A quasiment chaque nouvelle rencontre que je fais en Hongrie, ça ne loupe pas : la première question posée est neuf fois sur dix la même : «Entre Paris et Budapest, laquelle préfèrez-vous ?». Cela me rappelle un peu le «De ton papa et ta maman, qui préfères-tu, mon petit ?».
Pour rester dans un contexte familial ou sentimental, je dirais de façon un peu simpliste et prétentieuse que Paris est ma légitime blonde, élégante et raffinée, et Budapest ma maîtresse brune, un peu coquine et sauvageonne… Bref, les deux me conviennent, voire me sont indispensables.
Entre Paris et Budapest, beaucoup de points communs, mais aussi de forts contrastes. On qualifie parfois Budapest de «Paris de l’Est», terme à mon sens mérité.
Les points communs : ces grandes avenues «hausmanniennes» bordées d’immeubles bourgeois, du moins côté Pest. Cette animation, ces boulevards bordés de théâtres, parsemés de kiosques et de colonnes Morris. «Hausmannien»… Il se trouve justement que l’un des principaux architectes à qui l’on doit ce bel urbanisme s’appelait Hauszmann. Le nôtre n’était pas architecte, mais préfet. Mais bon… ils ont œuvré à la même époque et dans le même sens.
Mais de grands contrastes également. A commencer par leurs fleuves : un Danube large et majestueux que seuls cinq grands ponts osent enjamber dans son centre. Face à cela une Seine plus étroite, mais si charmante, se laissant orner par une multitude de ponts dont l’enfilade constitue un bien agréable spectacle, moins impressionnant, mais plus apaisant, sans parler des quais plantés d’arbres et de ses deux îles jetées avec bonheur côte à côte au milieu de la cité, se chevauchant presque. Contraste par le paysage aussi, avec ces vertes collines de Buda parsemées de villas qui n’en finissent pas d’onduler à l’assaut de l’horizon.
Mais, paradoxalement (malgré la parenté «hausmannienne») c’est aussi et surtout dans le style de ses immeubles que je vois une différence notable. L’un des attraits de Paris réside dans l’unité de ses façades avec leur belle pierre blonde qui n’en fait que mieux ressortir la beauté de ses balcons en fer forgé, bien sagement alignés d’un immeuble à l’autre. A Budapest, c’est précisément l’inverse: foisonnement de styles des plus variés, le néo-gothique côtoyant sans complexe l’Art nouveau, le classique ou le néo-Renaissance. Des immeubles aux tailles souvent impressionnantes, parfois un peu mégalos avec leurs atlantes et autres statues géantes.
Différence qui se ressent encore plus à l’intérieur : halls parfois ornés de statues et vasques de marbre (Andrássy), cours et cursives souvent décorées d’arcades, appartements avec leurs grandes pièces en enfilade au plafond atteignant jusqu’à 4 mètres (chez votre serviteur).
Mais arrêtons là la comparaison, car elle mériterait un ouvrage en plusieurs volumes qui n’est pas ici notre propos. Et intéressons-nous de plus près à Budapest.
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Première remarque : ce contraste saisissant entre des immeubles superbement restaurés et repeints et d’autres qui les côtoient dans un état de ruine parfois dramatique, voire peu rassurant (risques d’éboulement, balcons disparus, stuc effrité et briques mises à nu). Une explication : lors du changement de régime au début des années quatre-vingt dix, la Municipalité (ou l’Etat) eut hâte de revendre les immeubles dont la gestion et l’entretien constituaient un gouffre financier. Pour en faciliter et accélérer la privatisation, elle céda pour un montant symbolique les appartements aux personnes qui les occupaient. Occupants installés en majorité sous le régime communiste, aux revenus le plus souvent modestes. Et qui donc, nouveaux propriétaires, n’ont pas les moyens d’entretenir leur bien. D’autant que l’entretien et la rénovation coûtent infiniment plus cher qu’à Paris, du fait que ces immeubles sont construits en brique recouverte de stuc, souvent décoré de fresques…
Certains architectes déplorent de voir les grands appartements de la belle époque dénaturés du fait de leur division en deux, trois logements sous le régime communiste. (Dénaturation non seulement inesthétique, mais dangereuse du fait qu’elle alourdit les structures par la multiplication des sanitaires). Ils souhaiteraient revoir ces appartements (surtout sur l’avenue Andrássy) retrouver leur splendeur d’antan. C’est là nourrir des rêves, certes séduisants, mais insensés à mille points de vue. Non, je pense que le processus est irréversible.
