Anna C. Zielinska, Université de Lorraine
Le nationalisme toxique des nations fragiles est un phénomène encore exacerbé par la supériorité avec laquelle les États-nations le contemplent. Mais comment dialoguer sur ce sujet avec leurs représentants officiels quand la moindre remarque est interprétée comme une tentative d’ingérence ? C’est dans ce contexte tendu que l’Europe occidentale (en particulier la France et l’Allemagne) essaie de parler avec la Pologne.
Cette difficulté à se défaire de l’histoire s’intensifie en Pologne depuis 2015, année de l’arrivée au pouvoir du parti Droit et Justice (PiS) et du début de la politisation de l’Institut de la Mémoire nationale.
Le dialogue international a été rendu encore plus amer quand, il y a deux ou trois ans, la Pologne a commencé à vouloir réécrire l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de ses relations avec les Polonais juifs. Elle a été rejointe dans cet effort par la Russie ; les deux pays élaborent de façon stratégique deux récits inexacts et contradictoires, mettant en œuvre chacun sa propre politique historique avec, dans les deux cas, la volonté d’écarter toute culpabilité.
La recherche de l’innocence
La politique historique peut être définie comme un effort coordonné des institutions nationales visant à établir un récit unique sur l’histoire du pays. L’objectif n’est pas seulement de présenter le passé d’une façon spécifique, mais aussi d’influencer l’avenir, comme l’a observé l’historien allemand Peter Steinbach.
Aujourd’hui, la Pologne n’oublie ni ses 123 ans d’absence sur la carte du monde (1795-1919), ni les quelques décennies où, après avoir été du côté de ceux qui ont gagné la guerre, elle s’est retrouvée semi-occupée par les libérateurs soviétiques (1945-1989). Le pays est massivement atteint par un syndrome post-traumatique (ou par une blessure morale), et n’est pas de ce fait à la hauteur des espoirs qu’il a fait lui-même naître avec le mouvement de Solidarność dans les années 1980.
C’est ainsi qu’après la victoire du camp conservateur en 2015, une loi a été adoptée pour affirmer que le peuple polonais (naród) ne peut pas être tenu responsable de la Shoah et que toute personne susceptible de remettre cette innocence en question est passible de trois ans de prison. Suite aux protestations au niveau national et international, la clause criminelle de la loi a été supprimée, mais l’idée est restée : le peuple polonais se définit par son innocence.
Ajoutons que la loi a été votée à une date doublement problématique : la veille du 73e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz, et quelques semaines avant l’ouverture d’une exposition très attendue dans le musée politiquement le plus sensible en Pologne : le Polin, le musée de l’histoire des Juifs de Pologne.
Cette exposition était consacrée au dernier exode des Juifs polonais, des suites de la campagne antisémite (officiellement « antisioniste ») orchestrée par l’État à partir de mars 1968. Elle commémorait les cinquante années passées depuis cette suite d’événements et, bien que conçue par deux jeunes curatrices, elle fut surtout associée au nom de Dariusz Stola, le directeur du Polin, auteur d’une thèse de doctorat consacrée à ce moment de l’histoire polonaise. Le propos de l’exposition était clair : voici un moment de l’histoire polonaise où c’est le gouvernement lui-même, et non pas les nazis, qui a demandé aux Polonais juifs de quitter le territoire (et environ 15 000 l’ont fait de façon contrainte). Elle ajoutait, à sa dernière étape : attention, certains discours publics des femmes et des hommes politiques polonais sont aujourd’hui étrangement proches de ce qui se disait alors.
Cette idée n’était pas admissible pour un gouvernement dont l’une des ministres de l’Éducation a estimé en 2016 que la responsabilité du massacre de Jedwabne, l’un des moments clés où les Polonais se sont rendus coupables de complicité active à la Shoah, était une question ouverte. Ce gouvernement ne supporte pas la critique de sa version de l’histoire, et Dariusz Stola vient d’en faire les frais.
Directeur du Musée Polin de 2014 à 2019, son mandat devait être prolongé automatiquement en février 2019. Il ne l’a pas été suite à l’opposition du ministre de la Culture. Après un an de tergiversations, Stola a jeté l’éponge, sacrifiant sa position personnelle pour le bon fonctionnement de l’institution. Celle-ci a été sauvée car il a été remplacé, conformément aux souhaits des institutions qui veillent sur le Musée, par son directeur adjoint.
C’est donc l’innocence qui est recherchée, l’innocence d’un enfant qui n’a pas la maturité de se construire avec ses défauts. Ce complexe fondateur de l’identité polonaise moderne, mis en évidence par la publication du livre de J. T. Gross sur le crime de Jedwabne en 2000, est là depuis au moins deux siècles. La nation qui s’est bâtie sur le socle d’une martyrologie presque christique perd jusqu’à son identité si elle commence à se voir aussi comme agresseur.
