Gaz naturel en mer Noire : le dilemme de la Roumanie pour sa transition énergétique

Alors que la Turquie annonce pendant l’été 2020 qu’elle a découvert un riche gisement de gaz naturel en mer Noire, la Roumanie a déjà entamé les explorations depuis plusieurs années et s’apprête à extraire du gaz d’ici la fin 2021. Des projets discutables pour des ONG locales et pour l’Union européenne, qui se dirige vers la fin des énergies fossiles. Première partie d’une enquête entre la Roumanie, l’Ukraine et la Bulgarie.

Qui se balade dans la région littorale de la Dobroudja roumaine ne peut être que saisi par le contraste. À première vue, on admire un des plus hauts lieux de la biodiversité d’Europe, avec le Delta du Danube au nord, et une faune et une flore particulières, favorisés par une intersection de climats, entre steppes russes et douceur méditerranéenne. Très rapidement, les interventions humaines nous rappellent que la Dobroudja est aussi un territoire convoité pour ses ressources énergétiques.

En prolongement de la ville de Constanța – plus grand port de la mer Noire – et sur le bord de mer, une des plus importantes raffineries d’Europe de l’Est crache ses fumées noires. Dans les terres ciselées par le vent, la région accueille les réacteurs nucléaires du pays, mais aussi le deuxième plus grand parc éolien d’Europe. Au début des années 2010, de fortes mobilisations dans la Dobroudja roumaine et bulgare ont empêché l’exploitation du gaz de schiste, dont les sols sont riches. Dans cette nouvelle décennie, c’est le gaz naturel trouvé au fin fond de la mer Noire qui attire les compagnies pétrolières et gazières. Et cette fois peu de protestations ont lieu. Car comment se sentir concerné par ce qui se passe à plusieurs centaines de mètres sous l’eau ?

Gaz et biodiversité, plages et gazoducs

Denis, lui, est un des seuls irréductibles qui s’oppose à ce type de projet. Le restaurateur de 54 ans et sa femme, originaires de Constanța, sont tombés amoureux de la plage sauvage de Vadu il y a une vingtaine d’années. Dans ce petit village situé à l’entrée de la zone protégée du delta, il a érigé de ses mains un restaurant de fruits de mer, tout de briques dorées. Derrière, une imposante usine de l’époque communiste est complètement abandonnée. Elle exploitait les métaux rares trouvés dans le sable du delta et a provoqué une pollution des terres. Trop chère à démanteler, elle trône comme une verrue au milieu de ce petit paradis.

Vadu redevient un hotspot industriel quand, à l’été 2020, des dizaines de camions passent chaque jour devant le restaurant, sans que le patron ait été prévenu. Les clients se plaignent du sable dans leurs plats, et la route d’asphalte est complètement détruite. « J’ai fait des demandes à la mairie, à la compagnie, mais elles n’ont pas été prises en considération » soupire Denis, tout en expirant la fumée de sa cigarette.

J’admets que j’ai vu des endroits où c’était fait plus proprement que ça.

Il nous emmène voir en voiture la construction du gazoduc qui va arriver de la mer Noire jusqu’à la station de traitement du gaz, également en construction et située à deux kilomètres de la plage. L’entreprise américaine Black Sea Oil & Gas espère commencer l’extraction du gisement du périmètre de Midia d’ici la fin de l’année. Le terrain de terre et de sable, qui fait partie de la zone économique de la Biosphère du Delta du Danube – c’est-à-dire une surface où il peut y avoir des activités humaines limitées – est complètement retourné par les passages de camions.

Denis, restaurateur basé à Vadu, fait partie des rares opposants au projet. Photo: Marine Leduc & Daniela Prugger

Même si la compagnie a obtenu les autorisations nécessaires et promet de tout remettre en place après les travaux, Denis, qui regarde avec résignation la terre défoncée, n’est pas rassuré. Pour lui, ce paysage qu’il apprécie tant a été clairement endommagé. Un travailleur sur place, qui réalise des tests en contrebas, nous indique que “le risque zéro n’existe pas dans ce type d’infrastructure, mais mon travail c’est d’assurer que tout va bien”. Il est étonné d’apprendre que le lieu est une aire protégée. En arrière-plan, une route est creusée dans la plage sauvage, avec des rubans en plastiques dispersés sur le sol. “J’admets que j’ai vu des endroits où c’était fait plus proprement que ça.

Pour eux, cela signifie avoir du gaz dans leur maison et une route de bitume neuve qui relierait Vadu à sa municipalité, Corbu. La compagnie n’a pas fait de telles promesses.

