Pendant ses études de droit à Bratislava, il lui arrivait de ne pas avoir assez d’argent pour payer le trajet vers sa Trnava natale. Aujourd’hui, Irena Bihariová est vice-présidente du parti de gauche Slovaquie progressiste, qui concourt samedi prochain aux élections législatives.
Au cours de sa carrière d’activiste anti-raciste, Irena Bihariová a été la cible d’injures en tous genres. Mais si elle en garde des blessures qui ne partent pas, elle trouve le courage de lutter contre les amalgames. C’est l’une des raisons pour lesquelles cette femme a décidé de raconter une histoire très personnelle : comment un camarade de classe de la fac de droit, un grand blond de la population majoritaire, l’a sauvé de l’une des formes d’humiliation qu’impose la pauvreté.
Des parents malades
« Je voulais simplement faire partie du groupe, aller en boîte, payer une bière à mes amis, aller manger avec eux. Mais je n’avais même pas assez d’argent pour un billet de tram », raconte Irena Bihariová en se souvenant de l’époque où elle faisait régulièrement la route entre Trnava et Bratislava pour y étudier le droit à l’université.
Alors qu’elle commençait ses études à l’université et que son petit frère était au lycée, sa mère s’est subitement retrouvée sans emploi. « Nous étions une famille normale, une famille de Roms assimilés, comment disent les gens », explique cette mère de famille qui a commencé sa carrière politique deux ans auparavant. Son père était alors à la retraite, traité contre le cancer depuis des années. Et le soutien de famille, la mère d’Irena, a ensuite connu un sort semblable. « Quand ma mère a perdu la voix après son opération de la thyroïde, elle a également perdu son travail », se souvient-elle.
« Ma mère écrivait des courriers pour chercher de l‘aide financière pour mon frère et moi. Elle les faisait suivre à différentes fondations, ce qui me mettait très en colère », dit Irena à propos de cette période difficile. C’était en 2002. Elle avait honte des efforts déployés par sa mère, qui essayait juste de s’assurer que ses enfants puissent poursuivre leurs études. Irena raconte qu’elle se sentait également différente de ses camarades de classe et ajoute que la pauvreté est honteuse, que l’on soit Rom ou pas.
Elle avait honte des efforts déployés par sa mère, qui essayait juste de s’assurer que ses enfants puissent poursuivre leurs études.
Quand on ne peut pas se permettre des photocopies
Avant de créer avec ses amis le mouvement social-libéral Progresívne Slovensko, pour Slovaquie progressiste (PS), Irena Bihariová travaillait dans le secteur non-gouvernemental. Elle a été pendant des années la voix de l’organisation Le peuple contre le racisme (Ľudia proti rasizmu). Mais avant, elle n’avait pas assez d’argent pour se payer un café ou une bière. Quand ses copains la convainquaient d’aller avec eux au campus et lui payaient un coup, elle se sentait mal, parce qu’elle savait bien que la fois d’après elle ne serait pas capable de les inviter en retour. Elle évitait donc ces rendez-vous entre copains après les cours.
Un ami d’Irena a remarqué son combat intérieur. Il se nommait Igor Fejko. Au cours de longues conversations sur la politique, la justice, mais aussi sur l’égalité sociale, les jeunes étudiants sont vite devenus de proches amis. Sont-ils tombés également amoureux ? Non, même s’ils se sont aimés, mais à d’autres moments.
La famille d’Igor non plus n’était pas des plus aisées. Sa mère était institutrice et son père petit autoentrepreneur. Ils faisaient partie de la classe moyenne et habitaient à Humenné, une ville de l’est de la Slovaquie. Leur fils, étudiant en droit à Bratislava, vivait bien modestement, mais ressentait de la colère à regarder sa copine Irena qui n’avait même pas assez d’argent pour faire les photocopies nécessaires pour les cours ou pour payer quelques minutes de connexion à internet, encore cher à l’époque.
On s’aide entre amis
La minuscule jeune femme aux cheveux toujours coupés court a eu de la chance cette année-là. Igor venait de rentrer d’un job d’été aux États-Unis et, pour une fois, il se sentait riche. Pendant ces quelques mois à l’autre bout du monde, il avait réussi à économiser cinq mille cinq cents dollars. Une coquette somme avec laquelle il aurait pu s’offrir un petit studio dans sa ville natale. Igor voulait garder une partie de ce qu’il avait gagné pour faciliter son départ dans la vie professionnelle. Et le reste ? Il comptait le dépenser pour le voyage de ses rêves. En Afghanistan.
