Alors que le Bélarus sert de base arrière à l’armée du Kremlin, et que la répression atteint des niveaux records, quelles perspectives peut-on discerner ? Et quid de l’espoir, au sein de la dissidence ? Des experts livrent leurs analyses.
(Varsovie, correspondance) – Qu’ils semblent loin, ces temps de liesse, aux quatre coins du Bélarus, où déloger le despote de Minsk semblait à portée de main ! Durant l’été 2020, des semaines durant, drapés du blanc-rouge-blanc, des centaines de milliers défilaient pour réclamer des élections libres. Le scrutin truqué du 9 août de cette année-là, créditant Alexandre Loukachenko d’un score mirobolant de 80 % des voix, avait provoqué un ras-le-bol aussi saisissant qu’inattendu. Des usines étatiques — jusque-là bastions indéfectibles du régime — à la jeunesse branchée, la révolte s’unissait dans un idéalisme à toute épreuve.
« Les événements de 2020 ont été une révolution naturelle qui a été la résultante d’une urbanisation et numérisation rapide pendant des dizaines d’années, en plus du contexte autour du Covid », alors que le régime ayant laissé pour compte les Bélarussiens face au virus, analyse Henadz Korchounaŭ, sociologue pour le Centre des idées nouvelles, un groupe de réflexion indépendant en exil. Or, si au printemps 2020, lors de la campagne présidentielle, l’effervescence naissait, « aucun expert ne s’attendaient à un tel pronostic. Il y a eu un sentiment d’unité national, un éveil qui était fantastique. »
Répression massive
Trois ans plus tard, le fol espoir des débuts n’est plus. La répression, implacable et tous azimuts, va crescendo depuis. Les médias indépendants et les ONG ont été liquidés, la société civile, décapitée. Chaque jour, chaque mois, surviennent de nouvelles rafles. Le Centre bélarussien des droits de l’homme Viasna, lui-même forcé à l’exil, recense 1 488 prisonniers politiques, souvent dans des conditions lamentables. Mais ce nombre pourrait s’avérer beaucoup plus élevé, alors que certains détenus y laissent leur vie, faute d’assistance médicale, comme l’artiste-peintre Aless Pouchkine, mort dans une prison de Hrodna, en juillet.
Le climat de terreur s’abat même sur les gens ayant joué un moindre rôle lors de la contestation. « Tout le monde, inconsciemment, s’attend à ce qu’on vienne toquer à sa porte pour l’arrêter », confie Lioudmila, une Bélarussienne toujours au pays, par l’entremise d’une messagerie cryptée, dont le prénom a été modifié. « La publication d’un commentaire sur Internet est passible de prison, la répression a atteint un niveau de folie totale », poursuit la jeune femme, guère optimiste : « Le plus triste dans tout cela, c’est que nous avons perdu espoir… Ni Sviatlana Tsikhanoŭskaïa ni l’Union européenne n’inspirent désormais de perspectives positives. Si un appel à manifester était décrété de nouveau, sans leader et véritable plan, tout s’effondrerait à nouveau. Et si la guerre ne se termine pas en faveur de l’Ukraine, rien de bon ne nous attend non plus. »
Optimisme limité
Car l’horizon se noircit. Jusqu’à 500 000 Bélarussiens pourraient avoir fui leur pays, devenu le vassal du Kremlin comme jamais et servant de base arrière à l’armée de Vladimir Poutine depuis son invasion. Sans parler des mercenaires du groupe Wagner qui s’y sont installés, dans la foulée de leur mutinerie avortée, fin juin. La russification du pays souhaitée par Moscou tourne à plein régime, sous la faveur de Loukachenko, et l’arme nucléaire s’y déploie. Pendant ce temps, après trois ans de lutte, les dissensions internes commencent à poindre au sein de l’opposition en exil dirigée par Sviatlana Tsikhanoŭskaïa, la fragilisant. La désillusion, à force d’attendre, gagne du terrain au sein de la dissidence ; certains songent déjà à refaire leur vie à l’étranger pour toujours.
Lire notre Entretien avec Ronan Hervouet : « Le soulèvement de 2020 au Bélarus ne peut être anéanti dans les mémoires » et notre Entretien avec l’écrivain bélarusse Sacha Filipenko : « Au Bélarus, nous avons vécu trente ans de dictature que nous espérions démonter en deux mois ».
