Il y a cent ans, le 6 avril 1919, la Hongrie de la République des Conseils dispute la seule et unique rencontre de sa brève existence face à l’Autriche. Bien avant l’Union soviétique ou la Hongrie des années 1950, un régime communiste s’empare du football et met pour la première fois l’équipe nationale au service de sa propagande.
La « Gare de l’Est » à Vienne attend les retardataires. C’est à cette Ostbahnhof qu’a rendez-vous la sélection autrichienne, prête à retrouver son homologue hongroise après dix-huit (!) confrontations durant la Première Guerre mondiale. Encore faut-il arriver à Budapest.
L’installation d’une République des Conseils d’inspiration communiste, proclamée dans la capitale magyare deux semaines auparavant le 21 mars 1919, ne va pas sans remous, engendrant une perturbation du trafic avec la Hongrie. Les arbitres étrangers sollicités ont renoncé au voyage, dont le journal Sportblatt am Mittag redoute qu’il prenne des allures de « martyr ». Alors pour match le dimanche, départ jeudi 16 heures 30. Trop tôt pour les stars du Rapid de Vienne Richard Kuthan et Eduard Bauer, qui ratent le train.
De martyr il n’y eut point. Le vendredi à l’aube, un autre train arrive quasiment en même temps que celui des footballeurs à Keleti pályaudvar, une « Gare de l’Est », encore. A son bord le général sud-africain Jan Smuts, missionné avec une proposition : entérinement de l’avancée roumaine en territoire hongrois et création d’une zone tampon occupée par les Alliés en échange de la levée du blocus économique imposé à la Hongrie.
Béla Kun, leader du régime et commissaire du peuple aux Affaires étrangères, accepte à condition que l’armée roumaine se retire jusqu’à la ligne d’armistice. Smuts clôt aussitôt les débats. Faute d’issue diplomatique, Kun choisit la solution offensive. L’urgence est à la mobilisation générale. La journée du 6 avril, décrétée journée de recrutement pour l’Armée rouge hongroise, fera du match contre l’Autriche son point culminant.
Surprenant a priori, à en croire Szabolcs Benedek, écrivain, auteur du roman Focialista forradalom (« Révolution footcialiste ») : « Les dirigeants de la République des Conseils n’étaient pas vraiment fans de sport. Certains venaient du Cercle Galilée, une association d’étudiants socialistes qui publia quelques pamphlets anti-sport. »
En 1919, la récupération du football n’est pas inédite. Ne serait-ce que pendant la Grande Guerre, des matchs de soutien à l’armée française ou des campagnes de recrutement dans les stades anglais avaient été organisés. Accédant au pouvoir, les communistes vont moderniser les techniques de propagande. En proie à une guerre civile, la Russie soviétique attendra la création de l’URSS pour remonter une équipe nationale et voir les débuts du Dynamo, club lié à la police politique. La Hongrie offre ainsi à la « dictature du prolétariat » son premier onze de l’Histoire.
L’envoyé spécial du Sportblatt n’en revient toujours pas. Des gens partout. Sur le toit des tramways, des tribunes. Le stade d’Üllői út, dans l’arrondissement de Ferencváros, semble pris d’assaut. Des billets ont été donnés gratuitement ou vendus quelques centimes pour rallier les ouvriers et les étudiants. 40 000 personnes s’entassent dans l’enceinte – un record – et l’on rapporte que 10 000 ont été refoulées dans le calme.
C’est qu’il convient de faire bonne et forte impression, d’autant que les correspondants de presse de pays neutres (Pays-Bas, Suisse, Scandinavie) assistent à l’affiche. L’avant-match est le prétexte à des mises en scène spectaculaires. « Tout à fait typiques de la République des Conseils ! », assure Bob Dent, auteur de Painting the Town Red. La chorale du Törekvés, le club de foot des cheminots, entame son tour de chant, prélude à d’autres ritournelles prolétaires.
