Eduardo Rózsa-Flores dit Chico, journaliste, mercenaire, révolutionnaire, assassin et poète, aura brûlé sa vie de Budapest à la Bolivie, sans jamais se départir d’une totale inconscience. Un homme ou la contradiction trouve sa raison d’être (jusqu’à la mort…)
Cet article de Tristan Ranx, historien, écrivain et journaliste, a été publié originalement sur son blog Ruritanian resistance free press, sous le titre « J’ai retrouvé Eduardo Rózsa-Flores (mais il était déjà mort…) ». |
Les trois corps sans vie sont recouverts de sacs-poubelle noirs et reposent à l’arrière d’un Pick-up Toyota. Deux jeunes sentinelles ahuries sont postées à côté du véhicule avec ordre de garder le précieux gibier du président Evo Morales. Nous sommes en Bolivie, le 16 avril 2009, à Santa Cruz de la Sierra. Sur ces trois hommes de la cellule terroriste, le chef présumé a été abattu dans son sommeil, quant aux deux autres, un Irlandais et un Hongrois de Transylvanie, les corps criblés de balles, ils ont vraisemblablement été tués en tentant une résistance inutile dans leur chambre luxueuse de l’hôtel las Américas.
Dignes d’un roman picaresque du siècle d’or espagnol, les trajectoires pathétiques et burlesques de ces deux bras cassés de l’aventure mercenaire se terminent dans la tragédie sanglante. L’ombre létale et charismatique de leur chef, aura été le linceul qu’ils auront choisi pour mourir en croyant revêtir les atours de l’aventure. Parions, que sous le troisième sac plastique, celui qui se faisait appeler Chico lors des guerres de l’ex-Yougoslavie, porte encore sur son visage figé, le sourire facétieux qu’il arborait durant sa vie, ainsi que ces yeux noirs en amandes, et ce regard troublé d’un brouillard sans expression, qui, de son vivant, semblait déjà mort.
Le jeune irlandais originaire de Tipperary, garçon joufflu et débonnaire de 24 ans, qui porte dans le dos les impacts de six armes de gros calibre, est peut-être le refrain le plus triste de ce chant de l’équipage. Amateur de jeux de guerre et s’amusant avec des armes en plastique tirant des billes de peinture, il fut recruté par le chef aux yeux morts sur un réseau social pour s’embarquer sur un vaisseau fantôme ou l’image de Che Guevara se mêlait aux combattants du Sinn Fein, et aux oies sauvages des guerres africaines. Lorsqu’il tourna le dos aux Indiens féroces, comme on appui sur le bouton « pause » d’un jeu vidéo, il ne vit jamais l’écran clignoter d’un définitif « vous êtes mort ». Sa cage thoracique, ses poumons, et autres organes, explosèrent en même temps que les éclats de métal se frayaient un chemin en dent de scie dans son réseau artériel et ses terminaisons nerveuses.
Du deuxième homme, il reste une photo ou il plastronne dans sa chambre d’hôtel, en brandissant un fusil de sniper à visée télescopique. Les troupes d’élite de Morales, ces Indiens de l’Altiplano aux poumons hypertrophiés, n’auront laissé aucune chance à ce grand corps alcoolisé en l’abattant comme un chien sur une moquette de luxe. Ci-gît le musicien de rock et le fondateur de la légion sicule de Roumanie, groupuscule pseudo-terroriste de nationalistes hongrois, crapahutant en treillis dans les monts Apuceni et rêvant à un embrasement fratricide des Carpates. Notre mercenaire sicule, la palinka aidant à raccourcir le monde, rêvait à une Hyper-Hongrie de Brașov à Santa Cruz et son sang chaud de Hun et de Khazar, s’épanchant sur la terre des Incas, aura pu lui faire croire, l’espace d’un instant, qu’il avait réussi à fertiliser ce rêve impossible.
Dans son lit, déjà mort, le facétieux Chico à l’humour noir, devait encore sourire de sa mauvaise blague.
Dans une taverne de Cluj-Napoca en Transylvanie, j’avais rencontré R.W, un autoproclamé dissident, normalien originaire d’Alsace, et personnage cultivant ses rencontres avec des idées balisées aux extrêmes des champs politiques, fermentant dans le terreau oriental du poutinisme, irriguées par l’engrais génétiquement modifié des nationaux bolcheviks et pollinisé par d’obscurs idéologues français exilés dans « l’Est sauvage » de l’Europe.
