La réussite du PiS repose en grande partie sur le fait qu’il a été le premier à proposer de récolter les fruits de la « transition ». Mais il aura désormais en la personne de Trzaskowski un adversaire « qui a réussi à se dégager d’un stigmate qui l’assimilait à la « vieille » PO de Donald Tusk ». Entretien avec Frédéric Zalewski, Maître de conférences de science politique et membre de la Société française d’études polonaises (SFEP).
Andrzej Duda, candidat du parti nationaliste et conservateur Droit et Justice (PiS), a été réélu pour cinq ans. Il a battu Rafał Trzaskowski de la Coalition civique (KO) 51% contre 49%, lors du second tour des élections présidentielles, le 12 juillet. Le Courrier d’Europe centrale a interrogé Frédéric Zalewski, Maître de conférences de science politique et membre de la Société française d’études polonaises (SFEP). Propos recueillis par Gwendal Piégais.
Le Courrier d’Europe centrale : La Pologne B, celle des campagnes et des perdants du libéralisme, l’a emporté contre la Pologne A, celle des citadins libéraux. Comment peut-on nuancer ce constat manichéen ?
Frédéric Zalewski : On peut nuancer cette interprétation, en effet, d’autant que ce clivage est aussi une figure qui fonctionne comme « mot de passe » pour mettre en scène les oppositions politiques et les catégoriser. Ces élections ont aussi montré l’existence d’une « troisième Pologne » qui disparait souvent dans les commentaires, surtout en France. Cette Pologne est composée d’électeurs qui refusent le clivage entre le PiS et la PO et, par des voies très différentes, elle a été représentée au premier tour par Holownia ou Bosak, qui à eux deux totalisent près de 20% des voix. Les électeurs de Szymon Holownia se sont reportés massivement sur Trzaskowski, mais lui-même a construit sa campagne sur le dépassement de cette opposition qui date maintenant d’une quinzaine d’années. Juste avant le premier tour, quand il était interrogé sur ses éventuelles consignes de vote pour le second, il répétait que départager la PO et le PiS revenait à choisir entre le feu à sa maison et se casser le bras. Dans le cas de son électorat, comme dans de celui de Bosak, c’est la logique du moindre mal qui a prévalu au second tour, ce qui est invisibilisé par les sondages sur les reports de voix.
Dans la même logique, l’ancien dirigeant de la Ligue des familles polonaises, devenu proche de la PO, Roman Giertych, a fait remarquer que Holownia ou Radek Sikorski auraient gagné facilement contre Duda, parce que Trzaskowski prêtait le flanc aux attaques sur son agenda pro-LGBT à Varsovie. Quand on voit la virulence de la campagne sur ce sujet, il n’a sans doute pas complètement tort. Zbigniew Ziobro, qui représente l’aile droite du PiS, a dit que ces élections avaient opposé un candidat aux valeurs blanc-rouge – des couleurs du drapeau polonais – à un candidat aux valeurs « arc-en-ciel ».
On pourrait objecter que Duda et Trzaskowski monopolisent à eux deux l’essentiel des voix du premier tour. C’est vrai, mais puisque vous m’invitez à nuancer, je voudrais donc souligner que Trzaskowski a réussi à tourner la page de Donald Tusk, à propos duquel il répétait à chaque rencontre avec les électeurs qu’il avait quitté la politique polonaise. Le décollage de sa campagne a aussi correspondu à l’effondrement de celle du candidat agrarien Kosiniak-Kamisz et à la stagnation de celle de Holownia, qui tous deux mettaient en avant le dépassement du système « POPiS ».
Je veux dire par là que Trzaskowski a eu avec lui l’électorat traditionnel de la PO (près de 70% de ses électeurs sont des électeurs de Komorowski en 2015) mais qu’il a aussi réussi de se dégager d’un stigmate qui l’assimilait à la « vieille » PO de Donald Tusk. Je pense qu’il faut interpréter ses scores des premier et second tours, qui sont excellents pour une campagne aussi courte, faite sans programme ou presque, à la lumière de cette capacité à renouveler le leadership de la PO et les narrations qui sont accolées à ce parti.
Szymon Holownia s’est imposé comme le « troisième homme » de cette élection. Pensez-vous que son mouvement puisse s’implanter durablement et casser, ne serait-ce qu’un peu, l’opposition binaire entre PO et PiS, sachant qu’il n’y aura plus d’élections avant trois ans ?
