Voilà plus d’un an qu’elle est devenue l’opposante numéro un à Alexandre Loukachenko. Un an que cette ex-professeure d’anglais et mère au foyer multiplie les visites officielles dans les capitales européennes. Quel regard Svetlana Tikhanovskaïa pose-t-elle sur l’avenir du mouvement de contestation au Bélarus, réprimé par le maître de Minsk, et sur l’après-dictature dans son pays ? En visite dans la capitale polonaise, ce mercredi 6 octobre, celle qui est en lice pour le Prix Nobel de la paix a accordé un entretien au Courrier d’Europe centrale.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
(Varsovie – Correspondance) – « Elle est là ». Flanquée d’un gardien de sécurité, elle entre dans la pièce, l’air discret. L’entretien est chronométré à la minute près ; son horaire, millimétré, tel un quotidien de chef d’État ; l’hôtel où elle séjourne, en lisière de Varsovie, est surveillé par un important dispositif policier. Pour la rencontrer, il faut se soumettre à une fouille minutieuse : sac, vêtements, détecteur de métal… Même le dessous de table est scruté. Comme elle paraît loin, l’époque où elle donnait des cours d’anglais dans un lycée de Minsk !
À 39 ans, jamais Svetlana Tikhanovskaïa n’aurait cru, il y a quelques mois à peine, se retrouver à la tête de l’opposition au « dernier dictateur d’Europe ». Exilée à Vilnius depuis plus d’un an, désormais honnie par le régime d’Alexandre Loukachenko, cette « femme ordinaire », comme elle-même se décrit, le dit sans ambages : une fois la démocratie advenue, elle quittera ce rôle. Car, sans expérience politique, c’est un peu par hasard qu’elle s’est retrouvée propulsée au-devant de la scène politique bélarusse. Dans la foulée de l’élection présidentielle du 9 août 2020, elle a choisi au pied levé de remplacer son mari, Sergueï Tikhanovski, candidat emprisonné avant même le scrutin, le 29 mai. Encore à ce jour, il est incarcéré. « Nous communiquons avec lui par l’intermédiaire de son avocat. Il est sous le coup d’un soi-disant ‘procès’ qui se déroule en prison et non devant un tribunal », s’indigne Mme Tikhanovskaïa. « Aucun journaliste ni proche n’est autorisé à y assister, et son avocat ne peut rien divulguer à ce sujet. Mais il me fait part de sa santé mentale, et je lui parle de nos enfants. Par contre, nous ne pouvons pas discuter de sujets trop sensibles. Tout est sur écoute… »
Un quotidien lourd à porter : transformée, sa vie privée est désormais indissociable du combat politique qu’elle mène. « Tous les jours, mes enfants me demandent : où est notre papa, quand reviendra-t-il à la maison ? Des milliers de familles biélorusses vivent pareille situation. Je le fais pour l’avenir de mes enfants, je veux qu’ils puissent vivre dans un pays où l’on n’a pas à craindre de se faire arrêter en sortant de chez soi en raison de son opinion. Ce qui me motive également, c’est le courage de ces personnes qui ont sacrifié leur vie et leur liberté pour notre cause. Mon mari, Maria Kolesnikova [l’une des principales figures de l’opposition] et d’autres détenus ne connaissent que l’air vicié de leur cellule. Ils peuvent se faire réveiller deux fois par nuit sans raison. Ils n’ont pas de douche, et sont mal nourris. D’autres sont frappés et torturés en prison. Tout cela provoque une colère si forte en moi qu’elle se transforme en énergie pour continuer. Abandonner la lutte, ce serait les trahir. »
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« Ils ont découvert ce qu’est la démocratie »
Surprenante, l’ascension de Svetlana Tikhanovskaïa l’aura été tout autant que le réveil inédit de la société civile bélarusse. Longtemps considérée comme amorphe et apolitique, la population bélarusse n’a jamais connu un soulèvement populaire d’une telle ampleur, en plus d’un quart de siècle de dictature loukachenkiste : après l’évidente fraude électorale de ce mois d’août 2020, ils étaient des milliers de Bélarusses, tous horizons confondus, drapés du blanc-rouge-blanc, à battre le pavé aux quatre coins du pays pour réclamer l’organisation d’élections libres, semaine après semaine. Avant les événements, Svetlana Tikhanovskaïa était en quelque sorte l’archétype parfait de ces Biélorusses qui, jusqu’alors, « ne voulaient pas se mêler de politique » : le ras-le-bol est venu en découvrant les exactions du régime, via les réseaux sociaux surtout, faites à l’encontre de citoyens lambdas.