Une bonne éducation ? Une amitié sans failles ou encore un altruisme motivé par ses idéaux de jeunesse ? Voulait-il lutter contre la tristesse qu’il avait éprouvé devant la détresse d’une camarade de classe, une petite fille Rom elle aussi, à l’école primaire ? Cette colère qu’il éprouvait quand personne ne voulait s’asseoir à côté d’elle à la table du déjeuner ? Ou voulait t-il mettre en pratique le message d’un magnifique film tchèque, Divided We Fall (Divisés, nous ne sommes rien), sorti en 2000 ? Qui sait. Néanmoins, Igor a renoncé à son voyage en Afghanistan. Il était sûr qu’il ne manquerait jamais d’argent comme son amie Irena pendant cette année de 2002. Il a donc glissé 10 000 couronnes dans un livre qu’il lui a prêté, en ajoutant quelques mots.
Tout est resté comme avant
En ouvrant le livre, Irena est restée stupéfaite. D’abord elle a refusé l’argent. Ses parents lui ont aussi dit qu’elle ne pouvait pas accepter. Finalement, elle dit oui à cette aide immense de son ami et c’est cet argent qui aide la jeune femme à finir ses études. « Je l’ai utilisé pour les dépenses scolaires courantes. Fini les excuses que j’inventais pour ne pas aller manger avec mes potes », raconte Irena. Sa situation s’est améliorée dès l’année suivante quand elle a reçu une bourse au mérite.
Aujourd’hui, Irena est vice-présidente du parti libéral Progresívne Slovensko. Elle a décidé de publier cette histoire intime, ce conte sur cette solidarité humaine qui l’a protégée de la honte, pour une seule raison. Selon elle, la situation des jeunes qui ont du talent, mais qui vivent dans la pauvreté, ne s’améliore pas en Slovaquie. Récemment, une jeune fille rom a gagné une course à pied dans de vieilles ballerines complètement usées. Sa photo a fait le tour de la Slovaquie. Ses camarades de classe sur le podium portaient des baskets de course. La petite Annamaria a fait preuve de beaucoup de courage en n’ayant pas honte de ses chaussures, alors que les gens pouvaient se moquer d’elle. Lire En Slovaquie, la jeune fille rom en ballerines qui a rencontré le président
Sauver au moins une personne de la honte engendrée par la pauvreté, c’est le but personnel qu’Irena s’est assigné avant de pouvoir changer la donne avec les armes de la politique.
Fière de voler des électeurs à l‘extrémiste Kotleba
Igor Fejko habite à Humenné, à 500 kilomètres d’Irena. Il y possède une charmante petite librairie. Il n’aime pas trop parler de son histoire dans les médias, mais si c’est pour la bonne cause, il saisit l’opportunité de raconter ce qui le trouble. Il pense qu’il manque dans l’espace publique une discussion plus ouverte sur la justice sociale. Comme les discussions qu’il pouvait avoir auparavant avec Irena. « Il est effrayant de constater que nos hommes politiques, nos élites et nos intellectuels en général, n’arrive pas à discuter honnêtement. Par exemple, ils désignent du terme fasciste toute personne avec laquelle ils sont en désaccord. N’utilisons pas ce mot à tort et à travers parce que nous faisons perdre inutilement le sens qu’a réellement ce mot », lance-t-il.
Cela tombe bien parce que son ancienne amie se concentre aujourd’hui sur les discours de haine et est vouée à la lutte pour un discours plus décent. Elle a assez de patience pour expliquer les choses aux gens qui s’énervent contre le pouvoir en place et à ceux qui sont enclins de voter à l’extrême droite. Irena nous confie fièrement que lors de ses voyages à travers le pays, elle a déjà réussi décourager trois électeurs de voter pour Marian Kotleba, le leader d’extrême-droite. En ayant avec eux une discussion honnête. Pour la suite, Irena Bihariova s’est promis qu’une fois qu’elle aurait un bon salaire, elle aiderait quelqu’un, de la même façon qu’Igor l’a fait pour elle. Sauver au moins une personne de la honte engendrée par la pauvreté, c’est le but personnel qu’Irena s’est assigné avant de pouvoir changer la donne avec les armes de la politique.