Apparus en Californie il y a près de quinze ans, les espaces de coworking essaiment de plus en plus dans le centre-ville de Budapest. Ces locaux lumineux au design contemporain attirent autant les travailleurs indépendants locaux que des « freelance » originaires de toute l’Europe. Le dynamisme de cet écosystème pourrait bien faire de la capitale hongroise un eldorado de la « nouvelle économie ».
Budapest – L’immeuble à la façade Art Nouveau compte plusieurs étages, entièrement occupés par les bureaux de « Loffice », le premier espace de coworking de Budapest, qui a ouvert ses portes en 2009. Au rez-de-chaussée, dans la large pièce réservée aux usagers du lieu, des gros tuyaux en aluminium qui devaient certainement servir autrefois de système de ventilation, montrent que l’endroit n’a pas toujours abrité des programmateurs, designers et autres bloggeurs. Les 950 mètres carrés et les cinq étages et demi de Loffice accueillaient autrefois l’imprimerie Hermann qui a fonctionné une vingtaine d’années au début du XXe siècle. Les gigantesques appareils de tirages et d’impressions ont entre temps dû laisser place à un mobilier sobre, moderne et monochrome.
Sur les bureaux en bois nouveau, à la disposition hasardeuse mais fonctionnelle, sont attablés, en tout et pour tout, une trentaine de travailleurs. Autour d’eux se trouvent éparpillés, ici ou là, des tupperwares de nourritures, des couverts, quelques stylos et feuillets, ainsi qu’une armée d’appareils marqués du logo d’Apple. Les chuchotements et tapotements de claviers sont les seuls bruits perceptibles dans un endroit propice au travail et à la concentration.
De temps à autre, on se déplace du bureau jusqu’à la cuisine, d’où proviennent par ailleurs des effluves enivrants de café. En fond sonore, des musiciens interprètent joliment une symphonie de violon qui nous rappelle qu’à deux pas d’ici, des petits génies en herbes révisent leurs gammes au sein d’un bâtiment rattaché à l’Académie de musique Franz Liszt. Le son de la mélodie s’amplifie dès lors que quelqu’un entrouvre l’une des portes menant à la terrasse, sur laquelle se retrouvent six ou sept « coworkers » y fumant et discutant sans retenue sans doute pour célébrer l’arrivée du printemps à Budapest.
A l’intérieur, près de la porte d’entrée, sur un sofa vert vintage, est assise en tailleur une trentenaire, plutôt du genre « artiste », cheveux courts bruns et en bataille, les yeux s’égarant souvent à l’horizon. Notre venue a attiré son attention. Elle se lève et se présente. Elle se prénomme Anna mais tout le monde l’appelle Panni. C’est elle la « boss » des lieux. Celle qui, en compagnie de sa sœur Kata, a fondé Loffice il y a dix ans de cela.
« Nous voulions créer quelque chose d’innovant »
Nous invitant sur la terrasse, elle accepte volontiers de nous conter les débuts de son aventure familiale. « Nous voulions créer quelque chose d’innovant pour aider les personnes qui ne travaillaient pas dans des grandes entreprises, celles qui souhaitaient élaborer des business nouveaux. On s’est inspirées de modèles existants aux États-Unis, à Vienne et à Londres », se souvient-elle en ajoutant qu’il s’agissait à l’époque d’un « sacré pari » et que « peu de personnes ici croyaient en la viabilité d’une telle entreprise ». Il est vrai que l’idée de startup n’était pas très commune en 2009 à Budapest, même si en avril de la même année naissaient Prezi et ses logiciels qui, aujourd’hui comptent plus de 100 millions d’utilisateurs à travers monde.
Depuis l’arrivée des premiers coworkers – « des managers d’un groupe de musique qui sont restés jusqu’en 2016 » -, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de Budapest et le projet initial des deux sœurs a fait son petit bonhomme de chemin. Loffice compte désormais deux autres espaces à Budapest et s’est également délocalisé près du lac Balaton ainsi qu’à Vienne, en Autriche. En tout, plus de cent coworkers travaillent chaque jour dans les bureaux d’une entreprise qui, désormais, compte une dizaine d’employés.
