La nuit, les Russes bombardent régulièrement Kyiv à coup de missiles et de drones. La journée, la vie bouillonne dans la capitale ukrainienne.
Kyiv, correspondance.
Ce vendredi matin, personne ne regarde le ciel quand les sirènes retentissent sur une terrasse branchée près de la Porte Dorée, un quartier central de Kyiv. Quelques minutes plus tard, la serveuse passe entre les tables en s’excusant, demandant poliment aux clients de quitter le lieu, règles de sécurité obligent. Les ordinateurs se referment. Les cafés passent de mugs à des tasses en plastique. Dix minutes plus tard, les clients sirotent leurs boissons sur les bancs du parc en face, les ordinateurs sur les genoux. Les conversations reprennent calmement, un œil sur les chaînes Telegram qui annoncent le lancement de missiles ou le décollage d’avion russe à la frontière. « On s’est habitué, c’est notre nouvelle routine », souffle Maria en s’installant sur un banc. Une habitude de guerre devenue une seconde nature de la vie « d’après le 24 février ».
40% des heures de sommeil perdues
Dix-huit mois après le début de la guerre lancée par la Russie, les habitants de la capitale se sont habitués aux alertes aériennes quotidiennes. Certains, notamment ceux avec des enfants, se dépêchent de rejoindre le métro ou les parkings souterrains au son des sirènes, mais beaucoup comptent sur la défense anti-aérienne pour détruire les drones ou les missiles russes. En pleine contre-offensive, les Russes continuent de terroriser la population et d’épuiser les défenses aériennes en lançant des attaques. En mai, les frappes étaient quasiment quotidiennes. Selon les calculs de la version ukrainienne du magazine Forbes, les résidents qui respectent les appels à se mettre à l’abri à chaque alerte ont perdu 40% de leurs heures de sommeil en mai.
Iryna fait partie de ceux-là. La jeune femme de 27 ans va systématiquement dans le couloir pour s’éloigner des vitres qui pourraient exploser en cas de bombardements. « Comment appeler ça autrement que du terrorisme quand tu te réveilles à trois heures du matin pas pour aller chercher de l’eau mais pour aller à l’abri à cause d’explosions? », s’insurge-t-elle.
Une nuit un peu plus bruyante que les autres, la jeune femme est allée frapper à la porte de l’école en face de chez elle, dans un quartier dortoir de la rive gauche, à Osokorky. « Le métro est à 15 minutes et si les Russes envoient des missiles balistiques, ils arrivent à Kyiv en cinq minutes », explique-t-elle. Comme beaucoup d’écoles, le bâtiment possède un abri et doit accueillir les résidents qui le souhaitent. Mais ce soir-là, la concierge a refusé de la laisser entrer.
La nuit suivante, le 1er juin, deux femmes et une fillette de neuf ans sont décédées à Kyiv après une attaque de missiles. Des vies fauchées devant la porte de l’abri anti-bombe d’une clinique, elle aussi restée fermée. Ce drame a suscité l’émotion et la colère en Ukraine. Un an et demi après le début de l’invasion, les autorités ont constaté qu’un tiers des 4.600 abris de la capitale étaient hors d’usage. Après la plainte d’Iryna à la mairie, l’abri de l’école a été ouvert au public. D’immenses flèches ont été taguées sur le sol pour indiquer l’entrée. « C’est grave que des gens aient eu à mourir pour ça », souffle-t-elle.
Mcdonald’s un vendredi soir
Si un étranger était en visite par hasard à Kyiv, pas grand-chose ne pourrait cependant lui rappeler qu’il est au cœur d’un des conflits les plus intenses du siècle. Les rues, les terrasses des cafés et des pubs font le plein. La plupart des check-points montés à la hâte l’année dernière avec des sacs de sable et des blocs de béton ont disparu. Seuls restent quelques hérissons anti-tanks tchèques parsemés près des grands boulevards.