Trop, c’en était trop. « Plusieurs facteurs ont contribué à cet éveil », explique l’égérie de la « révolution » bélarusse. « Premièrement — et c’est, je crois, l’élément le plus important — une nouvelle génération de jeunes Biélorusses est entrée en scène. La génération de nos parents ayant vécu dans l’autoritarisme de l’Union soviétique ne croyait pas au changement. […] Mais la nouvelle génération, elle, a découvert comment d’autres pays fonctionnent. Ils ont découvert ce qu’est la démocratie. Pendant des décennies, nous n’avons jamais fait l’expérience de vivre en démocratie. On n’en savait rien ! Or, la nouvelle génération avec ces jeunes brillants a voulu d’une autre Biélorussie, prospère. »
L’autre cause de cette prise de conscience nationale réside dans l’attitude irresponsable du pouvoir face à la pandémie de Covid-19, dès mars 2020, rappelle-t-elle. « Loukachenko a nié l’existence du virus, et cela a provoqué une solidarité qui s’est alors mise en branle au sein de la société civile. Des gens se sont mis à acheter de l’équipement pour le personnel soignant. Il y avait union autour d’une cause commune. »
Internet est la planche de salut de ces jeunes branchés. « Il est désormais possible d’avoir recours aux technologies pour répandre la vérité, pour partager les nouvelles. Même si la quasi-totalité des médias indépendants a été liquidée par le pouvoir, nos journalistes continuent de mener leur travail à distance. » Et si Svetlana Tikhanovskaïa parvient à maintenir la mobilisation, hors du pays, depuis la Lituanie, « là aussi, je dirais que c’est grâce à la technologie », dit-elle. « C’est plutôt facile de communiquer par visioconférence, par exemple. Bien sûr, il faut redoubler de vigilance pour les militants restés au pays. Cela permet à des leaders démocrates de communiquer avec moi, depuis différentes villes biélorusses. Il ne s’agit pas de leur dire quoi faire : nous échangeons, nous nous inspirons les uns les autres. Même exilés, nous pouvons faire beaucoup. Il n’empêche, ce que continuent de faire les Biélorusses sur le terrain est crucial. »
« Des gens sacrifient leur liberté »
En un an, Svetlana Tikhanovskaïa a cheminé. Beaucoup. Les rencontres dans les capitales européennes dans le but de consolider son réseau diplomatique, à la recherche de solutions pacifiques à la crise politique qui secoue son pays, elle les a multipliées. Les rencontres avec la diaspora, les interviews accordées à la pelle et les réunions de travail ne se comptent plus. De simple « candidate » jugée inoffensive, et moquée au départ par Alexandre Loukachenko, elle est devenue une véritable bête noire du régime de Minsk, accusée d’être à la solde de l’Occident et de la Pologne.
