En Pologne, les jeunes ultra-patriotes tissent leur Toile

La trentaine à peine, une poignée de jeunes Polonais bousculent les médias traditionnels avec leur site d’information patriotique au « capital 100% polonais ». Aujourd’hui ils sont partout, inondant la Toile et les réseaux sociaux avec leur vision apocalyptique des migrants. Reportage dans les secrets de fabrication d’une télévision ultra-nationaliste.

Article co-publié avec Café Babel dans le cadre du projet « Borderline ».

Une caméra, un invité installé sur un sofa et une petite bibliothèque, remplissent le salon de Dariusz Matecki, en plein cœur de Varsovie, à deux pas du Parlement. Silence, on tourne, chez le rédacteur en chef de Prawicowny Internet – visage rond, fossettes et yeux bleus – qui reçoit Przemysław Holocher, éditeur de Magna Polonia, une revue papier « pro patrie » en partie financée par une opération de crowdfunding a sorti le costume pour l’occasion. Il défend depuis le canapé de Dariusz Matecki, la « Marche de l’indépendance » – manifestation emblématique de la droite polonaise nationaliste dont l’édition 2017 a rassemblé près de 60 000 personnes avec en tête de cortège cette bannière : « L’Europe blanche de nations frères ». Un événement qui a été largement critiqué, jusqu’au Parlement européen.

Avec la marche de l’Indépendance, la Pologne a brisé mon cœur

« On a entendu de la part des dirigeants européens que les nazis avaient défilé dans Varsovie. On accuse la Pologne d’antisémitisme alors que c’est elle qui a sauvé le plus de Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ! », s’emporte Przemysław Holocher, un des fondateurs de ladite marche. Et Dariusz Matecki de renchérir : « Le pire, c’est que cette narration anti polonaise vient de Pologne elle-même ! » accusant Donald Tusk, actuel président du Conseil européen, de trahir les intérêts de son propre pays.

Les Justes, la burka et « l’afflux de pédophiles »

Przemysław Holocher fait allusion aux « Justes parmi les Nations », la plus haute distinction honorifique délivrée par l’État d’Israël à des civils qui ont mis leur vie en danger pour sauver des Juifs. Tout en haut de la liste, on retrouve plus de 6 000 Polonais. Ce qui n’empêche pas des pogroms, comme à Jedwabne d’avoir eu lieu. Et n’enlève rien au fait que la marche de l’indépendance 2017 était dominée par l’extrême droite polonaise, même si le défilé a attiré le tout venant.

Quand ce n’est pas en live, grâce à une caméra qu’il transporte sur le terrain, c’est depuis son canapé que Dariusz Matecki, tourne ses émissions diffusées sur son canal Youtube : Prawicowy Internet (« Le côté droit d’internet »), qui cumule entre 260 et 550 000 visites par mois. Son site internet éponyme a véritablement démarré en 2015, à la veille des élections présidentielles puis parlementaires de l’automne 2015 qui ont porté le gouvernement conservateur de Droit et Justice (PiS) au pouvoir. Il ne cache pas avoir créé son « empire médiatique » « afin d’influencer les élections » pour faire échouer la PO (la Plateforme citoyenne – parti au pouvoir jusque 2015 et parti de M. Tusk, ndlr).

Depuis, Prawicowy se veut « un site pour toutes les formations de droite en Pologne, du PiS à la droite nationaliste ». On y parle volontiers de politique intérieure mais le cheval de bataille de Dariusz Matecki, ce sont les migrants « islamistes », souvent présentés comme des criminels et des terroristes en puissance.