En mai, le doyen de l’université de la Kyiv School of Economics Tymofiy Mylovanov a partagé sur Twitter une vidéo vue près de dix millions de fois d’un Mcdonald’s plein un vendredi soir à Kyiv. Les réactions surprises et même critiques à la vidéo l’ont poussé à faire des tweets explicatifs. « Les gens disent qu’on ne dirait pas une zone de guerre, mais c’est une zone de guerre », s’insurge-t-il. « La nuit dernière, je me suis réveillé au son des explosions. Il y avait trois gros boums très proches devant notre appartement. Les vitres tremblaient mais elles ont tenu ». C’était la plus grande attaque de drones depuis le début de l’invasion sur la capitale, avec 52 engins interceptés sur 54 envoyés vers la capitale. « Je suis la personne qui a pris cette vidéo au McDonald’s vendredi soir, et qui pourrait facilement être tuée par un drone samedi soir. Donc, oui, c’est une zone de guerre », poursuit Tymofiy Mylovanov. Aller au cinéma, au restaurant, « ça nous aide à oublier la guerre pour quelques heures mais ce n’est pas pareil » qu’avant, estime l’universitaire.
Dans le sud de la ville, sur l’ancien hippodrome, les hipsters et étudiants en vacances se pressent à un festival avec des concerts, des expositions, des stands d’artisans… La plupart des objets sont vendus pour soutenir l’effort de guerre. Sur un grand cadre en bois, Tetyana Koziantchouk apprend à deux festivalières à tisser des filets de camouflage pour l’armée. Son association de quartier, « Crazy Spiders », coud chaque mois au moins 3 km2 de filets qui servent à cacher le matériel militaire sur le front. Leur liste d’attente est de deux mois. Toutes les nuits, Tetyana reçoit des demandes de soldats sur le front. À l’image de l’armée de bénévoles qui fournit l’armée en Ukraine, la jeune femme récupère des garrots, des médicaments, des vêtements. « Tout ce dont ils ont besoin, je l’envoie », lance-t-elle. « Fatigué ou pas, on trouve toujours du temps pour faire quelque chose. On pourra se reposer après la victoire. » Comme 87% des Ukrainiens, Tetyana se dit toujours optimiste sur l’issue de la guerre, même après 500 jours d’invasion.
Il y a quelques semaines, des débris de missiles sont tombés à côté de son local. « Si pas nous, alors qui ? On croit toujours à la victoire, on fait tout pour qu’elle se rapproche », souffle cette ancienne actrice qui n’a plus participé à un tournage depuis le début de l’invasion. Les premiers jours, la quinquagénaire souriante s’est bien rendue à la défense territoriale, forte de ses compétences en tir, mais on l’a refusée. Elle s’est rabattue sur les filets de camouflage, qu’elle tisse de neuf heures du matin à neuf heures du soir quasiment tous les jours depuis le 24 février 2022.
Les bouchons étranglent à nouveau les avenues de Kyiv, mais les plaques viennent d’autres régions : Kharkiv, Donetsk, Louhansk, Zaporijjia… La capitale a retrouvé sa population d’avant guerre, 3,5 millions de personnes.
À l’époque, la capitale, encerclée par les troupes russes, pilonnée par les missiles est désertée par un habitant sur deux qui fuient par des trains bondés ou en voiture. Aujourd’hui, le temps semble loin. Les bouchons étranglent à nouveau les avenues de Kyiv, mais les plaques viennent d’autres régions : Kharkiv, Donetsk, Louhansk, Zaporijjia… La capitale a retrouvé sa population d’avant guerre, 3,5 millions de personnes. Les déplacés internes de l’Est ont remplacé les réfugiés de Kyiv partis vers l’Union Européenne. Dans la rue, de plus en plus de monde parle ukrainien. Les publicités reviennent peu à peu dans le métro. Jusqu’à l’été dernier, il n’y avait que des affiches patriotiques et des posters de la Saint-Valentin que personne n’avait pris le temps d’enlever.
