Selon la sociologue Angela Kocze, les politiques redistributives devraient mieux prendre en compte le déficit de reconnaissance dont souffrent les Roms en Hongrie.
Tribune publiée le 12 août 2017 dans Népszava sous le titre « Mit kezdjen a romákkal a szociáldemokrácia? ». Traduite du hongrois par Ludovic Lepeltier-Kutasi. |
Est-ce qu’il existe une chance pour qu’émerge en Hongrie une politique sociale-démocrate antiraciste, ou sommes-nous condamnés aux solutions d’un autre âge, promues et soutenues par les voïvodes, les vaticinateurs et autres « ethno-entrepreneurs » ?
Je vais essayer de présenter ici un raisonnement simple qui pourrait constituer la base d’une politique fidèle et cohérente avec les valeurs sociales-démocrates et antiracistes. Je vais pour cela m’appuyer sur les travaux théoriques de la politiste féministe et « post-marxiste » Nancy Fraser (…). Il existe encore de nos jours des responsables politiques de gauche qui croient que si les antagonismes et exploitations entre classes sociales se réduisent, cela s’accompagnera spontanément d’une atténuation, voir d’une disparition définitive des formes de différenciation sociale affectant les groupes méprisés, discriminés et « racialisés ». Pour Nancy Fraser, la justice sociale implique nécessairement les exigences de redistribution et de reconnaissance. Cela nécessite une nouvelle approche intellectuelle et politique qui cherche à dépasser les oppositions entre les différentes catégories, comme celles évoquées plus haut. Dans une politique sociale-démocrate antiraciste, celles-ci ne doivent pas être mises en regard, mais au contraire être considérées de façon juxtaposées voire imbriquées.
« Les Roms représentent le plus grand groupe « racialisé » du pays, que la majorité blanche stigmatise et méprise depuis plusieurs siècles. »
Les partis de gauche pourraient s’inspirer de la politique sociale-démocrate antiraciste préconisée par Fraser pour aborder la question rom en Hongrie. Les Roms représentent le plus grand groupe « racialisé » du pays, que la majorité blanche stigmatise et méprise depuis plusieurs siècles. La différenciation sociale et politique qui se fait aux dépens des Roms a été rationalisée et érigée en normes par la majorité blanche à travers plusieurs processus sociaux. La « racialisation » est un processus social dont l’objet est de légitimer la division biologisée et hiérarchisée de l’humanité.
Le débat opposant Nancy Fraser et Axel Honneth dans leur ouvrage Redistribution or Recognition? a été plusieurs fois documenté et commenté en hongrois, notamment dans les travaux remarquables d’Ákos Huszár ou à travers la recension réalisée par Csaba Győri. Ces derniers estiment tout deux que le diagnostic et la réflexion politique autour d’une articulation entre redistribution et reconnaissance pourraient constituer un élément important d’une politique de gauche en Hongrie. Júlia Szalai est quant à elle l’une des premières à avoir lié la politique de redistribution et de reconnaissance aux intérêts politiques roms. Alors que les Roms sont victimes des injustices liées redistribution et à l’absence de reconnaissance, ces deux aspects sont traités distinctement dans les discours. L’injustice liée au déficit de reconnaissance est généralement abordée à travers des politiques de lutte contre des discriminations fondées sur le droit. L’injustice matérielle liée à la distorsion de la redistribution est quant à elle principalement corrigée par des dispositifs de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Fraser rappelle à cet égard qu’aucune de ces injustices ne peut être considérée comme à l’origine ou comme résultant de l’autre. Partant de là, le traitement de la situation d’injustice aussi complexe à laquelle sont confrontés les Roms de Hongrie ne peut se réduire à des politiques correctives portant séparément sur la redistribution et la reconnaissance.
« Malheureusement les personnes les plus faciles à exploiter restent les personnes en situation de vulnérabilité, sans éducation ou qui sont déjà exclues. »
Selon la pensée de Nancy Fraser, l’injustice fondée sur la distribution est enracinée dans la structure politico-économique de la société. Il en est ainsi par exemple du mécanisme de l’exploitation, par lequel le travail effectué par les uns profite à d’autres. Il suffit de penser à toutes ces histoires où les travailleurs non protégés du secteur public[1]Közmunkások, font des travaux de réparation de la maison ou de jardinage pour le compte des élus locaux avec l’argent du contribuable, ce soi-disant au nom de l’intérêt général. On pourrait également mentionner cet exemple des entrepreneurs de l’aide alimentaire qui paient leurs employés avec un salaire insuffisant pour vivre. Malheureusement les personnes les plus faciles à exploiter restent les personnes en situation de vulnérabilité, sans éducation ou qui sont déjà exclues. L’éloignement chronique du marché de l’emploi mène à la fois à la diminution drastique de l’espérance de vie ainsi qu’à l’impossibilité d’accéder à des conditions de vie décentes.
Selon les chiffres les plus récents du Bureau central de statistique, en 2015 le ratio des personnes exposées à la pauvreté et à l’exclusion sociale chez les Roms était trois fois supérieur à la moyenne nationale. Sur la base de ces données, plus des quatre cinquièmes de la population rom est sujette au risque de pauvreté et à l’exclusion sociale. Selon un sondage antérieur réalisé par Tárki en 2012, 70% des ménages roms se retrouvent en situation de pauvreté. (Selon l’indicateur UE 2020, 92% des ménages roms vivent dans la pauvreté et l’exclusion sociale ; ce ratio n’étant que de 42% chez les ménages non-Roms).
