La minorité hongroise de l’obast ukrainien de Transcarpatie (« Subcarpatie » du point de vue occidental) est depuis quelques temps au centre de querelles entre Kiev et Budapest. Servant les intérêts politiques à court terme des deux pays, la question du « séparatisme transcarpate » ne semble pas – encore – à l’ordre du jour.
Article publié le 14 août 2018 dans Gare de l’Est, partenaire du Courrier d’Europe centrale au sein du Collectif pour un nouveau journalisme international. |
Sur la place principale de Berehove, le drapeau hongrois flotte sur le clocher de l’église. Situé en Transcarpatie ukrainienne, Berehove a tout d’une ville magyare : ses rues, ses monuments, ses écoles, rappellent la Hongrie située à une dizaine de kilomètres. Ici, les églises catholiques et protestantes supplantent les coupoles orthodoxes ; les habitants nomment la ville par son nom hongrois Beregszász et sont restés au fuseau horaire de Budapest. Les malades sont transportés en ambulance jusqu’en Hongrie pour se faire soigner, Budapest finance nombre d’infrastructures et projets culturels dans la région.
Ce matin d’avril, le centre universitaire Transcarpate-hongrois Ferenc Rákóczi II, pôle culturel de la ville, est l’hôte d’une conférence internationale : Multiculturalisme et diversité au XXIe siècle. Le sujet tombe à propos : les semaines passées, les Transcarpates ont assisté à l’attaque d’un centre culturel hongrois au cocktail molotov, à un défilé d’ultra-nationalistes ukrainiens appelant à empaler les hongrois, ainsi qu’à divers actes de vandalisme.
Il y a des marches de personnes masquées, toutes habillées en noir, chantant « Empalons du Hongrois ! »
Cette hausse des tensions sans précédent, dans cette région connue pour sa tolérance et son histoire plurielle, fait suite à l’adoption de la controversée loi ukrainienne sur l’éducation en septembre dernier. La loi vise de facto à supprimer l’apprentissage en langue maternelle autre que l’ukrainien. Elle menace nombre d’écoles en langue hongroise en Transcarpatie, provoquant une levée de boucliers de la part des représentants régionaux, du Conseil de l’Europe et la Hongrie elle-même. Péter Szijjártó, ministre des affaires étrangères hongrois, a promis de bloquer toute tentative de rapprochement entre l’Ukraine et l’Union européenne et l’OTAN.
La Transcarpatie semble prise dans un conflit qui la dépasse, mêlant respect du droit des minorités, protection des hongrois d’au-delà des frontières, et illustrant la difficile recomposition de l’identité collective ukrainienne.
Heure de Kiev ou de Budapest ?
La Transcarpatie est géographiquement isolée du reste de l’Ukraine : séparé par les Carpates, la capitale de l’oblast, Oujhorod, est à plus de 800 kilomètres de Kiev, alors que Budapest est à 300 kilomètres. Elle a aussi peu connue l’ère soviétique : la région a été rattachée à l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale (et a refusé de se mettre au fuseau horaire de l’URSS, tradition qui a perduré à l’indépendance de l’Ukraine). Les souvenirs des périodes austro-hongroises, tchécoslovaques et hongroises sont toujours très présents.
« Oujhorod est à plus de 800 kilomètres de Kiev, et à 16 heures de train. En 16 heures de train, je peux être à Budapest, à Zurich. L’ouest est plus intéressant que la capitale pour nous ». La minorité hongroise existe depuis la création du Royaume de Hongrie ; le territoire a une symbolique importante pour l’historiographie magyare, représentant le Vereckei hágó, point de passage des Hongrois pour s’installer en Europe. La succession de pays au cours de l’Histoire fait de la Transcarpatie une région pluriculturelle, résolument tournée vers l’ouest, comme le raconte Valik Voloshyn, membre de l’agence régionale de développement : « on a vécu sous différents pays. La Tchécoslovaquie était très libérale ; sous la Hongrie, c’était très monoethnique, ils poussaient vers une seule langue, et promouvait la discipline. Les gens se réfèrent à l’ordre et la bureaucratie austro-hongroise par rapport à l’Ukraine : encore aujourd’hui, les gens plaisantent en disant « il n’y avait pas de choses aussi folles sous François Joseph !« ».