Malgré ses succès et son expansion, la philosophie des lieux n’a pas changé. « Depuis 2009, Loffice demeure un espace de coopération dans lequel les démarcations professionnelles classiques sont abolies. Un lieu de collaboration où le partage de compétences, le réseautage et le bien-être au travail sont les maîtres-mots et dans lequel s’épanouit la communauté », rappelle Panni.
La « communauté » au coeur d’un business florissant
La « communauté », c’est un terme qui revient de manière insistante dans la bouche de Panni et de celles de tous les gérants d’espaces de travail collaboratif que nous avons rencontrés. « Sans elle, pas d’espace de coworking », nous assène-t-elle. « C’est pour et grâce à elle que Loffice existe et se développe« . La communauté représente tous ces gens qui décident un jour de travailler dans un espace de cotravail, en bon français. En échange, le lieu offre à ses membres ce dont ils ont besoin, ce pourquoi ils reviennent chaque mois : des bonnes conditions de travail, des offres mensualisées et flexibilisées au maximum pour répondre aux besoins de chacun, des espaces sociaux pour se rencontrer et se détendre, un internet béton armé…
Sous la houlette de Panni, Loffice n’hésite jamais à organiser au sein même de ses bureaux des conférences et créer de nouveaux projets à même d’intéresser les membres de la communauté, de les faire évoluer professionnellement ou, tout simplement, afin de faciliter l’existence de ces derniers. C’est le cas par exemple du concept de « co-workid » mis en place depuis quelques mois par Anna et Kata, qui permet aux parents de disposer d’une crèche au sein du bâtiment faisant office de lieu de travail. Ou celui de « Vienna WOW », qui aide les entrepreneurs hongrois à créer leur propre business en Autriche.
À l’ombre de Loffice, de nombreux espaces plus petits mais pas moins dynamiques
Cette idée d’offrir toujours plus d’options à sa communauté n’est toutefois pas propre à tous les espaces de coworking à Budapest. La plupart d’entre eux, ne disposant pas d’autant de superficie que Loffice pour développer de nouveaux projets, font souvent avec les moyens du bord. Ce qui ne les empêche pas d’attirer également des coworkers et de créer ainsi leur propre communauté. Lorsqu’il y a un an et demi, Dániel décide de transformer son appartement en espace de travail et de fonder par la même occasion « Muse », il ne dispose alors pas d’une place énorme. Pourtant, d’un naturel créatif, il a réussi à agencer un lieu esthétique et confortable, avec des bureaux très espacés les uns des autres. Sans même n’avoir jamais réalisé « aucun travail marketing avec son business », il a attiré dans ses filets une communauté composée d’une dizaine de personnes « créatives et à la recherche d’inspirations ». A l’image des lieux où ils travaillent chaque semaine.
Komodor, fondé par Ivan, un Français expatrié en Hongrie, est l’un des plus petits espaces de travail collaboratif sur Budapest. Il consiste en un appartement d’environ soixante mètres carré converti en espace de coworking, car son fondateur cherchait lui-même un bureau dans le cadre de son travail de négociant en matériel industriel. Bien qu’Ivan s’y connaisse bien en matière d’organisation d’évènements à Budapest – il est le fondateur des fameuse soirées « Internationale Meeting Point » (IMP) – il n’a guère la place d’offrir des conférences à sa communauté.
Cependant, tout est réuni à Komodor pour travailler dans des conditions optimales : « Ici, chacun a son propre bureau, casier ; les chaises sont en cuir et de qualité. Tout le monde a son « pass » qui permet de rester la nuit ou de venir le weekend. Bien que l’on soit en plein milieu du septième arrondissement, l’endroit est absolument calme. Les panneaux insonorisants modernes que j’ai installés couvrent l’ensemble des bruits de l’extérieur ». Depuis des mois maintenant, Komodor affiche complet et Ivan se voit refuser « quatre à cinq nouvelles demandes » chaque semaine.
« Chez soi, on est tout le temps distrait par quelque chose »
Si l’atmosphère au sein de l’espace et les conditions de travail offertes – relatifs au bien-être des travailleurs – semblent être des critères fondamentaux au moment de choisir sa communauté, les tarifs proposés par les différents espaces de coworking pèsent également lourd dans la balance.
