Viktoria Amelina, l’écrivaine ukrainienne qui documentait les crimes de guerre

Kristina Berdynskykh raconte qui était l’écrivaine ukrainienne Viktoria Amelina, qui documentait les conséquences de la guerre sur les populations civiles. Elle a été tuée dans une pizzéria de Kramatorsk visée par l’armée russe.

Texte et photos de Kristina Berdynskykh. Traduit de l’ukrainien par Adrien Beauduin.

Le 25 juin, l’écrivaine ukrainienne Viktoria Amelina animait encore un débat intitulé « Quel est le crime commis par la Russie ? » Cette discussion se déroulait à Kyïv dans le cadre de l’Arsenal du livre, un important festival littéraire. L’année dernière, le festival avait été annulé en raison de la guerre. Cette année, il a rassemblé des écrivains ukrainiens et étrangers. Lors de ces soirées estivales, ils ont organisé des lectures littéraires et des présentations de livres. La discussion animée par Amelina a fait intervenir l’écrivain britannique Peter Pomerantsev, cofondateur du projet Reckoning (ndlr, addition, compte), qui recueille des preuves des crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine.

Viktoria Amelina, 37 ans, faisait la même chose depuis 15 mois : elle s’entretenait avec des victimes de l’agression russe et documentait les crimes russes en rejoignant l’organisation de défense des droits humains Truth Hounds (Les chiens de chasse de la vérité, ndlr). Elle continuait aussi à écrire des poèmes sur la guerre et un nouveau livre documentaire.

« Le principal crime commis par la Russie en Ukraine n’est pas explicitement ancré dans la jurisprudence internationale », a dit Pomerantsev en se remémorant cette discussion. La Russie, occupante des territoires ukrainiens, tente de changer par la force l’identité des Ukrainiens, de rééduquer les enfants dans les écoles avec des manuels russes, de détruire la culture ukrainienne en tuant les patriotes et les écrivains ukrainiens. Pomerantsev a évoqué cette discussion lors des funérailles de Viktoria Amelina à Kyïv. Son cercueil est recouvert d’un drapeau ukrainien.

« Elle ne pouvait pas s’imaginer coupée du contexte dans lequel elle avait été si profondément immergée ».

Volodymyr Cheïko, directeur général de l’Institut ukrainien.

L’écrivaine est décédée le 1er juillet dans un hôpital de Dnipro, des suites des blessures infligées le 27 juin à Kramatorsk. Ce jour-là, elle dînait dans une pizzeria avec l’écrivain colombien Hector Abad, la journaliste Catalina Gomez et l’homme politique Sergio Jaramillo, qui représentent un groupe de soutien à l’Ukraine en Amérique latine. Amelina les accompagnait dans leur voyage à l’Est.

Le dîner a été interrompu par la frappe d’un missile Iskander. Outre Amelina, douze autres personnes ont été tuées. « C’est une perte irréparable pour la littérature et la culture ukrainiennes, pour la société civile et pour nous tous », a déclaré Volodymyr Cheïko, directeur général de l’Institut ukrainien. Lors de leur dernière conversation, au festival du livre, Amelina lui avait dit qu’elle partirait bientôt pour une résidence littéraire d’un an à Paris, afin d’écrire le livre sur la guerre sur lequel elle travaillait depuis longtemps. Mais l’écrivaine pensait tout de même faire de fréquents allers-retours. « Elle ne pouvait pas s’imaginer coupée du contexte dans lequel elle avait été si profondément immergée », explique Cheïko.

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Des romans et des livres pour enfants

Viktoria Amelina a fait irruption sur la scène littéraire ukrainienne après que la Russie a lancé son agression militaire en Ukraine en 2014. Auparavant, elle travaillait dans des entreprises internationales d’informatique. En 2014, elle a publié son premier roman. Elle a ensuite écrit plusieurs livres pour enfants ainsi qu’un autre roman. En 2021, Amelina a remporté le prix littéraire Joseph Conrad-Korzeniowski.

L’écrivaine est née à Lviv, mais depuis le début de la guerre en Ukraine en 2014, elle a commencé à beaucoup voyager dans le Donbass. « Nous avions beaucoup d’idées stéréotypées sur la région de Donetsk. Elle s’est battue contre le stéréotype selon lequel le Donbass fait partie du ‘monde russe’ », explique Sofia Tcheliak, directrice de programme du Forum des éditeurs et amie proche d’Amelina. Cette dernière a tenu le portrait de son amie pendant toute la cérémonie d’adieu à la cathédrale Saint-Michel de Kyïv.

