Alors qu’il contemple, impassible, la demeure de son ancienne maîtresse, dont on ne voit plus qu’un monticule de souches bleuâtres carbonisées, une homme qui ne se présentera jamais sous son vrai nom se lance dans une description émue des « superbes amoncellements vaporeux, couronnés de tours à leurs sommets, qui finissent par se perdre dans les voiles mauves de la nuit tombante. Leur vue m’attristait un peu, elle me rappelait la fuite du temps. »
Article publié le 3 février 2012 sur le blog littéraire Passage à l’Est.
Dans La vallée de la Sinistra, le narrateur cherche son fils adoptif. La vallée de la Sinistra, c’est une vallée fictive d’une véritable zone montagneuse des Carpathes, aux confins de la Bucovine, à la frontière entre Roumanie et Ukraine. Dans cette zone sous contrôle, où l’arrivée comme le départ ne font pas partie des décisions que les habitants peuvent prendre et où chacun est tenu de porter une chaîne à son nom autour du cou, l’homme s’installe, manœuvre, se rapproche de la réserve secrète où est tenu son fils, y pénètre, le retrouve.
Au fil des chapitres, qui ne forment pas un ensemble chronologique, l’homme ne décrit pas tant une quête pratique ou psychologique, qu’une série de petits événements ou de caractères qui, pêle-mêle, forment son quotidien. « Le nom de Coca Mavrodin », « la cape de Nikifor Tescovina », « le feu de Béla Bundasian », ainsi vont les chapitres, chacun rajoutant une pièce au puzzle qu’est la vie dans la Sinistra.
Peu d’indices temporels sont donnés si ce n’est le passage des saisons dans une vallée comme coupée du monde. Presqu’aucun écho du monde extérieur, si ce n’est le passage hebdomadaire d’un camionneur acheminant des carcasses surgelées de la Pologne aux Balkans et, accessoirement, offrant passage aux candidats clandestins au départ. Mais la description de cette vallée placée sous la seule autorité d’une femme colonel donne une impression opprimante de pauvreté, de mystère et de non-dits menaçants, dont on pourrait facilement penser qu’elle est un reflet d’un certain mode de vie sous le régime dictatorial et quasi autarcique de la Roumanie de Ceausescu. Certaines références souvent renouvelées – à la quête du fils, aux caractéristiques de certains personnages, à certains dangers environnants !, et l’évocation des autres habitants aux noms multicolores, hongrois, roumain, arménien, ukrainien ou saxon, contribuent à renforcer l’impression d’une perte de repères.
Mais la description de cette vallée placée sous la seule autorité d’une femme colonel donne une impression opprimante de pauvreté, de mystère et de non-dits menaçants, dont on pourrait facilement penser qu’elle est un reflet d’un certain mode de vie sous le régime dictatorial et quasi autarcique de la Roumanie de Ceausescu.
L’homme ne porte jamais de jugement, ni sur les mesures de quarantaine qui rythment la vie de la vallée, ni sur les morts occasionnels, la nourriture piteuse ou les « oisons gris », hommes choisis pour effectuer les tristes besognes. Pourtant, c’est justement dans sa quête pour se rapprocher de la zone interdite, malgré les permis, les oisons, « les tiges d’acier entourées de barbelés, piliers de béton, miradors et boyaux truffés de pièges » que réside le fil conducteur de ces chapitres.
Cette absence de jugement sur la réalité absurde et misérable contraste avec l’évocation permanente d’une nature grandiose et qui rythme la vie de chacun. Presque chaque chapitre commence par une précision sur l’avancée des saisons dans une vallée où le seul calendrier date de plusieurs années auparavant et où seul le jeudi peut être fixé grâce au passage toujours régulier du camionneur. Chaque chapitre porte aussi son lot d’évocations des pics perdus dans le brouillard, des ravins et forêts, de la Sinistra qui gronde dans la vallée, des ruisseaux qui murmurent sous la glace, des fleurs, crocus et safrans, ou des oiseaux. Mais ce cadre éblouissant est aussi l’image de la menace latente, alors que les monts qui l’encerclent – la Baba Rotunda, le Pop Ivan, le Dobrin – sont les seuls points d’identification du payage, alors que les oiseaux sont redoutés pour la mystérieuse fièvre qu’ils apportent, et que les baies et champignons glanés par les femmes dans la forêt semblent être les seuls compléments aux maigres rations de pommes de terre.
C’est justement de ce contraste et du pouvoir d’évocation de l’écriture que naît toute la poésie du livre, allégeant une narration qui pourrait autrement sembler bien sinistre.
Ádám Bodor est né en 1936 à Cluj Napoca (Kolozsvár en hongrois). Hongrois de Transylvanie, il vit en Roumanie jusqu’à son exil en Hongrie en 1982. Né dans une famille anti-communiste, il milite dès un jeune âge pour le retour de la Transylvanie à la Hongrie, ce qui lui vaut d’être arrêté par la Securitate, la police secrète roumaine, et emprisonné de 1952 à 1954. Connu principalement pour La vallée de la Sinistra et La visite de l’archevêque, il est aussi l’auteur de La saga de la prison, un livre d’entretien portant sur son expérience de la prison roumaine.
Ádám Bodor, La Vallée de la Sinistra (Sinistra Körzet, 1992), trad. du hongrois par Émilie Molnos Malaguti. Robert Laffont, 1995.