Je pense qu’il aura beaucoup de mal, d’autant que des tentatives ont existé en ce sens, comme l’émergence du mouvement Kukiz’15 en 2015, qui s’est progressivement délité et s’est fait phagocyter par le parti agrarien PSL. La réussite de ce type de tentatives est évidemment indexée à la situation plus générale de l’offre politique, tout dépendra donc de ce que Trzaskowski parviendra à construire, ou pas, dans les mois qui viennent. La réussite de Holownia repose sur les émotions et l’effervescence d’une campagne présidentielle, qui désormais sont des élections qui personnalisent fortement les leaderships, mais ce sont des ingrédients très labiles qui peuvent se disperser plus facilement que des identifications partisanes ou idéologiques.
Par ailleurs, il me semble que le « vrai » troisième homme est Krzysztof Bosak, qui était d’ailleurs plus présent dans les médias entre les deux tours. Sa réussite montre la mue assez inédite de l’extrême droite identitaire polonaise, qui a réussi à efficacement combattre le stigmate de fascisme, et qui récolte les fruits d’un travail de professionnalisation qui s’est poursuivi depuis le début des années 2010. S’ajoutent à cela les qualités médiatiques assez redoutables de Bosak, qui manifeste des attributs personnels de modération (il est très calme, très bon débatteur, bon observateur du jeu politique, ce qui en fait un « bon client ») qui ne correspondent en rien au fond idéologique du label partisan qu’il représente.
« Un pôle nationaliste assez important peut se constituer, car les passerelles existent d’ores et déjà entre la Konfederacja et le PiS ».
La Konfederacja qui a décroché près de 7 % des voix est populaire surtout semble-t-il chez les jeunes hommes. Vous semble-elle constituer une menace démocratique ? Comment la voyez-vous évoluer ?
L’évolution s’est déjà en grande partie faite, comme je viens de le dire, et c’est ce qui explique ce score. Ce parti est issu de groupuscules néo-fascistes, pour partie, qui ont réussi à se construire une face publique acceptable et modérée. Mais il suffit de suivre de près les médias dits « nationaux », proches de la logique de « réinformation » de l’extrême droite identitaire en France, pour découvrir leur fond de radicalité (et ce virilisme, en effet). Ils ont par exemple contribué à maintenir à l’agenda la question des réparations pour les biens juifs, que la télévision publique TVP a opportunément ressorti en fin de campagne pour faire de Trzaskowski le candidat des Juifs et probablement aider Duda dans sa conquête des voix de la Konfederacja.
La menace qu’ils représentent renvoie à la vaste question des discours identitaires qui irriguent aujourd’hui les droites radicales et extrêmes, ainsi qu’aux reclassements qui ne manqueront pas de survenir lorsque Kaczynski va se retirer, ce qui va se produire tôt au tard. À cette occasion, un pôle nationaliste assez important peut se constituer, car les passerelles existent d’ores et déjà entre la Konfederacja et le PiS.
Pensez-vous que la PO, qui avait dénigré la politique redistributrice du PiS, a évolué sur ce point ou restera-t-elle enfermée dans un dogme néo-libéral ?
C’est l’enjeu des trois ans qui viennent. La réussite du PiS repose en grande partie sur le fait qu’il a été le premier parti à proposer de récolter les fruits du dynamisme de l’économie polonaise et des années difficiles du passage à l’économie de marché. La PO est en effet bloquée sur ce paradigme libéral dont les fondamentaux remontent aux années 1990 et consistent à reporter à plus tard toute forme de redistribution et à appeler les Polonais à s’adapter au marché, à l’Europe, à la mondialisation, etc.
Mais ces élections ont aussi montré que Trzaskowski avait compris l’importance des mesures sociales du PiS et il a répété qu’il ne souhaitait plus les remettre en question. C’est certes timide pour l’instant, mais des voix s’élèvent pour dire que l’opposition doit être capable d’offrir des perspectives aux groupes populaires et ne pas se contenter d’être une sorte de « non-PiS ».
« Relever la tête », c’était un des slogans du PiS pour son arrivée au pouvoir il y a cinq ans. A quel point ce discours patriotique imprime-t-il ? Que fait-il résonner chez les gens ?