Quant aux habitants, pour la plupart vivant dans des conditions précaires, ils voient dans ce type de projet un moyen de moderniser leur village, et pour eux, cela signifie avoir du gaz dans leur maison et une route de bitume neuve, qui relierait Vadu à sa municipalité, Corbu. La compagnie n’a pas fait de telles promesses concrètes, en sachant que, d’après les experts interrogés, il est techniquement compliqué d’amener ce gaz venu de la mer Noire directement chez eux. De plus, la municipalité ne reçoit aucune redevance spéciale, sauf les impôts fonciers habituels. Pour ce projet européen, « la décision est prise au niveau gouvernemental, pas local », nous indique un élu de Corbu. Car le gaz extrait de la mer Noire fait en effet partie d’un plus gros projet, aux enjeux économiques et géopolitiques non négligeables.

La Roumanie, un territoire stratégique

Ces derniers mois, les yeux ont été rivés sur les conflits autour de Nord Stream 2 et de l’exploration turque en Méditerranée. Or, au même moment, la Turquie annonce avoir découvert son plus gros gisement de gaz naturel dans son périmètre de la mer Noire : 405 milliards de mètres cubes, soit dix fois la consommation annuelle du pays. Même s’il s’agit d’une annonce plus que d’une concrétisation, Erdoğan souhaite démarrer l’extraction d’ici 2023, ce qui pourrait réduire la dépendance du pays vis-à-vis de la Russie et de l’Azerbaïdjan, entre autres.

À l’ouest de l’Europe, peu de retentissement. « Il faut savoir que lorsque l’on parle de sécurité énergétique dans l’UE, et même s’il y a eu de nouveaux états membres comme la Roumanie, la Bulgarie et les pays baltes, ce sont la France et l’Allemagne qui définissent encore l’agenda politique. Et la région de la mer Noire n’a pas vraiment d’intérêt pour eux », explique Iulia-Sabina Joja, professeure roumaine à l’Université Georgetown (États-Unis) et spécialiste de la sécurité dans la région de la mer Noire pour le Middle East Institute. Pourtant, de là où elle nous parle, à Washington, les experts s’intéressent de près à cette zone et notamment à la Roumanie. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que la base roumaine de l’OTAN près du littoral est renforcée et que les États-Unis encouragent la création d’un couloir énergétique et militaire qui irait de la Pologne jusqu’en Roumanie, dans la cadre de l’initiative des Trois Mers.

Le gaz roumain, entre production locale et importation

Comme pour la Pologne, la Roumanie a entamé un processus de sortie progressive du charbon, qui représente 16 % des besoins énergétiques du pays en 2018. Elle a également une place unique en Europe, avec sa longue histoire de production de gaz et de pétrole – la première raffinerie de pétrole au monde a été créée en Roumanie en 1857 – ce qui fait que les trois quarts de son énergie primaire sont produits sur place. Il s’agit du deuxième état de l’UE le plus indépendant énergétiquement, après l’Estonie. Contrairement à ses voisins, elle ne dépend pas du gaz venu de Russie, grâce aux ressources produites localement (90% de sa consommation de gaz) en Transylvanie et dans les eaux peu profondes de la mer Noire, et peut se targuer d’être le deuxième producteur de gaz de l’UE depuis le Brexit.

Sauf que ces dernières années, le pays a commencé à importer de plus en plus de gaz. Face à la demande croissante et au désir d’agrandir son réseau gazier, Bucarest cherche à trouver d’autres sources. C’est là que le gaz naturel de la mer Noire entre en scène et devient une solution concrète grâce à la découverte d’un important gisement dans les eaux profondes du périmètre Neptune en 2012, estimé entre 60 et 80 milliards de mètres cubes. De plus, à partir de 2014 et de l’annexion de la Crimée, l’indépendance de l’Europe vis-à-vis de la Russie devient une priorité. La Roumanie bénéficie alors de fonds européens pour les projets d’intérêt commun (PIC) dont un gazoduc qui ira de la Bulgarie à l’Autriche en passant par la Hongrie (BRUA) et d’autres qui relieront BRUA et le reste du réseau au gaz venus de la mer Noire.

Construction d’une portion de la pipeline sur la plage sauvage de Vadu, qui reliera la plateforme d’extraction à la station de traitement du gaz. Photo : Marine Leduc & Daniela Prugger

La Roumanie se voit donc comme un territoire stratégique pour produire du gaz naturel, voire en exporter dans le reste de l’Europe. Si le gaz extrait par Black Sea Oil & Gas demeure une quantité relativement faible (1 milliard de mètres cubes par an), ce n’est pas le cas du plus gros projet, cette fois porté par la plus grande compagnie pétrolière et gazière au monde, l’américain ExxonMobil, et l’entreprise austro-roumaine OMV Petrom. Ces multinationales veulent extraire 12 milliards de m3 par an du périmètre Neptune, soit un peu plus de la consommation annuelle du pays (11 milliards de m3/an). Les terrains ont été achetés dans la petite commune de Tuzla, au sud de Constanța, et les permis ont été émis pour y implanter une station de mesure et de régulation du gaz. À ce jour, le projet est bloqué, en partie à cause de la loi « Offshore » de 2018, qui ferme le marché et ne favorise pas les investissements. Le nouveau gouvernement de Florin Cîtu, au pouvoir depuis décembre 2020, a annoncé que la loi serait modifiée cette année et que les extractions pourraient commencer d’ici trois ou quatre ans.