« Les Roms ont eu deux à trois fois plus de risque de tomber dans la pauvreté dans le capitalisme post-communiste que les non-Roms. »
Paradoxalement, alors que les enquêtes et les données statistiques démontrent l’absence de perspective et la situation d’exclusion des Roms sur plusieurs générations, la majorité de la société hongroise croit toujours que les Roms sont « sur-subventionnés », « ont tout reçu », mais qu’ils sont incapables de vivre avec ce qu’ils ont et sont en définitive les seuls responsables de leur état. La triste réalité, c’est que les changements sociaux et économiques défavorables survenus après la fin du communisme ont entraîné une augmentation rapide des inégalités de revenus, la disparition du plein emploi, la liquidation et la privatisation des entreprises publiques employant des personnes peu qualifiées, ainsi que la réorganisation radicale et la réduction de l’État social. Ces changements ont certes touché la population rom et non-rom, mais selon une analyse comparative de János Ladányi et Iván Szelényi, les Roms ont eu deux à trois fois plus de chance de tomber dans la pauvreté dans le capitalisme post-communiste que les non-Roms.
Un autre élément de réponse réside dans le fait que les mesures visant à l’intégration sociale des Roms n’ont pas vraiment été couronnées de succès. Les mutations économiques et sociales survenues après la fin du communisme ont tellement dégradé la situation des Roms que ces programmes d’intégration se sont révélés insuffisants.
Selon le point de vue de Nancy Fraser, ces programmes de développement bienveillants de lutte contre les injustices touchant les Roms ne peuvent passer que par une discrimination positive. Celle-ci réside dans une forme d’intervention qui corrige à la marge les effets indésirables des processus sociaux (…) qui affectent les Roms, sans pour autant en changer en profondeur les conditions et moyens de reproduction. C’est ainsi que les structures et les mécanismes visant à assurer l’égalité des chances pour les Roms n’ont jamais pu être mis en place.
« Contrairement à leurs objectifs, ces programmes [de discrimination positive] confortent les croyances et les préjugés au lieu de renforcer la cohésion sociale. »
Ces programmes n’ont jamais été connectés aux politiques de mobilité sociale telles qu’on en trouve dans l’éducation nationale, la politique de l’emploi, les politiques sociales et les transports publics. Fraser attire l’attention sur le fait que ces dispositifs, comme les programmes d’égalité pour les Roms, non seulement n’éradiquent pas, mais renforcent au contraire les différences de classe. Les tensions et les conflits réels qui existent dans la société sont alors relégués au fossé entre les Roms et les non-Roms. Contrairement à leurs objectifs, ces programmes confortent les croyances et les préjugés au lieu de renforcer la cohésion sociale. La discrimination positive vise à corriger l’injustice de la distribution économique et sociale sans pour autant changer les structures sociales et économiques qui génèrent des disqualifications fondées sur la classe et l’appartenance ethnique. C’est pourquoi la majorité de la société, en dépit de l’exclusion économique et sociale dans laquelle se trouvent les Roms, estime que ces derniers ne méritent pas le soutien dont ils sont l’objet. (…)
« En revanche, une approche transformatrice visant à corriger les injustices relevant à la fois de la distribution et de la reconnaissance peut constituer le socle d’une politique social-démocrate antiraciste. »
En revanche, une approche transformatrice visant à corriger les injustices relevant à la fois de la distribution et de la reconnaissance peut constituer le socle d’une politique sociale-démocrate antiraciste. Celle-ci reposerait sur des programmes sociaux généraux, un système fiscal progressif qui soulage les pauvres, un accès à une éducation de qualité, à un emploi, à un logement équitable et aux transports publics, mais également des dispositifs de soutien à la mobilité sociale, d’encouragement à la participation à la prise de décision démocratique et de gestion conjointe des déséquilibres sociaux et territoriaux. L’approche transformatrice tente de remédier aux injustices découlant de la distribution, tout en favorisant la solidarité et le soutien fondé sur la réciprocité.
Ces deux approches – la discrimination positive et l’approche transformatrice – considèrent certes comme fondamentale la valeur universelle que sous-tend la reconnaissance, à savoir que tous les Hommes sont égaux. Mais les deux approches s’inscrivent dans des dynamiques sociales implicites et explicites très différentes. La discrimination positive visant l’intégration des Roms a conduit à la stigmatisation des Roms défavorisés, contrairement aux objectifs qu’elle s’était fixée. À l’inverse, l’approche transformatrice, qui modifie les structures profondes de la redistribution en valorisation la solidarité et la coopération en lieu et place des conflits de classe, permet également de corriger le déni de reconnaissance tout en l’inscrivant dans des modifications structurelles. Cette approche est de toute évidence beaucoup plus complexe, mais elle est nécessaire pour mettre en œuvre une politique social-démocrate antiraciste, fondée sur la cohésion sociale, la solidarité et le vivre-ensemble, ainsi que sur le rejet de toutes les formes de discrimination et d’exclusion.
Notes
↑1 | Közmunkások |
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