Par contre, une solution existe pour restaurer à moindre frais les immeubles usés: la vente à prix symbolique (pratiquement cédés) des combles à un promoteur qui en fait des lofts et duplex de luxe revendus à prix élevé. En échange, le promoteur restaure la façade et la cage d’escalier où il installe un ascenseur.
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Un paradoxe qui me tracasse. Reposant sur une véritable mer d’eaux chaudes, Budapest, grande station thermale, me semble assez avare en fontaines. Quand je pense par exemple à Madrid, censée occuper un sol aride, pourtant si riche en fontaines, je me pose des questions. Un grand jet d’eau, certes, sur l’île Marguerite, mais des fontaines, je n’en connais que bien peu: celle de la place Erzsébet, une dans la cour du chậteau et – je ne sais si elle fonctionne- une petite chute d’eau sur le Mont Gellért (et je crois que j’en oublie une du côté de la place Kosztolány, un peu comme celle de notre Porte de St Cloud). Voilà qui est bien peu… Et pourtant, comme la ville pourrait être embellie ! Je pense à la place des Héros (Hősök tere), immense espace dallé, imposant, mais froid comme tout, car vide. Sans vouloir donner de leçon (ce que je fais quand-même…), deux belles fontaines sur le côté ne seraient pas de trop pour «meubler» ce grand espace ennuyeux (pensons, dans un genre voisin, à notre place de la Concorde), de même que quelques jolis bancs en pierre sculptée. Autre lieu où j’en mettrais bien: l’Octogone (deux petites sur les espaces fleuris), cette place qui, dans une dimension plus modeste, me fait penser au Rond-Point des Champs Elysées. Bon, on va me trouver „maniaque” des fontaines, peut-être, mais regardez ailleurs: Rome et Paris (Vienne, non). Un bon point: tous ce petits jets d’eau qui agrémentent les nouveaux espaces piétonniers, au demeurant fort réussis (Szabadság tér, Március 15-e tere) ou encore le boulevard Károly körút. Léger progrès, mais „pourrait mieux faire”… (que notre maire István Tárlos, qui, de toute façon, ne me lira pas, pardonne mon infatuité !).
Espaces piétonniers. Justement ! Les quais supérieurs du Danube côté Buda entre le pont de Chaîne (Lánchíd) et la place Batthyány (Bem rakpart, face à l’Institut français): j’imagine une belle promenade qui viendrait en prolongement du Corso en vis-à-vis. Pour preuve qu’elle serait fréquentée, les fêtes autrefois organisées par l’Ambassade de France qui y attiraient des foules chaque 14 juillet. Sa transformation en promenade ne gênerait nullement la circulation. Tout au plus pourrait-on y laisser le petit tramway ancien qui y ajouterait même une note de nostalgie. Quant à la vue, tout aussi superbe que celle que l’on a le soir depuis le Corso en face: Basilique, Parlement, Pont de Chaînes, Palais Gresham magnifiquement éclairés. Je donne fort à parier que des terrasses y feraient le plein.
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Ces petits conseils dits (plus pour me défouler que pour être écoutés), je voudrais maintenant citer trois exemples qui illustrent à quel point la bureaucratie ou les conflits locaux peuvent avoir des conséquences désastreuses sur l’environnement.