Il est certain que ce discours a une certaine force, surtout dans le contexte de ces élections où la télévision publique est devenue un instrument de propagande éhontée dans les mains du PiS, comme l’a d’ailleurs relevé l’OSCE. Le problème est qu’on fait le tri entre les discours quand on les analyse, et dans la pratique les électeurs ne le font pas forcément : le discours dont vous parlez peut être mise en résonance avec le discours social, au sens où aurait été rétablie une certaine justice sociale pour les gens ordinaires, parce qu’on se tourne vers la Pologne de la province au lieu de se tourner vers Bruxelles. Évidemment, il faudrait de vraies enquêtes pour répondre avec finesse à cette question s’agissant de ces élections, mais le renouveau apporté par le PiS dans la droite polonaise repose sur un discours qui produit des appariements nouveaux entre le fait national, les enjeux de niveau de vie, le respect de la « décence commune » des groupes populaires, etc.
Par ailleurs, dans la réalité, le vote n’est pas toujours aussi idéologique. De nombreux électeurs ont pu voter pour Duda malgré ces excès nationalistes, parce que le PiS a mis en place ces programmes sociaux. Trzaskowski a eu le courage d’aller dans des petites bourgades déclassées où le PiS a fait de très bons scores au premier tour et il était assez fascinant de voir que les gens ne lui étaient pas nécessairement hostiles, mais préféraient le PiS de manière très pragmatique, parce que ce parti était le seul dont les mesures étaient perceptibles sur place. Ces scènes rejoignaient en grande partie les conclusions de l’enquête réalisée par le sociologue Maciej Gdula, qui allait bien au-delà de données de sondages, et qui montrait par des entretiens qualitatifs les modes de réception du PiS dans les villes moyennes.
Comment voyez-vous évoluer le pays ces prochaines années ? Peut-on assister à une fuite en avant du PiS ? On voit que l’opposition rassemblée derrière un homme est passé à un cheveu de l’emporter, mais cette formule peut-elle permettre une reconquête d’une partie de l’électorat PiS en lui proposant une véritable alternative ?
La question a agité les commentateurs politiques polonais depuis dimanche et naturellement il est assez difficile d’y répondre. Parmi ce qui ne change pas, il y a une donnée institutionnelle importante, qui est que le PiS n’a pas de majorité constitutionnelle, mais aussi que son score est comme vous le dites très serré. On se souvient que lors des législatives de 2019, Kaczynski avait récriminé et soutenu que le PiS aurait mérité de meilleurs résultats, ce qui montre qu’ils ont conscience de toucher une sorte de plafond de verre. Une attaque frontale contre les institutions étant impossible, le PiS devrait donc continuer à déployer sa stratégie d’hégémonie dans les médias, dans les institutions culturelles, dans la « politique historique », etc. Ce qui n’empêche en rien des attaques plus rampantes contre la justice ou les médias, avec les mêmes conflits qu’auparavant avec l’UE. Du côté de ce qui change, il y a le net vieillissement de l’électorat du PiS et la mobilisation électorale très forte et inédite des jeunes (qui ont légèrement plus voté que les plus 60 ans), chez qui le PiS est largement battu. Mais aussi le fait que Kaczynski lui-même va devoir quitter la scène un jour. C’est donc peut-être un sentiment d’urgence qui peut expliquer la radicalité et la virulence de la campagne du PiS, qui va devoir affronter une certaine usure lors des prochaines échéances.
Dans l’immédiat, ses représentants ont tenté de faire baisser la tension. Après les excès antisémites de la TVP, Jaroslaw Gowin, qui représente l’aile libérale-conservatrice du PiS, s’est déclaré philosémite. Lors de la soirée électorale, une scène surréaliste s’est produite lorsque la fille de Duda a pris la parole pour dire vouloir vivre dans un pays tolérant et où personne n’aurait peur. Le lendemain, Duda a approuvé les propos de sa fille et parlé de l’une de ses amies qui habite sur le même palier que « des messieurs très bien et bien élevés, qui disent bonjour ». Certains commentateurs ont mis ce revirement sur le compte de la nécessité d’affronter la récession économique consécutive à la crise sanitaire. Il est possible qu’un moindre dynamisme économique prive en effet le PiS de son meilleur allié objectif et lui interdise, notamment, sa « propagande du succès » qui consiste à marteler que le monde entier envie la Pologne pour ses réussites.