Dans cette tribune libre, l’écrivaine franco-tchèque Lenka Horňáková-Civade estime que, cachée derrière l’euphorie de la « fin de l’histoire », la guerre qui vient de réapparaître en Ukraine « se poursuivait, silencieuse, en sourdine, impensable ».
La guerre, c’était pour les autres, au-delà de nos frontières. Ailleurs. Pourtant, on le savait, la paix n’a rien d’évident, les frontières bougent, les ailleurs évoluent.
Née pendant la guerre, certes froide et après le Printemps de Prague, dont le souvenir circule dans mes veines, j’ai vécu une révolution, tout en velours. En cette année 1989, la guerre de 1914 se terminait pour une bonne partie de l’Europe, alors que cette même guerre de « 14 » a débuté pour la France déjà en 1870, pour d’autres pays d’autres dates conviennent. Dans certains territoires, elle n’a jamais cessé.
J’ai grandi dans une ambiance plombée par la menace de guerre. Celle-ci se nourrissait des films que nous sommes allés voir en classe, tous à la gloire de l’Armée rouge. On fêtait les victoires qui n’étaient pas les nôtres. Dès l’école primaire, on apprenait à se défendre contre l’attaque nucléaire des méchants capitalistes. On enfilait les sacs plastiques qui se déchiraient à la moindre manipulation sur nos chaussures, nos mains, on les ajustait avec les élastiques qui claquaient entre nos doigts, puis vêtus de capes contre la pluie, affublés d’un masque à gaz trois fois plus grand que notre visage on tournait dans la cour de récré ou bien dans le parc de la ville. Plus tard, au lycée, on se massait régulièrement dans les caves de l’école par paquet de trente dans quelques mètres carrés pendant des heures. Que dire de ce séjour d’entraînement dans la forêt, kalachnikov ou autre fusil à la main ? J’ai gardé quelques photos. Avec mes enfants, nous avons ri de ce carnaval. Il avait quelque chose d’à la fois ridicule et terrifiant.
Aujourd’hui, je ressens la même peur. En réalité – je m’en rends compte – la guerre n’était jamais vraiment loin. Elle se poursuivait, silencieuse, en sourdine, impensable, sous l’euphorie de la « fin de l’histoire ». Nous célébrions le présent. Tant pis pour le passé. Aucun doute pour l’avenir.
Dans L’insoutenable légèreté de l’être, Kundera développe l’idée que la Terre est la planète de l’inexpérience. L’intransmissibilité de celle-ci permet, dit-il, l’éternel recommencement. L’optimisme mais aussi la nécessaire illusion, qui permet d’avancer. Mais voici que le sort de la Mitteleuropa toujours en mal de définition se réveille.
L’Ouest n’a pas connu, depuis l’épisode – finalement assez bref – des années 1940-1945, ce sentiment de désespoir et d’impuissance quand quelqu’un surgit chez vous pour « votre propre bien ». La crainte d’être de nouveau sacrifié rebat l’ordre des urgences, le temps ne s’écoule plus comme d’ordinaire, comme si au premier coup de canon, le passé redevenait notre futur.
L’Europe a connu deux catastrophes, le nazisme et le communisme version soviétique, avec la lourde fascination du « socialisme dans un seul pays » forgée en 1924. Malgré les aggiornamentos, le concept stalinien est toujours actif, alliage explosif de messianisme russe et de froide realpolitik affairiste. Poutine en est l’héritier.
C’est au XVII siècle, sur les ruines de la guerre de Trente ans que l’Europe moderne pose ses fondations qui sont juridiques, potentiellement démocratiques. Au même moment, l’humaniste tchèque Comenius – pédagogue, théoricien de la paix par l’instruction – recommande à chacun de connaître l’histoire de ses voisins, de comprendre leur point de vue, d’apprendre leur langue, si possible.
Né de l’expérience des inexpiables conflits politiques et religieux qui ravagèrent l’Europe, le projet de Comenius vaut, avec celui d’Erasme, d’être mieux connu et mis en pratique. Cela demande du temps, le véritable luxe. Ce temps pour faire notre connaissance, il va falloir le prendre.