Premier exemple : l’ancien palais Drechsler qui fait face à l’opéra. Il avait hébergé l’Institut du Ballet. Soucieuses de réaliser un bénéfice, les autorités ont un jour décidé de transférer l’Ecole de Danse en banlieue pour revendre le palais, à une chaîne hôtelière, je crois (mais je peux me tromper). Sauf que la transaction fit long feu et que le bâtiment, orphelin, se trouve à l’abandon, vide, depuis plusieurs années. Et il ne se passe rien, sauf que ses fenêtres, parfois barrées de planches, se couvrent de crasse et qu’il reste cerné d’un horrible échafaudage de bois destiné à protéger les passants des chutes de pierre. Face à l’opéra ! Je ne sais ce que que vous en penserez, mais j’y vois, quelles que soient les excuses que l’on se donnera, un véritable scandale. (Et quand je revois ces photos des années 1900 où son rez-de-chaussée et sa terrasse étaient occupés par un immense café alors réputé…le café Reitter)
Autre cas similaire à tout juste 300 mètres (direction Octogone) : le fameux immeuble du 47, avenue Andrássy, dont parle tout le pays. Même état, sauf qu’il est encore occupé par quelques locataires, qui, me dit-on, refusent obstinément d’en partir. On a beaucoup débattu, critiqué, voire esté en justice sur ce cas. Mais toujours est-il qu’il est là, dans cet état depuis des années, masse noire, comme un immense météorite tombé en plein milieu de l’avenue. Et pourtant, quel beau bâtiment cela devait être à l’origine! J’ignore les dessous de l’affaire, mais est-ce normal, admissible ? Je ne connais que relativement peu de métropoles, mais ai du mal à imaginer cela ailleurs, sauf peut-être dans les Balkans, à Alger ou en Asie centrale. Mais Budapest est bien „européenne” et n’appartient pas aux Balkans. (Un bon point : la restauration de la merveilleuse salle Lotz au 1er étage, salon de thé, de la librairie Alexandra au numéro 39 de l’avenue. Oui, mais cela est dû à une initiative privée : une salle immense et un merveilleux plafond décoré par l’artiste qui a peint l’opéra.)
Dans le même ordre d’idée (troisième exemple) : l’état lamentable des arcades de la rue József Attila qui relie le Corso et le pont de Chaînes à l’avenue Andrássy : une artère très fréquentée, qui me rappelle notre rue de Rivoli. Espace presque totalement abandonné, sans vitrine (ou aux vitrines lugubres), sombre, envahi par des clochards. Un ami qui réside dans le voisinage m’en a donné un jour une explication : chacun se rejetterait la pierre entre: propriétaires privés, arrondissement et municipalité. Je ne sais ce qu’il en est, mais c’est tout simplement honteux et inadmissible.
Dans un autre genre, je pourrais aussi citer le bloc en ruine de l’ancien ministère de la Défense qui mutile horriblement l’accès à la belle esplanade du Château (place Saint Georges – Szent György tér, à l’angle de Dísz tér et de Színház utca): laissé à l’abandon car au moment de sa restauration, la dispute a été telle entre la Municipalité et l’arrondissement sur son affectation que le délai imparti pour obtenir les fonds européens a été dépassé et le projet abandonné .
Un autre point noir : tout cet espace situé en amont du pont Elisabeth sous la colline du château : l’ancien «bazar du château» dont on reparle régulièrement, mais sans rien faire, depuis trois décennies.
Et pour terminer : les gares… La gare de l’Ouest (construite par la société Gustave Eiffel) constitue l’un des passages obligés pour les touristes: très belle architecture avec ses tourelles et loggias et sa merveilleuse verrière. Mais pourquoi en avoir masqué le jardin et le charmant kiosque par une structure moderne destinée à son agrandissement (côté Westend) ? On aurait pu au contraire les mettre en valeur sans compromettre l’agrandissement. J’ai lu quelque part qu’elle recèle une très belle salle destinée à accueillir François-Joseph et Sissi lors de leurs passages. Rien que des petits troquets et échoppes vraiment peu attirants, parfois glauques (et même une disco tapageuse), ladite salle étant condamnée, probablement pour servir de bureau ou de dépôt ? Quant à la verrière, restaurée il y a peu d’années, elle laisse largement passer la pluie, de sorte que je dois ouvrir mon parapluie à l’intérieur de l’édifice !
La gare de l’Est, plus monumentale et dont la façade a été joliment repeinte, possède également une salle d’apparat (toujours pour recevoir les souverains), pour le coup merveilleusement restaurée, mais pratiquement „cachée” sur le côté, car elle ne permet un accès qu’aux voyageurs munis de billet et est pratiquement vide. Dommage !
Un remarque générale, maintenant. Repensant, par exemple aux gares : pourquoi le propriétaire (la société des chemins de fer) n’impose-t-il pas aux commerçants un minimum de tenue esthétique ? Apparemment, non, la MÁV (SNCF hongroise) semble peu s’en soucier. Je repense à Paris où, par exemple, la Municipalité impose sur la place de l’Opéra et sur les Champs-Élysées des réclames lumineuses de couleurs blanche ou bleutée (à l’exclusion, donc, des rouges, jaunes ou verts criards). C’est ce qui en fait en partie l’élégance. Sans aller jusque là, je pense que les autorités municipales (ou la MÁV) gagneraient à veiller davantage à une meilleure tenue.