« J’ai rencontré Chico à Budapest, commença R.W, mais je préfère l’appeler de son vrai nom Eduardo Rózsa-Flores. Chico était son nom de guerre en Yougoslavie. Eduardo, je me souviens, était accoudé dans un ruin-bar du vieux ghetto de Pest, apparemment porté sur la boisson, il buvait sec, et en bateleur de cirque vêtu d’un bermuda à grandes poches, fanfaronnait devant un auditoire d’admirateurs en exhibant cinq passeports de nationalités différentes : bolivienne, espagnole, hongroise, russe, et croate ! Je suppose qu’il était homosexuel et qu’il le cachait sous une forme d’homophobie spectaculaire de circonstance. Un type en costume étriqué portant une moustache à la Adolf Hitler, et qui ostensiblement, lui faisait de l’œil du coin du bar, en a fait les frais, en se prenant une volée de coups de poing. Lorsque la police est arrivée, Eduardo a sorti son passeport et les agents se sont excusés. Eduardo était un colonel de l’armée croate, et une légende vivante en Hongrie. »
Alors qu’il couvrait la guerre civile en Yougoslavie pour le quotidien catalan La Vanguardia, Eduardo Rózsa-Flores avait préféré jeter sa défroque de journaliste pour être le premier volontaire étranger de l’armée croate. Formé à l’espionnage dans une école du KGB en Union soviétique, ancien secrétaire des jeunesses communistes hongroises et traducteur personnel du terroriste Carlos lors de ses séjours « ami » dans la Budapest de la guerre froide, il avait les qualités pour gravir rapidement les échelons militaires en créant sa brigade internationale, le PIV, une unité d’élite spécialisée dans les coups de main derrières les lignes serbes du côté d’Osijek. La ville martyre était son terrain de jeu d’où jaillissait, dans les deux camps, le sang des prisonniers que l’on abattait impitoyablement, non sans avoir retiré le matelas d’un grabat, pour le poser derrière les condamnés, afin d’éviter le ricochet des balles sur les murs.
Les commandos de Chico se faufilaient dans ce décor, cette interzone de l’Apocalypse pavée de matelas souillés de sang, entre les ruines puantes traversées d’essaims de mouches noires. Maître absolu de sa troupe de soudards interlopes, il devint un monarque anarchiste, couronné avec les feuilles de ciguë de la paranoïa et la couronne d’épines de la cruauté. Dans la fanfaronnade virile de la guerre, empruntant le masque de la peur pour asseoir son personnage de « matamore », il se déclare ouvertement fasciste et aime se faire appeler « Franco » pour terroriser le tout-venant, revivant à sa façon le Kurtz d’Au cœur des ténèbres de Conrad, substituant l’Afrique à l’Europe et le fleuve Congo à la Neretva. On raconte ainsi, à mots couverts, l’existence de crimes jamais élucidés : la torture et le garrottage d’une jeune recrue suisse soupçonnée d’espionnage, l’assassinat d’un journaliste d’une balle dans la tête, et le meurtre d’un ancien SAS anglais, sans oublier les ennemis anonymes, soldats ou civils serbes, abattus au détour d’un bosquet sous le regard absent des corbeaux aux ventres alourdis par le festin de chair.
Au lendemain de la guerre en Yougoslavie, peut-être par lassitude et nostalgie, devenu colonel sans armée et fasciste sans faisceaux, il accepte de jouer son propre rôle dans Chico, film de la réalisatrice hongroise Ibolya Fekete, et paradoxalement produit par la chaîne Arte. « Un film à la Zelig situé dans les points chauds du globe », affirmait le magazine Variety, sur cet ovni cinématographique racontant la vie d’un homme en manque d’amour, un caméléon se rêvant tout et son contraire : journaliste et soldat, marxiste et fasciste, nomade et nationaliste. Le film retrace ainsi la dérive d’un homme depuis le Chili, la Hongrie, la Croatie, et Jérusalem, tel un errant éternel sur les traces de ses origines paternelles et du judaïsme, qui le conduisent à se recueillir pieusement devant le mur des Lamentations. Mais la dialectique hégélienne du réprouvé creuse son trou à la manière d’un ver mortel avançant, année après année, vers son destin fatidique. Au retour d’Israël, Chico, fervent catholique et membre de l’Opus Dei, se convertira à l’Islam soufi, militera pour la cause palestinienne, et deviendra vice-président des musulmans hongrois et porte-parole d’un groupe de rebelles irakiens.
Dans les années de son après-guerre, on le retrouve donc en Hongrie comme journaliste indépendant, éditorialiste, commentateur TV, acteur, poète et éditeur de la revue littéraire mensuelle KAPU (« Porte » en hongrois). Il vit alors en philosophe, retiré à la campagne, entouré de livres, écrivant son recueil de poésie 69 secrets, amour, poèmes et une explication, tout en caressant affectueusement la tête de son chien Tito. Un poster du Che, qu’il admire, est accroché au mur au-dessus d’une collection de bouteilles vertes d’Unicum, de palinka de Transylvanie, de Tokaj, ainsi que des petites bouteilles d’Underberg glissées dans une cartouchière de chasse.
