplacer le gaz importé par du gaz produit localement, dans les terres, mais aussi dans la mer. Et si les conditions du marché le permettent, ajoute Olena Zerkal, le gaz pourrait également être exporté. En février, la compagnie Naftogaz a embarqué avec elle l’entreprise austro-roumaine OMV Petrom. Elles ont signé un mémorandum d’entente visant à explorer conjointement le gaz offshore. En Roumanie, OMV Petrom a déjà une longue expérience dans l’extraction et l’exploration en mer Noire. L’entreprise a repris des productions de gaz naturel dans les eaux peu profondes datant de l’époque communiste, ce qui garantit 10 % de la demande de gaz du pays. Elle a également un projet d’extraction dans les eaux profondes avec l’entreprise américaine ExxonMobil. Plus récemment, le groupe a également acquis des parts en Bulgarie et Géorgie dans des projets offshore en eaux profondes. « L’expérience d’OMV Petrom est donc très pertinente pour nous », affirme la conseillère de Naftogaz.

La mer Noire, point chaud énergétique et environnemental

L’ambassade d’Ukraine à Bucarest indique également que la présence de la marine russe en mer Noire est considérée comme un facteur de risque, ce qui peut affecter le démarrage des projets dans le périmètre ukrainien. « L’Ukraine cherche des moyens de minimiser ces risques, car la diversification de l’approvisionnement énergétique du pays est l’une des priorités stratégiques de Kiev » annonce le secrétaire de l’ambassade Petro Stoian. La mer Noire pourrait devenir une des régions clés dans le domaine de l’extraction d’énergie dans les prochaines années voire décennies, tout en étant accompagnée de nombreuses strates géopolitiques et de conflits militaires non résolus entre les pays de la région.

Sauf que ce n’est qu’un côté de la médaille. L’autre face concerne l’écosystème tout particulier de la mer Noire. « C’est un bassin fermé dans lequel coulent des rivières et fleuves qui traversent des dizaines de pays », explique le militant écologiste Vladislav Balynskyi, qui vit à Odessa. Ces rivières apportent déjà leur lot de déchets plastiques, de particules de plastique, de pesticides et de produits pharmaceutiques, entre autres. Lorsque des fuites d’hydrocarbures et de produits toxiques se produisent, la mer ne peut pas les évacuer. Dans un immeuble de bureaux situé à quelques centaines de mètres de la mer, l’homme de 47 ans ouvre l’une des nombreuses portes en bois et entre dans un bureau loué par un ami avocat. Par la fenêtre, on distingue une caserne militaire et un groupe de soldats, le long d’une rue animée. «Pour être honnête, Odessa n’est pas une ville très confortable pour vivre », glisse le biologiste. Mais la mer le retient ici. L’occasion pour lui d’exercer sa passion pour la nage et la plongée.

Sur le mur du bureau, il scotche une affiche du projet européen EMBLAS, dont il fait partie, qui travaille sur la protection de la mer Noire. Les sources de pollution sont illustrées sur le poster : « La mer Noire est assez profonde, mais la vie n’est possible que dans les 100 à 150 premiers mètres, explique Balynskyi. Et soyons réalistes : lorsque nous parlons de forage gazier en mer Noire, nous ne devons pas seulement penser au forage en lui-même. Il faut prendre en compte le transport du gaz et la construction d’une infrastructure pour cette activité. »

« Toute activité humaine et industrielle dans cette mer déjà fragile constitue donc une menace supplémentaire pour l’écosystème ».

Un écosystème hautement fragile

Dans une ville comme Odessa, les écologistes sont toujours considérés comme des fous, nous confie Balynskyi – et il avoue qu’il l’a aussi pensé parfois. Ce n’est qu’à la Révolution de Maïdan qu’il décide de changer les choses dans son pays et de sensibiliser ses compatriotes sur les questions écologiques. Avec son organisation environnementale, Zelenyy Lyst (Green Leaf), il veut surtout assurer la protection de la mer et des rivières. « On peut dire que dans notre pays, chaque fois que quelqu’un enfreint les normes et les lois écologiques, il y a certainement de la corruption derrière », prévient-il.