« L’Islam est une doctrine politique qui piétine les droits de l’homme. Nous ne voulons pas de no go zones en Pologne, où les femmes se promènent en burkas, comme en France »

Parmi les articles qui ont le plus buzzé sur les réseaux sociaux polonais, en matière d’islam et d’immigration ces deux dernières années, on retrouve un article du bloggeur. Intitulé « Une jeune yéménite de 8 ans meurt après sa nuit de noce avec un homme de 40 ans. Voici l’islam en pratique ! » et fondé sur un fait a priori réel, rapporté par The Guardian, trois ans auparavant. Cette interprétation des faits par Dariusz Matecki sort en février 2016, au moment, où selon le commentaire de l’auteur « l’Union Européenne se retrouve confrontée au problème de l’afflux de pédophiles sur le territoire de l’Union. Les immigrés viennent de Syrie mais aussi d’autres pays du Moyen-Orient et d’Afrique du nord ».

« L’Islam est une doctrine politique qui piétine les droits de l’homme. Nous ne voulons pas de no go zones en Pologne, où les femmes se promènent en burkas, comme en France », déroule à domicile, ce « bloggeur patriote aux sentiments nationalistes » reprenant à bon compte l’existence de « no-go zones dans la banlieue parisienne ». Le concept, popularisée par Fox News, en 2015 suite aux attentats du Bataclan, a pourtant fait l’objet d’excuses ainsi que d’une plainte en justice déposée par la mairie de Paris.

«No-go-zones» en Europe : l’exécutif hongrois tourné en dérision

TV 100% polonaise

Aujourd’hui, à 29 ans, il n’y a plus de doute : ce juriste qui se considère comme un influenceur est devenu un vrai entrepreneur médiatique du web 2.0. Très à l’aise sur les réseaux sociaux, Dariusz Matecki possède et administre une cinquantaine de pages Facebook dont « Stop l’islamisation de l’Europe » cumulant plus de 61 000 fans. « J’achète des fans pages entières. Puis j’y partage les liens de mes vidéos. Comme ça j’ai plus de visiteurs », explique-t-il, smartphone à l’appui.

Il est aussi passé maître dans la maîtrise d’ad sense, cette application de Google qui permet de toucher des revenus publicitaires sur le web. De quoi lui assurer un confortable revenu mensuel de 3 000 Zlotys (environ 700 euros, soit l’équivalent d’un salaire polonais, ndlr) pour un million de vues. « C’est plus que ce que je gagne aujourd’hui dans mon cabinet d’avocat, sourit-il. En Pologne, on peut tout à fait vivre de ses publications en ligne à condition qu’elles soient lues ». Il faut aussi savoir jouer de ruses pour parer la « censure de Facebook » en matière de contenu offensant.

Le gouffre économique Est-Ouest, terreau du national-populisme en Europe centrale

Une précaution dont ne s’occupe plus Marcin Rola, « confrère » de Dariusz Matecki, qui opère dans un petit studio vert pomme, au sud de Varsovie. Ce trentenaire, à la tête d’une télévision en ligne : Wrealu24.tv rêve de la transformer en TV continue « au capital 100% polonais », qu’il voudrait financer par ses abonnés. Elle émet pour le moment plusieurs émissions journalières (en plus d’un site internet d’information général), cumulant 80 000 fidèles sur Youtube, et 313 000 visiteurs mensuels en juillet sur le site internet d’après Similar Web.

Au staff de 3 personnes – un petit groupe d’amis – est venue se greffer une secrétaire de rédaction. Marcin Rola, le présentateur phare, grand, mince, la boule à zéro et toujours en costume-cravate, a dû renoncer à une grande partie de ses revenus ad sense. En janvier dernier, YouTube a menacé de liquider le canal de Wrealu24, pour publication de vidéos au contenu offensant. YouTube affirme dans ses conditions d’utilisation que « trouver le bon équilibre peut être un exercice délicat, mais si l’objectif principal d’une vidéo est d’attaquer un groupe protégé, nous estimons que son contenu n’est pas acceptable ».