Un trajet en mashrout de Oujhorod à Berehove, en passant par Moukatcheve, permet de voir qu’en effet, la région est pluriculturelle et tolérante : les conversations multilingues font partie du quotidien, les églises orthodoxes côtoient les temples protestants. La ville d’Oujhorod témoigne des héritages autrichiens, hongrois, tchécoslovaques. Les colonnes de l’église gréco-catholique contrastent avec la grande synagogue ashkénaze de la rue Korzó, transformée en philharmonie à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Ce mélange culturel représente, à l’échelle d’une région, la diversité religieuse, linguistique, et culturelle de l’Europe centrale, et de l’Ukraine en particulier. La population hongroise représente 150 000 personnes, soit environ 10% de la population de l’oblast, et 0,3% de la population ukrainienne.
Un équilibre régional fragilisé par les réformes du pouvoir central
La loi sur l’éducation vise à construire une identité ukrainienne plus uniforme, notamment par le biais de la langue de l’éducation. L’article 7 de cette loi prévoit que l’enseignement du primaire devra se faire en ukrainien pour tous les élèves, comme s’il s’agissait de leur langue maternelle, et ce dès la prochaine rentrée. La loi menace donc toutes les écoles hongroises de Transcarpatie, assurant la plupart du temps un rôle de lien économique et social dans certains villages et font même parfois vivre un village entier.
David est un pasteur hongrois veillant au bon fonctionnement de 11 écoles et lycées en Transcarpatie. Il nous emmène dans le village de Velyki Berehy, où l’école hongroise accueille une large majorité des enfants. La loi menace directement ses écoles, son personnel et ses élèves : les professeurs ne parlant pas ukrainien ne pourront plus enseigner, ce qui pénalise autant les élèves que la vie économique locale. Il nous explique que pour rentrer à l’Université, les jeunes transcarpates (à l’instar de l’ensemble des jeunes Ukrainiens) doivent passer un test de langue ukrainienne : les professeurs d’ukrainien ne leur apprennent pas alors à parler ukrainien, mais simplement à réussir le test. Il plaint le manque de moyen et le délaissement du pouvoir central, donnant le relais à Budapest pour aider financièrement et politiquement l’ensemble de la Transcarpatie. Selon lui, imposer l’enseignement du primaire et secondaire en ukrainien n’aidera pas les élèves à apprendre l’ukrainien, que la plupart parle déjà dans la vie de tous les jours, mais renforcera le sentiment de marginalisation que la population ressent depuis maintenant quelques années.
En effet, István Csernicskó, chercheur et professeur dans la politique du langage à Berehove, nous explique que le gouvernement actuel a mis fin au contrat social entre le gouvernement ukrainien et ses minorités, visant à trouver un équilibre entre l’ukrainisation de la société et la protection des communautés qui composent le pays : « Leonid Koutchma était très intelligent dans ce sens : il a toujours cherché un équilibre entre les deux parties. Il faisait une loi en faveur de l’identité nationale ukrainienne, et une autre dans l’intérêt des minorités ». « [Les médias] construisent des stéréotypes qui donnent de l’animosité et de la haine envers nous, parce que sinon personne ne rentrerait en conflit avec ses propres voisins. Les tensions sont créées de l’extérieur, créant des conflits qui n’ont pas lieu d’être. »
Avec l’apparition du conflit dans le Donbass, les dirigeants ukrainiens et les médias nationaux ont considéré l’identité collective ukrainienne sous le prisme de la sécurité du pays : uniformiser l’identité collective ukrainienne relève désormais de la sécurité nationale. La loi sur l’éducation s’inscrit dans ce sens : les minorités du pays, notamment la minorité hongroise, représentent alors un danger potentiel à la nation. Uniformiser cette identité apparaît donc pour Kiev comme nécessaire, provoquant des réactions des différentes minorités dans le pays, ainsi que de la communauté internationale.
Une hausse des tensions sans précédent
Sur la scène internationale tout d’abord, la loi sur l’éducation a suscité de très vives réactions de la part du gouvernement hongrois. Le ministre des affaire étrangères hongrois, Péter Szijjártó, a promis de bloquer toute collaboration entre l’Union européenne, l’OTAN et l’Ukraine. Cette décision a donné lieu, à maintes reprises pendant l’année, au veto hongrois sur la tenue de la Commission Ukraine-OTAN, bloquant dès lors toute possibilité de rencontre tant que le volet linguistique de la loi sur l’éducation ne sera pas réexaminé.