Et, comme si son portfolio n’était pas encore assez rempli, Svetlana Tikhanovskaïa est en lice pour le Prix Nobel de la paix, dont le lauréat sera dévoilé ce vendredi 8 octobre. Que représente-t-il, à ses yeux ? « Je crois profondément que le peuple biélorusse mérite de recevoir ce prix honorable. Ce serait une manière de ne pas oublier cette lutte, de continuer de porter attention à ce qui s’y passe à l’échelle internationale », répond-elle. « Des gens sacrifient leur liberté, parfois leur vie, dans cette lutte pour le changement démocratique. La Biélorussie a connu, ces derniers mois, un véritable réveil national. Il faut continuer d’en parler, de marteler que des [centaines] de personnes sont derrière les barreaux, et que rien n’a changé dans l’esprit des Biélorusses : ils aspirent toujours au changement. Les gens qui vivent dans des pays démocratiques peuvent parfois oublier qu’il y a des nations qui luttent pour obtenir ces valeurs dont vous disposez. »
Si Svetlana Tikhanovskaïa a bien un regret, c’est d’avoir « sous-estimé la cruauté de ce régime ». « Mais, à l’époque, nous étions inexpérimentés, nous avons cru à un changement rapide. Nous avons vu à quel point nous étions nombreux à aspirer au changement, de manière pacifique », justifie-t-elle. « Plusieurs d’entre nous, Bélarusses, n’étaient pas prêts à une telle cruauté. Peut-être aurions-nous dû être plus persistants lors des manifestations ? Avec le recul, le samedi et le dimanche, nous manifestions, et le lundi, les gens retournaient au travail. Une seule semaine de grève nationale aurait pu suffire à faire changer les comportements du régime. »
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Un après-Loukachenko qui s’avère compliqué
Plus de 800 prisonniers politiques, des milliers de cas de tortures, la quasi-totalité des médias indépendants et ONG liquidés… Finies, aussi, les marées humaines pacifiques de l’an dernier balayées par une violente répression. La question se pose donc : le mouvement de contestation a-t-il encore un avenir ? « Toute révolution mène à un changement », philosophe Svetlana Tikhanovskaïa. « Mais quand arrivera-t-il, et combien de victimes fera-t-elle encore ? Plus la lutte perdura, plus de personnes souffriront derrière les barreaux et sur le terrain. La stratégie, nous l’avons : une transition pacifique du pouvoir, de nouvelles élections, de la pression sur le régime… Désormais, les Biélorusses ne veulent plus vivre dans une dictature. Il n’y a pas de retour en arrière possible. [Le régime] doit comprendre que c’est fini, qu’il doit s’ouvrir au dialogue. Diriger un pays, ce n’est pas concentrer le pouvoir entre les mains de quelques-uns, c’est impliquer sa population. »
Tôt ou tard, donc, Loukachenko sera délogé du pouvoir, croit-elle. Autre certitude : l’après-Loukachenko ne se fera pas sans heurts. « La transition [démocratique] sera difficile. Notre économie a été bousillée par le régime. Il faudra tout reconstruire. Certes, l’on pourra compter sur l’aide des pays démocratiques pour remettre sur pied le pays, dans les premières phases de la transition : mise en place des réformes, rétablir les entreprises… Beaucoup de Biélorusses qui ont du cœur au ventre s’investiront pour rebâtir le pays. Mais construire une démocratie n’est pas une tâche facile quand, pendant 27 ans durant, on vit sous répression et que l’on obéit à des ordres dictés. Nous allons devoir apprendre à vivre en démocratie. Désormais, nous allons devoir nous investir. Je crois que les Biélorusses sauront surmonter cette épreuve. »
Mais les fondations d’une nouvelle Biélorussie démocratique ne seront pas que politiques. Culturelles, elles le seront aussi : longtemps ignorée, voire bannie par Alexandre Loukachenko depuis son arrivée au pouvoir en 1994, la langue bélarusse pourrait bien reprendre ses lettres de noblesse, après des décennies de « russification » à la soviétique. « La langue biélorusse a été délibérément détruite par le régime. Bien que beaucoup d’entre nous communiquent en russe, je suis reconnaissante à celles et ceux qui parlent le biélorusse, qui ouvrent des écoles dans cette langue… Par exemple, j’appris le biélorusse grâce à mes grands-parents qui le parlaient. Nous devons restaurer notre identité, réhabiliter notre langue biélorusse. Cela prendra certes quelques générations avant que l’on se mette à parler biélorusse librement et partout. On ne forcera personne à ne parler que le biélorusse, bien sûr, mais reconquérir notre culture biélorusse est essentiel. »