« Le temps c’est de l’argent, le moins je voyage, le mieux c’est », nous confie par exemple Tamás, un jeune manager revenu en Hongrie en septembre dernier après avoir passé quatre ans en Angleterre. « J’ai visité deux ou trois autres espaces dans le quartier », poursuit-il. « Mais Muse était le plus familial avec un espace de travail confortable qui me convenait ». La location et l’ambiance générale. L’ambiance générale et la location. Tels sont les deux critères revenant également dans les propos des coworkers à l’heure de choisir leur espace de travail.
Tant qu’à travailler confortablement à deux pas de chez soi, pourquoi ne pas rester à la maison ? De manière unanime, il apparait que les espaces de travail partagé offrent un équilibre et une autodiscipline professionnelle difficiles à trouver en situation de « home office » : « Chez soi, on est tout le temps distrait par quelque chose », nous avoue Tamás. « Après un bon lunch, généralement, je fais la sieste, alors qu’ici non. On est dans une ambiance de travail, on est plus efficace », renchérit Karan, un travailleur indien qui a découvert Budapest et Loffice en janvier 2019.
De même, travailler à la maison peut parfois aliéner certains individus jusqu’à dangereusement empiéter sur leur vie personnelle. C’est ce que nous explique Simon, trentenaire, responsable SEO qui a trouvé son bonheur à l’Up center à deux pas de chez lui : « J’avais beau me dire à 18h que j’arrêtais de travailler, je ne pouvais pas. A 19h, j’allais souvent voir si je recevais un email, si un de mes clients m’avait répondu… ».
Le fait d’appartenir à une communauté enchante la plupart des coworkers qui apprécient particulièrement les petits instants de vie sociale qu’ils n’auraient pas en travaillant de chez eux : pause-café, lunch en commun, apéritifs… Mais c’est surtout d’un point de vue professionnel – dans les coopérations entre travailleurs – que la notion de communauté prend tous son sens. Dans l’ensemble des espaces de coworking, il apparait que l’on partage aisément des compétences, des réseaux ou que l’on s’offre respectivement des missions à effectuer. Par exemple Tamás, à la recherche d’un « graphics designer » il y a quelques mois « n’a eu qu’à traverser la pièce pour que le travail soit fait ».
Zsolt, développeur de 38 ans s’est également tourné vers sa communauté à l’Up center lorsqu’il a eu « besoin de conseil en SEO ». Ou encore Adél, 24 ans qui, faute de choix, s’est lancée il y a un an à son propre compte dans le design, et ne regrette absolument pas ses choix. Ni celui d’être devenue « freelance », ni celui d’avoir opté pour l’espace Muse. Auprès de sa communauté, elle a tout simplement appris les rudiments de son nouveau statut. « Quand j’ai débuté, les gens ici m’ont clairement aidée en matière de créativité. Ils m’ont inculquée l’esprit « freelance ». Grace à eux, j’ai clairement trouvé ma voie », nous confie celle qui, en mai, va se marier puis retourner habiter à Balatonfüred, la ville dont elle est originaire.
Budapest, nouvel eldorado européen de la « startup nation » ?
A grande échelle, les espaces de coworking pourraient nous permettre de faire des économies : 100 millions d’heures de déplacement et 7 millions de tonnes de gaz à effet de serre en France d’ici 2030, selon une étude de Régus datant de 2018. Une enquête que ne contredisent pas les propos de Mickael. Bien au contraire.
Ce chef d’entreprise dans le marketing et présent à Komodor depuis ses débuts, ne voit que du positif dans le développement du travail à distance et celui des espaces de coworking : « J’ai des gens qui travaillent avec et pour moi, basés un peu partout dans le monde dans des espaces de coworking. On communique via Skype, avec des applications de partage des tâches et de gestion de projet. On sait tous ce qu’on doit faire. Au niveau productivité, c’est mieux de bosser à distance. Eux, ils ne sont pas astreints par des horaires de bureaux, ils n’ont pas à prendre et payer le métro tous les jours, moi je n’ai pas à louer de grands bureaux. S’ils veulent travailler de chez eux, je n’ai pas non plus à leur offrir d’ordinateurs, internet etc… Au final, cela permet à ma boite d’avoir des tarifs compétitifs et de se développer ».
Si une majorité des coworkers s’avère être des travailleurs « freelance » – des programmateurs, designers, responsables du référencement Google, etc… – des startups tout entières ont également été séduites par la flexibilité de ce système. De plus en plus d’entre elles sont représentées dans les espaces budapestois.