Résultat : les vidéos de Marcin Rola sont difficilement recevables. Mais l’équipe a déjà pensé la parade en déménageant leurs programmes sur un site ad hoc qui permet le streaming. Pour Marcin Rola, les coupables, ce sont Facebook et Youtube « ces portails de gauche qui exercent la censure » et auraient du mal à tolérer une télévision patriotique au franc parler. « Nous nous faisons tout simplement ce que les chaînes de télévision polonaises devraient faire : communiquer des informations honnêtes, d’intérêt pour le pays », poursuit le diplômé en journalisme. Exit donc l’objectivité, jugée inexistante dans les médias…

« La gauche est à l’origine de tous les totalitarismes »

Comme Prawicowy Internet, le lancement de Wrealu24 a coïncidé après l’arrivée du PiS au pouvoir en 2015. Mais si le média de Dariusz Matewski est accusé d’être pro PiS, celui de Marcin Rola semble un tantinet plus radical. Son fondateur ne cache pas son admiration pour Lech Kaczyński, Viktor Orbán ou encore Donald Trump. Sans surprise, Marcin Rola a lui aussi fait des migrants une thématique récurrente sur son plateau.

« La phase actuelle d’immigration musulmane n’est pas le fait du hasard. Le but c’est que les Européens perdent le concept de nation, d’honneur, de patrie. Macron qui est un communiste de premier ordre, a été élu par des musulmans : des muftis ont dit à leurs fidèles de le soutenir » croit savoir le présentateur, dont les propos évoquent la théorie du « grand remplacement » prônée par les extrêmes droites européennes. « C’est la gauche, à l’origine de tous les totalitarismes qui est le plus grand danger de l’Europe » avance encore « le journaliste indépendant ». Cette même « gauche », aurait infiltré l’ensemble des institutions européennes jusqu’à « Juncker ou Timmermans, qui désirent à tout prix un « homme européen » sans culture ni chrétienté ».

Si les revenus de sa télévision en ligne sont encore modestes, l’équipe s’accroche au projet. Ses donateurs, très réactifs, sur le chat en ligne, mettent volontiers la main au portefeuille. Les contributions mensuelles sont ainsi passées de 8 000 Zlotys de moyenne (2 000 euros) à 20 436 pour le mois de juillet dernier (5 100 euros) avec un pic exceptionnel pour le mois de janvier à 31 416 zlotys (7 800 euros), soit pendant l’épisode de turbulence avec Youtube.

Pour Tadeusz Kowalski, spécialiste des médias, l’importance des portails tels que Wrealu et Prawicowy Internet est cependant à relativiser. Ces derniers ont certes bien réussi à monopoliser les réseaux sociaux mais « ils sont surtout suivis par un petit cercle de convaincus». « Par des Polonais qui sont assez peu éduqués et n’ont pas d’expérience de vie à l’étranger » complète Jacek Dąbała, enseignant la communication et les médias à l’université de Lublin.

« Ces médias ont trouvé leur niche en jouant sur les émotions et la peur de l’Islam. Quand ils parlent de la réforme de la justice, ils ne sont pas aussi populaires », note le même expert. Mais tout de même, ces publications ont trouvé leur public en créant un sentiment de proximité, en ayant recours à la diaspora polonaise à l’étranger. Dąbała poursuit : « Ils se servent du témoignage des Polonais vivant en Suède, Allemagne, en France… qui se plaignent des femmes en burkas. Ainsi ils font passer leur expérience de vie à l’étranger pour un argument d’autorité. Eux sont sur place et « savent de quoi il en retourne » ». Une manière de donner du crédit aux idées populistes et aux jeunes Polonais patriotes de continuer leur percée sur la Toile.

En Europe centrale, les démons du passé

Hélène Bienvenu

Journaliste

Après avoir correspondu depuis Budapest de 2011 à 2018 pour de nombreux médias (dont La Croix et le New York Times), Hélène est retournée à ses premières amours centre-européennes, en Pologne. Elle correspond désormais, depuis Varsovie, pour Le Figaro et Mediapart, entre autres.