Sofia Tcheliak, directrice de programme du Forum des éditeurs et amie proche d’Amelina. Sofia Tcheliak a tenu le portrait de son amie pendant toute la cérémonie d’adieu à la cathédrale Saint-Michel de Kyïv. Photo : Kristina Berdynskykh

Les fréquents voyages de cette Lvivienne dans le Donbass l’ont conduite à fonder et à organiser le premier festival littéraire dans le village de Niou Iork, dans la région de Donetsk, en 2021. « Elle voulait que le plus grand nombre possible de personnes viennent à Niou Iork et découvrent la véritable région de Donetsk », explique l’amie de la défunte. Mais Amelina étudiait également l’histoire de l’Ukraine et l’impact de l’Holodomor de 1932-1933, de l’Holocauste et de la répression soviétique sur les Ukrainiens d’aujourd’hui.

L’écrivaine a beaucoup voyagé à l’étranger. Elle a passé une partie de son enfance au Canada. À l’âge adulte, elle a suivi un cours d’écriture à Harvard et parlait couramment l’anglais. Par conséquent, lorsque la Russie a déclenché une guerre à grande échelle en 2022, Amelina a commencé à écrire beaucoup et à communiquer avec des publics occidentaux, expliquant ce qui se passait en Ukraine. « Viktoria était une voix extrêmement convaincante et forte pour l’Ukraine, la culture et les femmes ukrainiennes », explique le directeur de l’Institut ukrainien.

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D’ailleurs, le 26 février 2022, Amelina est rentrée d’Égypte au moment où des millions de réfugiés quittaient l’Ukraine. Dans le cadre de l’organisation Truth Hounds, elle a commencé à recueillir des témoignages de victimes de crimes de guerre. Le 7 juin 2022, Amelina a tweeté une photo d’elle à côté d’une maison détruite par une roquette. « Je suis une écrivaine ukrainienne. Je suis censée prendre des photos de livres, d’œuvres d’art et de mon petit garçon. Mais je documente les crimes de guerre commis par les Russes et j’écoute le bruit des explosions, pas la poésie. Pourquoi ? » a-t-elle demandé publiquement.

Laryssa Denyssenko, écrivaine ukrainienne et militante des droits de l’homme, a toujours été impressionnée par l’empathie d’Amelina à l’égard des gens et de leur douleur, par son sens de l’observation et sa sensibilité. Viktoria était très sensible à l’injustice et s’est donc intéressée aux droits humains. « Ce qui frappe d’emblée quand on lui parle, c’est à quel point elle se soucie des gens », dit Denyssenko en pleurant.

Photo : Kristina Berdynskykh
Retrouver les textes de Volodymyr Vakoulenko

C’est la documentation des crimes de guerre qui a amené Viktoria Amelina dans la région de Kharkiv l’année dernière. Elle y a appris que les Russes avaient assassiné l’écrivain et poète ukrainien Volodymyr Vakoulenko, auteur de 30 livres. Le 24 mars, des soldats l’ont enlevé dans la cour de sa maison dans le village de Kapytolivka. Après la libération de la région de Kharkiv à l’automne 2022, le corps de l’écrivain a été retrouvé dans une fosse commune à Izioum. Il a été identifié grâce à des tests ADN. Deux balles d’un pistolet Makarov ont été retrouvées dans son corps.

En recueillant les témoignages du père de Volodymyr Vakoulenko, Viktoria Amelina a appris que l’écrivain avait écrit un journal pendant l’occupation et que, la veille de son enlèvement, il l’avait enterré quelque part sous un arbre du jardin. Vakoulenko a demandé à son père de le remettre aux Ukrainiens lorsqu’ils libéreraient le territoire des occupants. Amelina a creusé avec une pelle à l’endroit où il pourrait se trouver et elle a fini par le déterrer. Il s’agissait de notes manuscrites de l’écrivain, qu’elle a remises au musée littéraire de Kharkiv. Pendant tout ce temps, Viktoria Amelina est restée en contact avec la famille et est revenue à Kapytolivka, où elle a même réussi à organiser un événement littéraire en sa mémoire.