Sándor, qui fait partie depuis quelques mois de l’une de ces jeunes entreprises en devenir, nous explique les avantages pour sa société de travailler en équipe au sein d’un espace de coworking, en l’occurrence Komodor : « Pour le moment, on ne gagne pas d’argent, on construit un projet qui devrait commencer à être rentable à partir de septembre. Travailler ici, en plus de nous sociabiliser, nous permet d’économiser de l’argent sur la signature d’un bail. C’est une prise de risque en moins ».
Et cela n’est pas négligeable lorsque l’on connait les prix actuels de l’immobilier à Budapest. Bien qu’il demeure toujours largement inférieur à la majorité des autres capitales européennes, le coût du mètre carré a tout de même doublé de valeur dans la capitale hongroise en moins de trois années. De quoi faire réfléchir un bon nombre de startups magyares avant d’investir dans des nouveaux bureaux. A Mosaik, l’un des espaces de coworking les plus en vogue de Budapest ces dernières années, trois uniques startup investissent désormais les lieux, et il n’y a plus de places pour les travailleurs « freelance ».
Cet exemple, s’il venait à se répéter, pourrait rapidement entrainer une forte demande de la part des coworkers à Budapest, une ville qui ne compte actuellement qu’une petite vingtaine de lieux – contre plus de 200 sur Paris en 2019… A terme, on peut même imaginer Budapest devenir un « eldorado » pour les expatriés travaillant à leur compte dans les espace de coworking.
« Ici le rapport coût/qualité de vie est certainement l’un des meilleurs d’Europe. Le problème de la Hongrie, c’est la langue qu’il faut apprendre et les salaires hongrois peu élevés. Si tu passes les 1500 euros de salaire, tu vis très bien, tu fais des restos tous les jours ; à 3000 euros, tu es tout simplement un roi », nous dit Mickael qui s’assure des revenus confortables en travaillant essentiellement sur les marchés anglophones et francophones. Pour sa part, il n’a pas encore eu à apprendre le hongrois depuis son arrivée à Budapest, il y a cinq ans.
Et les Budapestois dans tout ça ?
Certains Hongrois comme Tamás tirent aussi avantage de la situation. Toujours salarié en Angleterre, il a réussi à négocier avec son entreprise un travail à distance et vit désormais sur les bords du Danube. Pour son plus grand bonheur. « Je suis rémunéré en pounds, je profite de ma famille et du soleil hongrois. Que demander de plus ? », fait-il semblant de s’interroger en arborant un large sourire. De là à dire que cet exemple de retour au bercail pourrait inverser, dans un futur proche, le solde migratoire largement négatif en Hongrie depuis des années, c’est un pas que nous ne franchirons pas.
D’autres comme Zoltán, ne seront en tout cas jamais tenté de revenir dans un pays qu’ils n’ont jamais quitté, bien que ce dernier « en ait eu plusieurs fois la possibilité ». « Dans le métro à Budapest, j’ai remarqué que tous les Hongrois baissaient les yeux. C’est pour cette raison que mon espace s’appelle « Up » car je souhaite avant tout que les jeunes Magyars relèvent la tête et regardent vers le haut », ajoute-t-il. Depuis trois ans, l’Up center enseigne tous les soirs de la semaine, de manière bénévole, les nouvelles technologies à des jeunes de 18 à 26 ans. L’objectif est de leur permettre « d’exister dans le monde du travail actuel » et de combler les manque du système éducatif hongrois.
« Il faut se rendre compte qu’en 2019, en Hongrie, on apprend toujours aux lycéens à copier des CD en salle de classe. Ici, on enseigne comment réaliser un business plan, utiliser slack ou Trello, organiser des vidéos conférences… », argumente Zoltán. L’envie de partir ailleurs a toujours été présente pour ce jeune entrepreneur de 37 ans mais celle d’agir, d’exister dans son pays natal et de changer les mentalités s’est avérée plus forte : « Je crois que l’on est le second pays le plus déprimé dans le monde, alors que l’on dispose de l’essentiel pour bien vivre : pas de guerre, un climat magnifique, des bains thermaux formidables, les plus belles filles du monde…. Pas énormément d’argent, mais assez pour être heureux. »