Tous les livres de l’homme de lettres polonais Andrzej Stasiuk – romans, nouvelles ou récits – voyagent à l’est. Son dernier récit traduit a pour titre L’Est. Un voyage dans l’espace et tout autant dans le temps.
Article publié initialement sur le blog de l’auteur, dans le club de Mediapart. |
L’Est est le titre du dernier livre traduit en français du prolixe écrivain polonais Andrzej Stasiuk. Ce titre pourrait être un jour celui de ses œuvres complètes et il aurait pu être le titre de la plupart de ses livres, tant cet auteur de l’est a toujours été à l’Est. Même quand les Polonais de sa génération (il est né en 1960) regardaient vers l’Ouest inaccessible puis accessible, lui regardait vers l’Est. Le jour où les frontières de son pays (comme celle de ses voisins de l’ex–bloc soviétique) se sont ouvertes, Stasiuk qui avait depuis longtemps quitté le Varsovie de sa jeunesse frondeuse (près de deux ans de prison pour insoumission) pour aller vivre en Galicie, dans un village des confins, s’est empressé, son premier passeport en poche, de franchir la frontière proche.
Odeurs d’est
Depuis il est reparti tant et plus, poussant de plus en plus à l’est, d’abord vers le sud-est (lire par exemple Sur la route de Babadag publié chez Christian Bourgois, ou Taksim chez Actes Sud) puis vers l’est de l’est (Russie, Chine, Asie centrale) comme il le fait dans L’Est en prenant le chemin des écoliers. Et en laissant vagabonder sa mémoire : les voyages de Stasiuk sont aussi des voyages dans le temps.
Stasiuk s’attarde d’abord en Pologne, sur les traces du communisme importé de Russie. Comme si, avant d’aborder le monstre, il fallait passer par un sas. La Pologne sous sa plume fait penser à cette petite pièce qui ouvre les datchas où l’on quitte les bottes crottées ou maculées de neige pour enfiler de vieilles savates avant d’entrer dans la grande pièce.
Les sas sont souvent plein d’odeurs et L’Est est un livre ourlé d’odeurs qui viennent souvent de loin. Ainsi, dès la première page, cette odeur des magasins du temps de la Pologne communiste devant lesquels s’allongeaient des queues bien avant l’ouverture. Une « odeur familière », celle « des friandises, de la cannelle, de la marmelade, du sucre vanillé, de la poitrine fumée, des bouteilles de bière vides, du tabac, de la sueur des gens dans la queue ». Et puis lui reviennent les effluves de l’enfance, tout ce temps passé auprès de ses grands-parents dans un village au bord du Bug déjà évoqués dans Fado (Christian Bourgois). « La sueur âcre du du cheval » tirant la charrette, « l’odeur de l’attelage » mêlant cuir du harnais, bois des ridelles, foin et blé. Les odeurs des animaux indissociables de celles des hommes, les uns vivants « à dix pas » des autres.
« Nous vivions dans son ombre »
C’est en partie pour retrouver, raviver ces odeurs d’antan qui sont comme « un abri contre le rouleau compresseur du futur » qu’il va aller loin vers l’est, non seulement dans ce qu' »est » l’est mais dans ce qu’il « était ». La guerre, l’arrivée des Allemands, l’arrivée des Russes puis du communisme. Tous ces récits familiaux qui l’ont bercé enfant. « Tout cela, je l’imagine pour le sauver de l’oubli. » Ou dit autrement : « Dans un camion Lublin, dans un camion Star, installé sur une banquette en bois, j’ai l’impression aujourd’hui encore, de me rappeler l’odeur des corps, des vêtements et des gaz d’échappement. Le tabac, la bière et l’essence. Il me suffit de voir les flots du Bug, pour remonter dans le temps. »
Comme dans tous ses livres où Stasiuk voyage, l’itinéraire de L’Est suit les méandres fantaisistes de la mémoire. « Est-ce que tout s’emmêle, au point de devenir inextricable ? » se demande-t-il. « Oui, c’est inextricable et c’est le secret sinon la magie de son écriture. » Le voici à Lublin pour voir les camps de Sobibor et Belzen « renifler le vent comme un chien ». Ses grands-parents habitaient un village non loin de Treblinka. Les morts rôdent au bord des routes comme des fantômes.
Il retarde le moment d’aller là-bas, au cœur du cyclone, à l’est de l’est, à Moscou. Cette ville lointaine, ce pays si proche, « c’était une bulle irréelle, pourtant nous vivions dans son ombre ». Autre écrivain polonais, Mariusz Wilk (même génération) a un rapport amoureux avec la Russie. Celui de Stasiuk est plus tortueux. Dans la famille de ce dernier, on n’en parlait jamais. « Pourtant la Russie était présente partout, à la radio, à la télévision en noir et blanc, dans la presse, dans l’air. » A la gare de l’Est de Varsovie, il voyait partir les trains pour Moscou.
Le noyau de la métaphore
Il s’y rendra en avion, emportant avec lui un livre talisman, Le Chantier, un des plus beaux livres de l’écrivain russe Andreï Platonov (traduit par Louis Martinez, éditions Robert Laffont) mais à l’aéroport de Moscou, il prend un autre avion pour Irkoutsk d’un côté du Baïkal puis, Oulan-Oudé de l’autre côté, puis Tchita. Il se retrouve un jour à Zabaïkalsk à 7000 kilomètres de Moscou où un homme venu de Pékin lui dit : « Ici, il n’y a que des ordures, de la saleté, du sable et du vent. »
Il ira encore plus loin. Belles pages sur les steppes de Mongolie. Il s’arrêtera à Murghab, à mi-distance de Khorog (au Pamir) et Och (au Kirghizstan) et à cent kilomètres de la frontière chinoise, village étape inoubliable pour tous les voyageurs qui s’y sont arrêtés, certains, à l’instar de Stasiuk étant venus là pour la beauté et le mystère de ce nom, Murghab.
« Je pense qu’il était inévitable, ce voyage. Je devais absolument y aller, car le fait de me confronter à l’utopie dans l’immensité de la steppe, sur fond d’une histoire figée, était pour moi d’un attrait irrésistible. Finalement la moitié de ma vie, j’avais entendu parler des hordes sauvages qui avaient envahi notre pays européen depuis les confins de l’Asie. C’est donc un voyage dans le noyau même de la métaphore. » Ce n’est pas son passé qui le rattrape ; c’est lui qui va à sa rencontre et le retrouve. Parlant à des vieilles femmes à Murghab, il lui semble parler à ses grands-mères. « Le foulard sur la tête, accroupies sur le pas de la porte, elles possèdent cette sagesse issue de la guerre, qui rendait leur sort acceptable, peut-être même heureux. Cette sagesse qui leur avait permis de vivre dans le monde truqué du communisme, sans rien laisser échapper de la vraie vie. »
Après la « source » qu’était la Russie, Stasiuk pousse jusqu’à la Chine pour voir « de [ses] propres yeux comment se transformait le communisme qui [l’] avait vu naître ». Son récit devient plus classique, plus plat, l’écart est peut-être trop grand.
Dans les dernières pages de L’Est, il revient sur ses terres, prend un autre train. Qui, encore une fois, l’éloigne de Varsovie. Il observe des constructions hautes qui annulent les anciens terrains vagues. « Elles se déploient pour finalement anéantir le passé. Mais cela m’est bien égal. Car le passé, je le vois de façon plus nette que le présent. Au fond, les choses ne prennent tout leur sens qu’une fois disparues. » C’est pourquoi Andrzej Stasiuk n’en finira jamais de voyager à l’est.