« La couleur rouge était partout dans la ville, particulièrement le 1er mai, quand de nombreuses statues de personnalités respectées par le passé furent recouvertes d’une étoffe rouge »
Juchés sur des estrades disposées aux quatre coins du terrain, quatre officiels haranguent simultanément leur auditoire. Brillant orateur en hongrois comme en allemand, Dezső Bokányi prédit un avenir sans militarisme, où un esprit éduqué dans un corps entraîné protègera la patrie bien plus sûrement que les fusils et les canons. Entre l’internationalisme pacifiste et le nationalisme guerrier qui avaient coexisté dans le football jusqu’alors, le commissaire au Travail et à l’Assistance sociale distille une sorte d’internationalisme guerrier qui fera florès dans le bloc socialiste au XXe siècle. Acclamations garanties.
Tamás Hegyi, journaliste au quotidien Nemzeti Sport, a exhumé les archives : « Selon le journal politique Világ, de nombreux jeunes s’enrôlèrent immédiatement après les discours. » Parsemé de drapeaux rouges, le stade s’intègre au dispositif global. Bob Dent : « La couleur rouge était partout dans la ville, particulièrement le 1er mai, quand de nombreuses statues de personnalités respectées par le passé furent recouvertes d’une étoffe rouge. »
Pas question de voiler les nouveaux ambassadeurs du régime, on les a revêtus d’un maillot rouge dépourvu du traditionnel blason à double croix. La photo d’équipe reste dans le ton : la vedette Alfréd Schaffer pose un fusil à la main. « Schaffer travaillait comme collaborateur de Bokányi et faisait également partie de la Garde rouge, l’équivalent de la police », éclaire M. Hegyi. Force de l’image et des symboles, figures de proue galonnées en liaison directe avec les ministres, la même recette sera appliquée à la grande équipe de Hongrie des années 1950 par le leader stalinien Mátyás Rakosi, qui avait dû prendre quelques notes lorsqu’il n’était encore que commissaire au Commerce.
La chorale entonne La Marseillaise des Travailleurs, place au jeu.
Club dominateur du championnat domestique, le MTK estampille au coup d’envoi une ligne d’attaque complète Braun-Konrád-Orth-Schaffer-Szabó. L’improbable tentative de faire venir Kuthan et Bauer par avion ayant échoué, l’Autriche entame la partie sans espoir sérieux d’empêcher un cinquième succès consécutif de sa rivale. Elle ouvre pourtant le score, avant d’encaisser deux buts par Orth et Braun, jeunets d’à peine 18 ans. Volontairement ou non, la presse pro-gouvernementale elle-même relèvera de petites imperfections dans l’entreprise de propagande dominicale. Népszava signale que le toit d’une tribune s’est écroulé sous le poids du public (paraît-il sans faire de blessés graves). Malicieux, Sporthirlap note que la vision des capitaines en maillots rouge et blanc aux côtés de l’arbitre à la tunique verte a fait fugacement renaître les couleurs nationales…
Dix jours plus tard, les hostilités avec la Roumanie précipitent la fin du premier mariage entre communisme d’Etat et football. « Un match Autriche-Hongrie était prévu le 4 mai, mais a finalement été annulé, détaille M. Benedek. La fédération organisa à la place un match entre l’Armée rouge et la Garde rouge, mais tous les événements sportifs ont été annulés à cause de l’interdiction de rassemblement public. » La République des Conseils tombe le 1er août.
Le 5 octobre, la Hongrie a récupéré ses couleurs, son blason, mais pas tous ses joueurs. Elle se présente à Vienne orpheline de Konrád, Schaffer et Szabó, qui ont profité de la tournée estivale du MTK pour fuir les troubles du pays, tandis que les troupes roumaines et contre-révolutionnaires hongroises fondaient sur Budapest. Les locaux s’imposent et brisent la série noire. Cette fois-ci, Kuthan et Bauer étaient à l’heure.
Entre politique et culture, une (brève) histoire du mouvement ouvrier en Hongrie