Une énergie fossile toujours en débat

Sauf qu’un nouvel obstacle apparaît, car l’Union européenne change de direction : alors que la sécurité et l’indépendance énergétique étaient privilégiées ces dernières années, c’est désormais la lutte contre les émissions carbone qui priment. Avec le pacte Vert pour l’Europe et le futur plan de relance et résilience, les énergies fossiles, dont le gaz naturel fait partie, sont mises au ban. La Banque européenne d’Investissement (BEI), qui a réalisé des prêts pour le projet de Black Sea Oil & Gas, a annoncé qu’elle ne financerait plus les nouveaux projets d’extraction du gaz naturel en 2021. L’annonce n’a pas encore été faite par la Banque européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) qui a également financé ces projets.

La discussion reste ouverte en Europe quant à la place du gaz naturel. Les pays comme la Pologne, la République tchèque et la Roumanie, le voient comme une « énergie de transition » pour passer des énergies polluantes aux énergies plus propres.

Pour autant, la discussion reste ouverte en Europe quant à la place du gaz naturel. Les pays comme la Pologne, la République tchèque et la Roumanie, le voient comme une « énergie de transition » pour passer des énergies polluantes aux énergies plus propres. Pour Otilia Nuţu, spécialiste du secteur de l’énergie au think tank Expert Forum, cela reste discutable : « Il faut qu’ils soient convaincants, car on doit réduire nos émissions carbone, mais ils veulent le remplacer par une énergie qui reste polluante. En même temps, nous allons toujours avoir besoin du gaz, parce que les énergies renouvelables demeurent intermittentes et nous devons trouver des ressources plus flexibles, et c’est le cas du gaz, qui peut être plus propre comme l’hydrogène ou le biogaz.» Sauf que pour ces pays, investir dans ce type de gaz coûte une fortune, ce qui se ressentira sur le prix imposé au consommateur.

Pour les ONG, pas assez d’investissements dans les énergies renouvelables

Au-delà du débat européen, les locaux et associations roumaines essaient tant bien que mal de lever la voix. Contrairement à Denis, qui se sent bien seul au nord du littoral, une poignée d’habitants et de propriétaires de Tuzla ont intenté un procès contre les autorités locales à cause de procédures non transparentes et irrégulières. Un rapport de Bankwatch, publié en 2019, dénonce d’ailleurs une « captation de l’État » par les compagnies énergétiques, qu’illustre loi de 2016, qui permet de faire passer les conduits de gaz méthane dans les parcs strictement protégés. Pour Laura Nazare, qui a rédigé ce rapport, cet investissement dans le gaz est un « risque financier, pour des projets qui sont limités dans le temps et qui ont un impact sur l’environnement. »

Alors que le gouvernement roumain est en train d’élaborer le budget de son plan national de relance et de résilience, des ONG comme Bankwatch, WWF et Greenpeace se sont positionnées contre le financement de projet d’extraction de gaz. « Il y a tellement de potentiel dans les énergies renouvelables, de l’éolien marin dans la mer Noire par exemple, ajoute Laura Nazare, mais il n’y a presque pas eu d’investissements ces dernières années, notamment dans la recherche. La transition, cela signifie avoir en tête de financer la recherche et le développement, de financer la numérisation et les écoles pour former des professionnels dans les nouveaux secteurs énergétiques. Il ne s’agit pas seulement de faire une transition en construisant 300 kilomètres de pipeline, sinon on reste dans le même schéma et rien ne change. » Rendez-vous à la deuxième moitié d’avril 2021, quand le budget sera approuvé, pour voir quelle sera la place du gaz naturel dans la stratégie énergétique de la Roumanie.

La réalisation de cette enquête a été soutenue par une subvention de IJ4EU. L’Institut International de la Presse (IPI), le Centre Européen de Journalisme (EJC) et tout autre partenaire de la subvention IJ4EU n’est pas responsable du contenu publié et de toute utilisation faite de celui-ci.

Photo d’illustration : la côte de la Mer Noire à Tuzla. Crédit : Marine Leduc & Daniela Prugger.

Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.