« C’est comme à la mer, les gens sont détendus, c’est le week-end, regardez », lance Oleksandr, chauffeur de taxi, en montrant les passants qui se baladent sous un grand soleil sur les quais du Dniepr. Le quarantenaire cache son inquiétude sous sa légèreté de façade. Il montre une photo de lui dans un cockpit de Boeing. « Avant, c’était ça que je conduisais », souffle cet ancien ingénieur aéronautique, qui a gardé ses lunettes d’aviateur sur le nez, malgré son chômage forcé. Tous les appareils sont cloués au sol, mais ce spécialiste part parfois en Moldavie faire de la maintenance.
Cette année, qu’importe l’interdiction de la mairie qui veut éviter de mobiliser les services de secours, les plages sont pleines. La capitale vit dans une sorte d’hédonisme estival, comme une relique de la vie d’avant à laquelle on s’accroche. Si la ligne de front est à des centaines de kilomètres, personne ne l’oublie. On veut juste vivre plus fort, comme un pied de nez à l’armée russe qui a voulu capturer la ville et détruire ce mode de vie.
L’esprit au front
Dans le parc des expositions, les jardins parsemés de pavillons à l’architecture soviétiques rassemblent des familles et des groupes d’amis. Dans l’un d’eux, des dizaines d’invités participent à un mariage. Plus loin, un homme déguisé en licorne anime l’anniversaire d’une fillette et de ses amies, qui virevoltent de joie, des ballons de baudruche à la main.
« Les civils doivent vivre une vie civile normale et paisible, que les gens sortent en boîte, aillent se balader ! En tant que personne qui a vu un Kyiv vide au début de l’invasion, je peux vous dire que ce vide c’est l’horreur ! »
Un peu plus loin, Anna* est nerveuse. Traînée par une amie, elle va à un concert du groupe de musique ukrainien Tember Blanche. Dans cet immense parc, le premier abri est à quinze minutes de marche. Trop loin pour avoir le temps d’y courir en cas d’attaque. Récemment, cette traductrice a travaillé avec des militaires ukrainiens. « Je comprends que la vie continue… mais je ne peux pas… Il y a des gars au concert, eux, ils ont une chance de s’amuser, d’aller se promener, de voir leurs proches, leurs amis. Et les gars avec qui j’ai travaillé, ils sont allés à la guerre juste après l’école. Je n’arrive pas à accepter le fait que des garçons de 22 ans doivent se battre pour que l’Ukraine soit une nation au lieu de vivre leur vie, de faire de la moto, de voyager… » La jeune femme s’inquiète pour « ses gars », aujourd’hui en plein cœur de la contre-offensive. À Kyiv, les funérailles se succèdent, rappelant tristement le prix de cette paix de façade. La grande majorité des Ukrainiens – 78% – ont des parents proches ou des amis qui ont été blessés ou tués à cause de l’invasion russe, selon un sondage publié en mai. En moyenne, on parle de sept personnes sur dix, que ce soit pour les habitants des régions proches ou éloignées de la ligne de front.
Dzianis, commandant de la légion bélarusse, se souvient de son ami Ilia, décédé dans les premiers jours de l’invasion. À Irpin, les deux jeunes hommes défendaient Kyiv, armés de kalachnikovs face aux dizaines de chars russes, raconte le militaire, rencontré par Le Courrier dans le parc Taras Chevtchenko, en plein centre de la capitale. « Les civils doivent vivre une vie civile normale et paisible, que les gens sortent en boîte, aillent se balader ! En tant que personne qui a vu un Kyiv vide au début de l’invasion, je peux vous dire que ce vide c’est l’horreur ! », s’exclame le militaire, assis sur un banc, à quelques dizaines de mètres de là où une frappe russe a fait plusieurs morts en octobre dernier. « C’est lorsque la vie paisible devient impossible que c’est la guerre. Mais regardez autour de vous, la vie est possible et cela signifie que l’armée fait bien son travail », poursuit le soldat. Derrière lui, des papys jouent calmement aux échecs en buvant de la vodka malgré la chaleur accablante et l’heure matinale. L’un d’eux lui propose une partie. « La vie en paix existe car il y a des militaires qui font la guerre », lâche Dzianis en montrant le parc autour de lui. « C’est dur, c’est du sang, de la douleur, mais c’est pour ça que l’on se bat. »
*Son prénom a été modifié.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.