La veille d’un match Autriche-Hongrie, une vieille dame demande à ses petits enfants: « Mais contre qui jouent-ils donc ? ». L’anecdote est là pour nous rappeler le bon vieux temps de la double monarchie, alors que Vienne et Budapest étaient des villes sœurs.
Deux sœurs qui, aujourd’hui, sembleraient plutôt se tourner le dos, quand elles ne se boudent pas. Et pourtant, comme elles se complètent ! Bien différentes, certes : Vienne, la blonde sage et prude ; Budapest la brune effrontée et sauvageonne. Mais à croquer toutes deux à pleines dents pour notre plus grand plaisir.
Paradoxalement, c’est avant la chute du mur, dans les années quatre-vingts, que les deux semblèrent le plus proches alors que, les visas étant supprimés entre les deux pays, les familles hongroises se précipitaient en masse de l’autre côté de la frontière. Non tant, il est vrai, pour faire du tourisme que pour faire le plein de consommables « occidentaux » dans les grands magasins de la Mariahilferstraße. Une mode qui disparut très vite avec l’arrivée des grandes surfaces en Hongrie dans les années quatre-vingt dix.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Pour qui déambule dans les rues de Vienne, le contraste est flagrant. Certes, mais on ne peut s’empêcher de ressentir en même temps une forte parenté. Pour peu qu’il pratique l’allemand, le Budapestois s’y sentira chez soi.
Pour ce qui est des contrastes, l’exercice est facile. Il peut-être résumé par ma réaction – résident de Pest – et celle d’un ami français résidant à Vienne lorsque nous échangions nos domiciles le temps d’un week-end. Alors que je m’exclamais, à peine arrivé à Vienne « Enfin une ville soignée et propre ! », lui de répliquer en débarquant dans la capitale hongroise « Enfin une ville où l’on ne s’ennuie pas ! ». Et les deux avaient raison ! C’était il y a vingt ans et depuis, la situation a évolué, notamment à Pest, devenue plus propre. Mais le contraste demeure.
Première différence, et de taille : le Danube. Les Viennois ont beau chanter leur cher « schöne blaue Donau » (soit dit en passant, pas plus bleu que mes cheveux sont verts), celui-ci ne traverse pas la ville, il ne fait que l’effleurer sur son flanc, de plus, dans un site ingrat. Alors qu’à Budapest, le fleuve s’étale sur toute sa largeur, digne et majestueux au beau milieu de la ville. Et avec quel effet ! A l’image du fleuve, les monuments, bien que de styles proches, ne revêtent pas la même dimension. Comme si, encouragés par le Compromis de 1867, les bâtisseurs de la jeune capitale hongroise, libérés de tout complexe, s’étaient défoulés, voulant se montrer encore plus forts que leur vieille voisine en donnant dans le mégalo. Il suffit pour s’en convaincre de voir le Parlement ou, par exemple, le musée ethnographique qui lui fait face. Une exception, le Jugendstil viennois, sorte d’Art nouveau que l’on retrouve dans plusieurs immeubles ou bâtiments publics de Budapest, ces derniers avec une touche d’exotisme en plus, fort bien venue.
Au-delà des édifices publics, les immeubles d’habitation prennent eux-mêmes un autre dimension avec, côté Pest, leurs trois étages répartis sur au moins quatre mètres de plafond et ces impressionnants atlantes qui en gardent parfois l’entrée (mais on les retrouve aussi dans les palais viennois). Sans parler de cette foison de fresques, mosaïques et bas reliefs qui en ornent les façades. Bon, comparons ce qui est comparable. Tel le Paris d’Haussmann, la ville de Pest s’est édifiée en quelques décennies (1870-1910), alors que son aînée viennoise – telle que nous la voyons aujourd’hui – a pratiquement cent ans d’avance. Même remarque pour les artères qui sillonnent la ville de Pest, auxquelles seul le Ring peut être comparé. (Envers de la médaille: ces façades noires, quasiment en ruine qui déparent certaines rues de Budapest, faute de moyens de la part de leurs occupants pour les entretenir.)
En bref, Budapest donne une impression d’espace face à une ville de Vienne un peu recroquevillée sur elle-même (du moins pour le centre). Avec en prime, face au sage classicisme viennois, ce côté un peu « porte de l’Orient » que lui confère l’exubérance de certains de ses édifices.
Mais pour le reste : comme nous aimerions voir à Budapest ces beaux jardins à la française avec leurs parterres fleuris, leurs fontaines, leurs haies taillées, leurs kiosques et leurs statues qui rappellent un peu nos Tuileries. Et puis, cette patine ! A commencer par la Hofburg et sa coupole qui domine la Michaelerplatz face à l’église du même nom. Mais là encore, ne comparons que ce qui est comparable et ne cherchons pas à transposer. Comment rivaliser avec celle qui fut si longtemps la capitale du plus grand empire d’Europe, inspira artistes, peintres, architectes et attira les plus grands compositeurs ? Alors que, occupée 160 ans durant par les Turcs, Budapest ne devint vraiment elle-même que sur la fin du XIXème siècle.
Au-delà du paysage urbain, c’est probablement dans l’atmosphère que le contraste se fait le mieux sentir. Face à un public viennois (rue, salons de thé, magasins) fort avenant et courtois, mais un tantinet conservateur, à la limite presque un peu vieux jeu, l’animation des rues de Budapest, avec leur foule peut-être moins distinguée, plus mélangée, mais plus vivante, donnerait presque le vertige.
De Vienne et Budapest, ce sont tout compte fait les deux qui sont à prendre ensemble, car se complétant admirablement. A rester trop longtemps auprès de l’une, l’autre finirait par nous manquer. Et c’est tant mieux. Après tout, qui nous interdit d’en aimer deux à la fois? D’autant que la distance (250 km) en rend l’accès facile. Un seul regret: que les trains – soi disant rapides – mettent encore tant de temps (3 heures) pour relier ces deux joyaux.