De 1941 à 1943, entre 100 000 et 200 000 personnes ont été exécutées à Babi Yar, à Kiev. Quatre-vingts ans après, l’installation d’un immense complexe mémoriel dans cet ancien ravin divise. Reportage.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
(Kiev, Correspondance) – Chaque 29 septembre, David Giller et ses enfants se rendent à Babi Yar, un immense parc dans le centre de Kiev. Il y a 80 ans jour pour jour après l’arrivée des Nazis, près de 34.000 Juifs, dont sept membres de la famille Giller, ont été conduits dans le ravin qui sillonnait l’endroit pour être exécutés. Jusqu’à la reconquête soviétique fin 1943, entre 100.000 et 200 000 personnes y ont été fusillées, faisant du lieu l’un des plus importants de la « Shoah par balles ».
Avec émotion, la famille observe en silence ce qu’il reste du ravin et y dépose une petite bougie. Les Nazis ont fait exploser les lieux pour recouvrir les corps, effaçant la topographie du terrain et la mémoire de l’événement, une opération en partie poursuivie durant l’URSS. « La mémoire de l’Holocauste en Ukraine est fragmentée. L’URSS dans les décennies après la guerre ne voulait pas qu’une communauté juive se consolide autour de cet événement et a donc tenté de le couvrir », explique Anton Drobovytch, directeur de l’Institut ukrainien de la mémoire nationale.
Depuis l’indépendance, toutes les tentatives de construire des mémoriaux ont échoué. Aujourd’hui, plus d’une trentaine de petits monuments trahissent la gestion difficile de la mémoire du lieu et les récits conflictuels. Si l’immense majorité des victimes de Babi Yar étaient juives, tuées dans l’entreprise génocidaire nazie, d’autres y ont été fusillées : des Roms, des prisonniers de guerres soviétiques, des combattants du mouvement nationaliste ukrainien (OUN), des prêtres orthodoxes, ou encore les patients d’un hôpital psychiatrique tout proche.
Selon un récent sondage, 37,5 % des personnes interrogées considèrent Babi Yar comme un lieu de commémoration des victimes du régime nazi de toutes nationalités (Juifs, Ukrainiens, Russes, Roms), 14,3 % des victimes des régimes totalitaires (nazi et soviétique). Seuls 27 % le voient comme un lieu de commémoration des Juifs ukrainiens victimes de la Shoah.
Trottinettes, pique-nique et marteau-piqueur
Si Volodymyr Zelensky, le premier président ukrainien d’origine juive, est passé le matin même déposer une bougie sur la Ménorah – le monument aux victimes juives – la solennité de la date semble avoir quitté Babi Yar. Des adolescents passent bruyamment en trottinettes, sur des bancs quelques amis se retrouvent autour d’une bière. Mais surtout, le bruit des marteaux-piqueurs incessant au milieu des familles qui tentent de se recueillir en ce jour de mémoire.
Car tout doit être prêt pour l’inauguration le 6 octobre par le chef d’Etat ukrainien, avec ses homologues allemand et israélien, des premières pierres d’un immense complexe mémoriel. La cérémonie a été décalée d’une semaine car le 29 septembre tombait sur une célébration juive. « Ils veulent construire un nouveau mémorial, mais leur sorte d’art n’a rien à voir avec la perpétuation de la mémoire », s’indigne Lioubov, la fille de David devant l’une de ses œuvres.
Dévoilé en 2016, le projet du Babi Yar Holocaust Memorial Center (BYHMC) doit installer un immense musée et un complexe mémoriel sur le lieu même de la tragédie d’ici 2026, pour un coût total de 86 millions d’euros, avec comme argument que le lieu ne peut plus être utilisé comme un parc comme les autres.
Une expérience immersive
Plusieurs installations sont déjà en place : une synagogue en bois, une immense installation d’acier criblée d’impacts de balles (une pour chaque victime) et enfin un mur en charbon prolongeant celui des Lamentations à Jérusalem, réalisée par l’artiste conceptuelle serbe Marina Abramovic.