« Si on parle de perspective à court terme, il n’y pas de place pour optimisme. L’avenir du Bélarus est lié à celui de l’Ukraine », tranche Pavel Ousaŭ, directeur du Centre d’analyses et de prévisions politiques, basé à Varsovie. « La manière dont la guerre se soldera influencera beaucoup le destin du Bélarus. Le scénario d’une entente de paix négociée sera funeste à la fois pour l’Ukraine et le Bélarus, et c’est la Russie qui en tiendrait le haut du pavé. En dépit d’éventuelles garanties occidentales en matière de sécurité, cela n’empêchera pas non plus l’Ukraine de sombrer dans un nouveau conflit à l’avenir. Au Bélarus, la domination russe, politique comme militaire, sera préservée. Et le processus de russification sera renforcé, à la faveur de Loukachenko », détaille le politiste bélarussien en exil. Or, poursuit-il, dans un deuxième scénario, « si l’Ukraine parvient à libérer tous territoires d’avant 1991, mais le pouvoir de Poutine, en revanche, réussit à maintenir une certaine stabilité, toutes ses ressources seront concentrées sur le Bélarus, afin de compenser la ‘‘perte’’ de l’Ukraine. Le Bélarus deviendra un un prix de consolation géopolitique. Ainsi, la seule voie possible, pour un Bélarus démocratique, c’est une chute du régime russe. »
Aussi bien dire que l’impasse pourrait durer longtemps encore. Pavel Usov poursuit : « Si la crise actuelle se poursuit encore sur dix ans, la russification continuera, tout comme l’exode de cerveaux déjà engagé, et le système d’éducation se dégradera encore et encore. Les départs risqueront d’être compensés par l’arrivée massive de Russes, comme c’est arrivé dans le cas de la Crimée. La perspective d’une intégration politique avec le Kremlin sera aussi plus nette. Le Bélarus pourrait faire partie entièrement du système financier, économique et même politique de la Russie. Dix ans, c’est long ; beaucoup décideront de ne pas forcément rentrer. »
Une pièce de théâtre à Vilnius pour parler de la répression au Bélarus
Radicalisation des consciences
Alors quid de l’espoir, au sein de la dissidence ? Il ne s’est pas pour autant éteint chez nombre d’entre eux, dont beaucoup en exil ont l’intime conviction, un jour, qu’ils rentreront au pays. « L’année dernière, nous avons fait une enquête à l’occasion du deuxième anniversaire de la révolte. Je pensais que le niveau de déception serait plus élevé, mais beaucoup au sein du noyau contestataire gardent espoir, et estiment que 2020 n’a pas été forcément un échec sur toute la ligne », enseigne le sociologue Henadz Korchounaŭ.
Une formule revient souvent, au détour de conversations avec certains dissidents exilés : « On a compris que faire la révolution avec des fleurs, ça ne marche pas ». Le signe d’une radicalisation des consciences « évidente », pour Pavel Ousaŭ. « En 2020, les formes de protestations radicales ont été critiquées, vues comme des provocations. C’était une erreur sérieuse, naïve. Il y a désormais, chez beaucoup, une certaine volonté de revanche face à un régime qui a jeté des citoyens dans des conditions pénitentiaires inhumaines, qui laisse mourir des prisonniers politiques en prison. Tout cela crée un goût de revanche au sein de la population, et crée des attentes élevées en matière de justice. Aussi, ceux chez qui ont été victimes de la répression éprouvent le désir d’intensifier les sanctions contre le pays, en dépit du fait que la population pourrait en subir les contrecoups. »
Dans un pays qui a verrouillé les libertés de la presse et académique, difficile toutefois de dresser un portrait sociologique de cette radicalisation, trois ans plus tard. « C’est une question sensible, mais selon certaines études réalisées, il y a une idée qui grandi selon laquelle si une fenêtre de possibilité s’ouvrait à nouveau, beaucoup useraient d’autres méthodes de lutte, peut-être plus agressives », admet Henadz Korchounaŭ. « Il est aussi difficile de prévoir si les Bélarussiens prendront les armes, ou non, le moment venu. Car ceux restés au pays vivent sous une sorte d’occupation intérieure. Comment réagiront-ils, si une occasion de protester à nouveau se présente ? » Et Pavel Ousaŭ de conclure : « Les gens n’ont pas d’armes pour se battre, face à un régime brutal. Et puis, il y a aussi une radicalisation des individus dans ses structures, prêts à battre, tuer, torturer pour maintenir le système. »