Une excellente initiative, par contre: cette décision (qui remonte, je crois, à la fin des années 90) de prolonger la ville vers le Sud en y implantant des nouvelles résidences et un grand espace culturel regroupant au bord du Danube le Théâtre national et le «palais des Arts» (Müpa), avec sa merveilleuse salle de concert (et le beau bâtiment moderne de l’Université Corvinus et la voûte du nouveau centre CET en vis-à-vis… inaffecté pour cause de dissensions…). Une façon de désengorger le Centre et de déplacer légèrement le centre de gravité de la capitale. Un peu comme notre Est parisien (Bercy, opéra Bastille). Une touche de modernité, également. Mais pas forcément populaire, et souvent critiquée par une opinion généralement opposée aux projets un peu ambitieux. Telle cette idée de moderniser les installations du musée des Beaux Arts en s’inspirant de notre Louvre qui fut presque unanimement repoussé: édification d’un cube en verre, mais relativement discret, qui aurait donné accès à une entrée souterraine animée par de nombreuses activités. Donc, adieu, le projet. Le musée conservera pour longtemps encore son entrée, certes monumentale, mais poussiéreuse et devenue inadaptée..
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Pour terminer, quelques suggestions qui émanent cette fois, non de ma personne, mais de spécialistes autrement plus sérieux et compétents. Je me bornerai à en citer ici deux, mais sans trop prendre parti.
Réduire la circulation automobile sur l’avenue Andrássy, du moins sur son tronçon le plus fréquenté entre l’Octogone et la place Deák. L’urbaniste qui avançait cette proposition regrettait notamment de voir l’avenue transformée en «prolongement» d’une autoroute qui débouche en amont (M3). Je trouve son jugement un peu dur, d’autant que je n’ai pas l’impression d’une circulation si dense et que les trottoirs sont suffisamment larges pour contenir le flux des passants. Seule exception: l’espace situé face à l’opéra que j’aménagerais en place semi-piétonnière. Autre idée avancée: supprimer ces «autoroutes qui encadrent le Danube» (sic), terme un peu excessif pour désigner les voies sur berges. Pour les transformer en promenades. Je sais qu’on en parle pour Paris… Cela est-il imaginable à Budapest? En l’état actuel, je ne le pense pas… (Autre axe critiqué: l’avenue Rákóczi avec ses vapeurs d’essence et bus géants qui frôlent à tout vitesse les piétons qui se hasarderaient sur les bords du trottoir, démarche hautement suicidaire.)
Si je ne partage pas ces reproches, du moins dans la situation actuelle, il traduisent néanmoins un souci réel: celui d’une domination excessive de la voiture qui occupe trop d’espace, et avec insolence. Parcage sur les trottoirs, absence de passages protégés aux carrefours des rues latérales, feux qui vous laissent à peine le temps de traverser les larges avenues (sans refuge au milieu). Personnes âgées, femmes avec poussettes (gymkhana acrobatique entre voitures et poubelles..), que je vous plains !.
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Mais bon, ne noircissons pas trop le tableau. Dans l’ensemble, Budapest demeure une ville bien agréable à vivre et où il fait bon flâner, que ce soit dans ses zones piétonnes, sur les Boulevards ou encore sur le Corso, par exemple le soir au coucher de soleil (spectacle grandiose dont je ne me lasserai jamais). Et ce côté «villégiature» que je ressens moins à Paris dans les mois d’été. Et puis… tout ce que je viens d’évoquer se limite pratiquement à la ville de Pest ; mais n’oublions pas Buda avec sa verdure, ses villas et ses hautes collines boisées qui offrent de belles perspectives et mille possibilités de randonnées et excursions. Je ne parle même pas des bains pour lesquels mes compatriotes font volontiers le voyage de France. Car Budapest est aussi, rappelons le, une ville thermale, la plus grande d’Europe avec ses 120 sources.
(Et je ne parle pas non plus des éclairages où, pour le coup, de grands progrès ont été accomplis. Une petite féerie dont le visiteur ne se lassera pas…).