Le Don Quichotte, dans une édition espagnole, est ouvert sur la table ainsi qu’un livre sur le président bolivien Evo Morales. Sur les étagères, les romans de Perez Reverte côtoient le comte de Monte Cristo d’Alexandre Dumas, Tarzan d’Edgard Rice Burrough, Lord Jim de Joseph Conrad, les œuvres choisies de Lénine, une biographie de Bakounine, les Réprouvés d’Ernst Von Salomon, ainsi que des ouvrages de Károly Kós et de Jorge Luis Borges. Son ordinateur portable est posé devant lui et le mercenaire studieux, fanatique en tout, même en contradictions, écrit sur son blog personnel intitulé Sic semper tyrannis – Mort aux tyrans – alors que le vinyle des Variations Goldberg de Glenn Gould passe sur un vieux tourne-disque et qu’un email de l’Union des jeunesses de Santa Cruz, vient juste d’arriver, scellant le drame qui se jouera en Bolivie.
Revenons à ces trois cadavres emballés dans des sacs-poubelle en cette nuit du 16 avril 2009. Ils ont lié leur destin avec un quatrième homme, le président de la Bolivie, le syndicaliste socialiste indigéniste Evo Morales, la bête noire des petits blancs et des colons enracinés de la « Conquista », l’ennemi mortel des ex-dictateurs et autres gauleiter pro USA de l’Altiplano. Tous les enragés d’une Bolivie blanche, d’une diaspora de putschistes revanchards, inconsciente de son incompétence à monter dans le train de l’histoire. C’est depuis leur bastion de Santa Cruz de la Sierra, qu’ils rêvaient à la victoire de la Croix et du Joug sur l’indien méprisé de La Paz. Depuis plus de neuf mois, le président bolivien était informé du complot ourdi par ces riches commanditaires exilés. Il savait tout de l’opération en cours pour provoquer la sécession du Santa Cruz et planifier le massacre du gouvernement de La Paz et son propre assassinat. Les rapports de ses services secrets s’accumulaient sur son bureau à propos de ces révolutionnaires balkaniques, dirigés par un hongrois bolivien. Le groupe s’était infiltré en Bolivie depuis le Chili, sous le couvert de fausses identités, et, en dépit de toute prudence, ils menaient grand train dans le plus bel hôtel de la ville de Santa Cruz, s’enivrant de pisco et astiquant leurs armes au milieu des réserves de C4.
Le 15 avril, Evo Morales ordonna l’élimination préventive de Chico, et un commando de tueurs fut envoyé, dans le plus grand secret depuis La Paz. Le 16 avril 2009, à 4 :00 du matin 30 membres des forces d’élite pénètrent dans l’hôtel Las Américas, coupant toutes les lignes téléphoniques et progressant furtivement vers le quatrième étage entièrement privatisé par Rózsa-Flores. En l’espace de quelques minutes, les cinq chambres furent secouées par les grenades assourdissantes et une fusillade intense ne laissa aucune chance aux trois conjurés tués sur le coup : Eduardo Rózsa-Flores, Árpád Magyarosi et Michael Dwyer. Seuls deux membres de la cellule terroriste, le croate Mario Tadic et le hongrois Előd Tóásó furent capturés vivants.
Dans une taverne enfumée du vieux Kolozsvár, R.W. exprima une opinion lourde de sens :
« Le retour d’Edouardo en Bolivie ressemble à un suicide !»
R.W alluma une cigarette roulée, et continua :
« Toute sa vie, il a fui l’image de son père, prenant à contre-pied les positions idéologiques de ce dernier !».
J’avais fini ma bière Ursus dans un état de profond doute en songeant à cette forme totalement baroque de s’ôter la vie ! Mais, aujourd’hui, après des nuits d’insomnie à réfléchir et à visionner les images du film Chico, Je ne peux m’empêcher de constater que la frontière est floue entre celui qui ordonne la mort et celui qui la reçoit, tant les personnages d’Evo Morales et de Rózsa-Flores, semblent proches, presque frères par-delà les différences. Je réalise soudain que ces yeux que j’avais cru morts, n’étaient que le regard noir et insondable de l’enfance perdue. La complexité de l’errance balkanique entre la Bosnie, la Hongrie et l’Amérique latine, semble dès lors se dénouer dans la simplicité d’un cercle qui revient à son point de départ comme si le sang retournait au sol. Rózsa-Flores, né en Bolivie retournera donc mourir en Bolivie.
Je songe soudain à l’image d’Evo Morales, au début de son règne, intronisé père de la nation indienne par une néo-cérémonie de paganisme inca, et qui portait encore en suspens le poignard du sacrificateur, mais bien évidemment aucune victime expiatoire n’était présente pour régénérer le monde par le sang versé d’un enfant du soleil. Eduardo Rózsa-Flores aura fui l’image de son père sur tous les fronts de sa vie tumultueuse, mais il reviendra finalement, en fils prodigue, vers le sacrifice d’Abraham, en offrant son âme de guerrier à son pays de naissance. Sous la main armée d’Evo Morales, avatar du père retrouvé, le sang pouvait jaillir du cœur d’un enfant bolivien, le cœur de Chico. Parce que « Chico », en espagnol, veut tout simplement dire : l’Enfant.