L’écologiste Vladislav Balynskyi devant son spot de plongée. (Crédit photo : Marine Leduc, Daniela Prugger)

Ces risques doivent être pris en compte si les entreprises de la région d’Odessa veulent démarrer de tels projets. À l’instar d’une étude de la commission de la pêche du Parlement européen, Balynskyi met également en garde contre les accidents côtiers qui peuvent survenir au cours de la production de pétrole et de gaz. Ils peuvent ainsi provoquer des effets néfastes importants sur le milieu marin et en particulier sur les industries de la pêche et de l’aquaculture : « Il faut savoir que dans les zones profondes de la mer Noire, il y a une forte concentration de sulfure d’hydrogène qui pousse l’oxygène hors de l’eau et rend la mer pratiquement inhabitable pour les plantes et les animaux. Toute activité humaine et industrielle dans cette mer déjà fragile constitue donc une menace supplémentaire pour l’écosystème ». Selon une étude de l’Université de Liège en 2016, la pénétration de l’oxygène dans la mer Noire décline tout au long de la seconde moitié du vingtième siècle, descendant dans certains endroits de 140 mètres en 1955 à 90 mètres en 2015. En cause, le réchauffement climatique et les engrais et déchets organiques issus de l’agriculture.

La Roumanie et l’Ukraine réconciliées

Sur la carte devant lui, Balynskyi dessine la réserve du delta du Danube. À cheval entre l’Ukraine et la Roumanie, elle est connue bien au-delà de la région pour sa biodiversité, par exemple pour la plus grande colonie de pélicans d’Europe. C’est aussi sous le Danube que passe le gazoduc international qui va d’un pays à l’autre, entre les villages d’Isaccea et d’Orlivka. D’ailleurs, alors qu’aucun point de passage n’existait entre les deux pays à travers le Danube depuis des années, une traversée par bac a été ouverte l’été 2020 entre ces deux villages pour les passagers et la marchandise internationale. Et le rapprochement entre les deux pays ne s’arrête pas là.

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À environ 50 kilomètres du Delta se trouve l’île des Serpents, l’une des zones où Naftogaz soupçonne de fortes réserves de gaz. Dans un décor digne des aventures de Tintin, ce caillou en pleine mer marque non seulement la frontière entre l’Ukraine et la Roumanie, mais aussi un point important pour les relations diplomatiques entre les deux pays. En effet, après l’effondrement de l’Union soviétique, l’île est tombée aux mains de l’Ukraine. Jusqu’en 2009, Bucarest et Kiev se sont battues pour l’île inhabitable – sauf pour quelques gardes-frontières – également à cause des soupçons de gisements de pétrole et de gaz dans son périmètre marin. La Cour internationale de justice de La Haye a finalement attribué l’île à l’Ukraine, et la Roumanie, devenue alors membre de l’OTAN, a obtenu le droit d’utiliser les réserves de gaz et de pétrole. Aujourd’hui, les deux pays se soutiennent mutuellement vis-à-vis de la menace russe.

« De nombreux observateurs politiques s’inquiètent aujourd’hui du sort de l’île aux Serpents », déclare l’expert en sécurité Borys Babin. En effet, les routes maritimes entre le Bosphore et les ports ukrainiens traversent un espace étroit entre l’île aux Serpents et le continent. « Si la Russie s’empare de l’île, l’accès de l’Ukraine aux autres pays de la mer Noire pourrait être bloqué », ajoute-t-il. C’est l’une des raisons pour lesquelles Naftogaz s’appuie sur la coopération avec des entreprises scandinaves et OMV Petrom. La conseillère Olena Zerkal espère que ces partenariats « apporteront plus de sécurité et que la Russie évitera de nouvelles provocations à la suite d’une telle coopération ».

La réalisation de cette enquête a été soutenue par une subvention de IJ4EU. L’Institut International de la Presse (IPI), le Centre Européen de Journalisme (EJC) et tout autre partenaire de la subvention IJ4EU n’est pas responsable du contenu publié et de toute utilisation faite de celui-ci.

Découvrez le premier volet de cette enquête publiée en trois parties.

Marine Leduc

Journaliste indépendante - Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, RFI, Télérama, Equal Times, entre autres.