« Je ne sais pas comment elle a pu le supporter. Regarder dans les yeux des gens qui ont souffert des tourments des occupants. Enregistrer calmement ce qu’il est impossible d’écouter. »

Irena Karpa, écrivaine ukrainienne vivant en France.

« Elle et Vakoulenko ne se connaissaient pas personnellement, mais il était très important pour elle de respecter ses dernières volontés », explique Sofia Tcheliak. Le 22 juin, l’Arsenal du livre a présenté l’édition imprimée du journal de Volodymyr Vakoulenko intitulée Je me transforme, dont la préface avait été rédigée par Viktoria Amelina.

« Comme dans les années 1930, les artistes ukrainiens sont tués, les manuscrits disparaissent, la mémoire est effacée. Il semble que les époques se mélangent et se figent en attente d’un dénouement : je cherche dans la terre noire slobodienne[1]L’Ukraine slobodienne est une région du Nord-Est de l’Ukraine couvrant la région de Kharkiv et certaines parties des régions de Soumy, de Donetsk et de Louhansk. Elle désigne le côté ukrainien de la région historique des slobodes, à cheval sur la frontière ukraïno-russe, appelée ainsi à cause des ‘slobodes’ (bourgades franches), établies par le gouvernement russe au XVIIe siècle pour encourager l’installation de colons, surtout des Cosaques et des paysans. Une bonne partie de l’Ukraine slobodienne a été libérée par l’armée ukrainienne lors d’une contre-offensive éclair lancée en septembre 2022. non seulement les notes de l’un d’entre nous, mais aussi tous les textes ukrainiens perdus », écrit Amelina dans l’avant-propos du livre qu’elle a réussi à préserver grâce à ses efforts. Par une mystérieuse coïncidence, Viktoria Amelina est décédée le 1er juillet, jour de l’anniversaire de Volodymyr Vakoulenko.

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Paris en attendant Niou Iork

Sofia Tcheliak, l’amie de l’écrivain, déclare que la tâche de tous ses amis consiste désormais à poursuivre l’œuvre de Viktoria Amelina et à achever ce qu’elle n’a pas eu le temps de faire. Ainsi, elle a presque terminé le livre en anglais « War and Justice Diary : Looking at Women Looking at War » (ndlr, Journal sur la guerre et la justice : regarder les femmes regardant la guerre) sur les femmes ukrainiennes et leur expérience de survivantes ou de participantes à la guerre. Elle a également préparé un recueil de poèmes. Tcheliak affirme qu’ils seront certainement publiés. Elle est convaincue que le festival littéraire de Niou Iork dans l’oblast de Donetsk sera également relancé après la guerre. Même le bâtiment où se tenait le festival a été détruit par une bombe à la fin du mois de mai.

Irena Karpa, écrivaine ukrainienne vivant en France, raconte que Viktoria Amelina hésitait beaucoup à se rendre à Paris dans le cadre de cette bourse littéraire pour écrire un livre basé sur les témoignages qu’elle avait recueillis. Karpa l’a convaincue de venir, pour souffler et écrire. Après tout, Amelina avait été choisie pour cette résidence d’écrivain parmi des milliers de candidats, explique-t-elle. Mais aujourd’hui, ce ne sont que des souvenirs et des rêves irréalisés, car Viktoria Amelina n’écrira plus de livres. « Je ne sais pas comment elle a pu le supporter. Regarder dans les yeux des gens qui ont souffert des tourments des occupants. Enregistrer calmement ce qu’il est impossible d’écouter. Quelle force il y avait dans cette frêle fille. Tant de profondeur et de talent. Et surtout, de bonté », dit l’écrivaine à propos de sa collègue et amie, qui ne se rendra plus jamais ni à Niou Iork, ni à Paris.

Viktoria Amelina a été enterrée le 5 juillet dans sa ville natale de Lviv.

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Notes

Notes
1 L’Ukraine slobodienne est une région du Nord-Est de l’Ukraine couvrant la région de Kharkiv et certaines parties des régions de Soumy, de Donetsk et de Louhansk. Elle désigne le côté ukrainien de la région historique des slobodes, à cheval sur la frontière ukraïno-russe, appelée ainsi à cause des ‘slobodes’ (bourgades franches), établies par le gouvernement russe au XVIIe siècle pour encourager l’installation de colons, surtout des Cosaques et des paysans. Une bonne partie de l’Ukraine slobodienne a été libérée par l’armée ukrainienne lors d’une contre-offensive éclair lancée en septembre 2022.