L’élection présidentielle de 2020
C’est dans ce contexte, encore alourdi par la controverse mémorielle avec une Russie qui n’hésite pas à réécrire l’histoire du pacte Molotov-Ribbentrop et à attribuer à Varsovie un rôle déterminant dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, que la Pologne s’est préparée à l’élection présidentielle prévue les 10 et 24 mai mai 2020, mais qui n’aura finalement pas lieu à ces dates. Les pouvoirs publics ont longuement insisté sur la nécessité d’organiser le scrutin en dépit de la pandémie et du bilan sinistre des élections municipales en France.
Le maintien de l’élection dans la situation de crise sanitaire actuelle paraissait incompréhensible pour beaucoup. De nombreuses personnalités se sont exprimées en faveur du report, et la principale candidate d’opposition, la centriste Małgorzata Kidawa-Błońska, a annoncé la suspension de sa campagne mi-avril.
Selon Jarosław Kaczyński, le chef du PiS et véritable homme fort du pays, les élections devaient être maintenues pour des raisons constitutionnelles, et ceux qui souhaitent le report n’étaient pas motivés par des raisons sanitaires mais par l’espoir d’obtenir de meilleurs résultats si le scrutin est repoussé : la crise rendra alors les bons résultats du gouvernement actuel moins visibles.
Le président actuel Andrzej Duda, membre du parti au pouvoir PiS, est selon certains sondages susceptible d’être élu dès le premier tour (même si le taux de participation prévu est de quelque 20 %). Dans le contexte de la pandémie, les élections devaient se faire par correspondance. Le 5 mai dans la soirée, le Sénat a toutefois rejeté cette proposition acceptée auparavant par la Chambre basse. Le 7 mai, la Chambre basse a annulé ce veto du Sénat.
Initialement, le parti au pouvoir semblait avoir partie gagnée. Les documents nécessaires ont notamment été imprimés – et, de fait, le veto du Sénat a été rejeté. Toutefois, une déclaration-surprise publiée dans la soirée du 6 mai a tout changé. Cosignée par deux politiciens qui, pour diriger des partis politiques, n’en sont pas moins aux yeux de la loi deux « simples députés », Jarosław Kaczyński et Jarosław Gowin, allié-ennemi de longue date du PiS et ancien ministre, qui militait jusqu’à présent en faveur d’un report des élections à une date beaucoup plus lointaine, elle crée une alliance autour du vote par correspondance mais à une autre date, probablement en juillet ou en août 2020. Le fondement juridique de la proposition Kaczynski-Gowin est pour le moins surprenant. Ils décident de ne pas annuler les élections, mais… de ne pas les organiser. Et du fait de la non-tenue des élections, la Cour suprême en annulera la validité et de nouvelles élections pourront être alors annoncées. Kaczyński gagne du côté du vote par correspondance, Gowin gagne aussi puisqu’il parvient à déplacer la date du scrutin, mais les deux perdent en cohérence.
Cette décision semble salutaire au vu de la longue obstination de Kaczyński pour maintenir la date du 10 mai, mais elle est vécue par les membres de ce même parti comme une gueule de bois gigantesque. Face à ces revirements arbitraires des chefs de partis, il est difficile de s’offusquer du fait que, selon New Freedom House Index, la Pologne n’est plus considérée comme une démocratie complète.
Les promesses électorales du président Duda – dont la victoire ne fait aucun doute, ce qui décourage les électeurs de l’opposition de prendre des risques pour aller voter – ont pris un tour social dans ce nouveau contexte, et contiennent des éléments issus d’un dialogue instauré avec les syndicats. Mais en janvier 2020, lors des commémorations de la libération du camp d’Auschwitz, il insistait encore sur le fait qu’aucun autre peuple n’a autant souffert de la Seconde Guerre mondiale que le peuple polonais. Rappeler que la Pologne est avant tout une victime permet aussi à Andrzej Duda de faire passer un message important, celui de son opposition symbolique à la loi américaine 477, destinée à soutenir « la restitution de biens juifs tombés en déshérence après la Shoah ». L’incapacité de sortir de la concurrence des mémoires n’est pas une incompréhension de l’histoire, mais bel et bien un élément du jeu politique.
La guerre des histoires
Le sentiment de fragilité de la Pologne peut rendre ses élites et une partie de son opinion publique aveugles et arrogantes tant à l’égard des voix d’opposition à l’intérieur que face aux critiques extérieures – des critiques qui renforcent leur sentiment que le monde leur est hostile.
Cette attitude n’est toutefois pas inamovible. Il doit être possible de dépasser cette étape. C’est bien pour cette raison qu’il est nécessaire de contester chaque réappropriation de l’histoire et chaque tentative d’en faire un usage propagandiste, pour défendre la justesse historique et l’indépendance des institutions chargées de travailler sur ces questions ô combien sensibles.
Anna C. Zielinska, MCF en philosophie morale, philosophie politique et philosophie du droit, Université de Lorraine
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.