Prévu pour 2026, le complexe final à 86 millions d’euros se veut du rang des plus grands mémoriaux de l’Holocauste et devrait accueillir un centre d’archives et de recherche, un musée, et un complexe mémoriel à la pointe de la muséographie. Le projet faramineux est mené par l’artiste russe mégalomane Ilya Khrzhanovsky, qui avait déjà fait polémique en 2019 à Paris avec son projet cinématographique d’immersion en Union soviétique, DAU. Le parquet ukrainien avait d’ailleurs ouvert une enquête pour « probables tortures » sur des enfants orphelins lors du tournage du film.
« Notre projet fera de ce lieu un endroit où les gens peuvent ressentir de la compassion, de l’amour, et du respect envers les personnes disparues », a déclaré le réalisateur lors d’une visite de Babi Yar, rappelant que sa famille maternelle a dû fuir l’Holocauste en Ukraine.
Au printemps 2020, Ilya Khrzhanovsky propose un premier projet décrié de mémorial, où chaque visiteur aurait une expérience immersive différente. Le public serait conduit à travers un labyrinthe sombre jusqu’à un espace où des lunettes de réalité virtuelle offriraient la possibilité de se mettre dans la peau de « victimes, collaborateurs, nazis et prisonniers de guerre qui ont dû brûler des cadavres, entre autres », selon la présentation fuitée dans la presse.
« Ce qui est prévu est peut-être spectaculaire, mais à plus à faire avec l’égo personnel du créateur qu’avec l’histoire et la connaissance », s’inquiète le professeur d’histoire à l’Université Brown (États-Unis) Omer Bartov, qui a démissionné du conseil scientifique comme de nombreux historiens respectés. « C’est une absurdité de vouloir faire l’expérience de quelque chose qu’on ne peut pas ressentir et qu’on ne devrait pas vouloir ressentir ».
Lire notre entretien avec Omer Bartov : « En Galicie, la Shoah était à la fois publique et intime. »
Pour le BYHMC, le projet n’était qu’une ébauche « déformée par les journalistes » qui n’a pas été retenue. Ils assument cependant vouloir bouleverser la façon de raconter et transmettre la mémoire de la Shoah. « Nous essayons de trouver un langage pour raconter l’histoire de l’Holocauste, en utilisant non seulement des faits mais aussi des émotions suscitées par l’art et les nouvelles technologies, pour toucher les jeunes générations », explique Rouslan Kavatsiouk.
« Je suis heureux qu’après des disputes, des obstacles, des « mais » divers, nous ayons commencé à avancer », s’est réjoui Volodymyr Zelensky, lors de l’inauguration des premiers monuments le 6 octobre. « Chaque mois, de nouveaux objets apparaissent ici, qui dans quelques années feront partie d’un complexe mémoriel unique et à grande échelle qui vous permettra de pleinement faire l’expérience de l’horreur, la douleur et la souffrance que le nazisme, le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie et l’intolérance apportent à l’humanité », a déclaré le chef d’Etat, dont une partie de la famille a péri dans l’Holocauste.
Opposition locale
Certains historiens ukrainiens locaux, qui préparent depuis plusieurs années un projet de mémorial commandé par l’Etat sous Petro Porochenko, sont aussi vent debout contre le projet privé soutenu par Kiev. Ils mettent en avant la participation de plusieurs oligarques russes. En effet, six donateurs privés financent le BYHMC, dont le magnat ukrainien Viktor Pintchouk et les oligarques russo-israéliens German Khan et Mikhaïl Fridman. Ce dernier, le plus riche d’entre eux, est réputé proche de Vladimir Poutine.
Bien que d’anciens membres du conseil d’administration aient déclaré qu’ils n’avaient subi aucune pression, les historiens et les militants locaux craignent que le projet ne propage la « propagande russe » en Ukraine. « Ce projet russe est l’instrument d’une guerre hybride (…) qui a pour but de polariser la société », estime Iossif Zissels, ancien dissident soviétique à la tête d’un groupe juif en Ukraine très respecté dans le pays. Depuis le début de la guerre en 2014, Moscou dépeint ainsi les Ukrainiens comme des fascistes, notamment en utilisant la collaboration historique de certains groupes nationalistes avec les Nazis.
Le mémorial de Babi Yar reste un cas particulier dans la mémoire de l’Holocauste en Ukraine. Environ 1,5 millions de personnes ont péri dans la Shoah dans le pays, la plupart exécutées dans des milliers fosses communes qui elles n’ont toujours pas de monuments.