Le Conseil de l’Europe, et plus particulièrement la Commission de Venise, ne conteste pas la légalité de la loi à proprement parler, mais cherche à mettre en avant d’autres alternatives afin de ne pas mettre en péril les droits acquis par les minorités en Ukraine : un meilleur enseignement de l’ukrainien en tant que langue étrangère notamment ; ainsi que l’élaboration de meilleures dispositions transitoires, l’Ukraine ne disposant pas des moyens pour faire appliquer la loi en l’état. Les conclusions de la Commission de Venise sont interprétées de manières quasi-contradictoires par les responsables politiques ukrainiens et hongrois.
D’un point de vue régional, le gouverneur de la région, Hennadiy Moskal, conteste les dispositions de la loi met en avant le fait que la région ne dispose pas des moyens financiers et humains suffisants pour mettre la mettre en œuvre. L’ancien gouverneur de Luhansk est un homme respecté par les différentes forces politique locales, notamment les partis hongrois présents à la Rada locale, dont le poids politique est de plus en plus important. Ceux-ci contestent également la loi par le biais de la légalité, mettant en avant l’article 10 de la Constitution ukrainienne garantissant l’usage des langues locales. D’un point de vue institutionnel, le débat est donc avant tout juridique.
« C’est ce que nous reproche les autres régions, particulièrement les régions de l’ouest de l’Ukraine : Lviv, Ivano-Frankiv… on nous accuse d’être des collaborationnistes, qu’on ne se bat pas pour notre indépendance. Mais vous savez, on a connu déjà beaucoup d’indépendances ! »
Reportage chez les Hongrois d’Ukraine, dans « la Patrie des absurdités »
Au niveau de la population, la tolérance propre à la région semble menacée : des voitures hongroises ont été vandalisées à Mukachevo, un centre culturel hongrois brûlé à Oujhorod. Les provocations viennent aussi du côté hongrois : à l’entrée du village ukrainien de Velyka Dobron, un panneau a été planté affirmant que le visiteur entrait en Hongrie, attisant les peurs de l’émergence d’un indépendantisme régional. En Hongrie, les agences touristiques proposent des circuits célébrant les monuments de la « Grande Hongrie ». Les médias nationaux ukrainiens peignent la Transcarpatie comme une région indépendantiste, ciblant non pas que la minorité hongroise, mais aussi l’ensemble de la population transcarpate : ukrainiens, ruthènes, hongrois, roumains, roms.
Le séparatisme transcarpate n’est cependant pas à l’ordre du jour
Pour autant, cette hausse des tensions ne semble pas l’emporter sur la tolérance dans la région. Les provocations les plus graves ont été effectuées par des acteurs extérieurs à la Transcarpatie : à la suite de l’incendie du centre culturel hongrois de Oujhorod, des membres du groupe nationalistes polonais Falanga Polska ont été arrêtés. Après enquête des services de sécurité ukrainiens, il s’avère qu’un villageois ukrainien non politisé a été payé pour mettre la pancarte de la Hongrie à l’entrée du village de Velyka Dobron. Les nationalistes présents lors des défilés venaient pour la grande majorité de régions adjacentes, où les mouvements nationalistes ont un poids politique plus important. L’ensemble des provocations auraient donc été importées par des éléments extérieurs à la Transcarpatie, et la population locale n’est pas dupe.
D’un point de vue politique, un séparatisme hongrois ne fait pas sens, compte tenu des obligations internationales de la Hongrie en tant que membre de l’Union européenne et de l’OTAN. De plus, la Hongrie ne cherche pas à modifier ses frontières, mais à garantir le respect des minorités hongroises disséminées en Europe centrale.
La crise hongroise semble donc obéir à d’autres logiques, notamment celle de l’instrumentalisation d’une minorité méconnue à des fins politiques plus larges : l’instrumentalisation de la peur en vue des élections présidentielles de 2019 du côté ukrainien, et le traitement des minorités dîtes d’au-delà des frontières du côté hongrois, faisant l’objet d’un enjeu politique important pour la rhétorique du Fidesz. Le règlement de la question de la minorité roumaine de Transcarpatie et le récent sommet de l’OTAN à Bruxelles isolent désormais la Hongrie au sein de la Communauté européenne, dont le gouvernement vient de nommer un représentant spécial pour le développement de la Transcarpatie, perçu comme un nouvel affront par Kiev. Reste à savoir jusqu’où s’opérera le rapprochement de la Hongrie et de la Russie sur ces questions.
En Subcarpatie, des élus de la minorité hongroise désignés comme « ennemis de l’Ukraine »