Malgré les efforts diplomatiques de Kiev pour récupérer la péninsule de Crimée, dans la région de Kherson, la population s’habitue et souffre des conséquences de l’annexion.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
À Kalantchak, Tchaplynka et Nova Kakhovka, région de Kherson, Ukraine – Sur la route vers la Crimée, les soldats ukrainiens ont peint une ligne rouge, qui s’est délavée avec le temps. « C’est juste pour nous », tient à préciser Ivan Shevtsov, « en vérité, elle ne représente rien ». Le lieutenant-colonel se trouve à Kalantchak, un des trois points de passage pour rejoindre la péninsule de Crimée annexée en 2014 par la Russie. À quelques centaines de mètres, on aperçoit le poste-frontière russe, estampé des armoiries russes.
Du temporaire au permanent
Jusqu’en 2019, ce “check-point” n’était composé que de bâtiments démontables ouverts à tout vent, sans toilettes. En 2020, les Ukrainiens ont fini de reconstruire le lieu qui ressemble de plus en plus à un poste-frontière. « Pour nous, c’est une frontière entre le territoire continental ukrainien et le territoire ukrainien de la péninsule, ce n’est pas une frontière nationale », insiste Ivan Shevtsov, chef adjoint du détachement frontalier. « On peut tout démonter en trois jours ».
Mais sur le check-point, la simple ligne s’érige comme un mur symbolique entre les familles, les amis, les anciens collègues et voisins. « Quand tu vas là-bas, tu comprends que la situation n’est pas temporaire. Dieu merci, ici c’est toujours l’Ukraine, et ils ne sont pas allés plus loin », s’agace Anastasia. La trentenaire tire deux jeunes enfants et deux grosses valises, de retour d’une visite chez ses parents en Crimée. Derrière elle, sur les grillages qui délimitent le check-point, des vignes ont eu le temps de pousser depuis sept ans, et donnent aujourd’hui du raisin.
A l’entrée du point de contrôle de Kalantchak, un petit restaurant s’est installé. Des chauffeurs de taxi et des soldats y prennent un café au son de Viktor Tsoï, icône du rock soviétique. Chaque jour, 3 500 personnes en moyenne passent dans les deux sens par ce point de passage. Avec les années, le flux s’amenuise et les 2,3 millions de Criméens s’éloignent du reste du territoire.
Auparavant morceau de la République soviétique de Russie, la Crimée a été rattachée à l’Ukraine pour des raisons qui font toujours débat, en 1954. « Dans le discours russe, on présente toujours le rattachement de la Crimée à la République Soviétique d’Ukraine comme un acte politique », explique Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences à l’université de Nanterre. « En fait, la connexion des infrastructures, notamment en eau, est une des choses qui rationalise le rattachement administratif ».
Ainsi, le Canal de Crimée du Nord passe par Kalantchak pour aller irriguer la péninsule au climat méditerranéen et aride. Avant sa fermeture en 2014, 85 % de l’eau en Crimée venait de cette source, qui s’étend aux deux tiers en territoire continental.
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« Il faut bien vivre »
Ce canal prend sa source à Nova Kakhovka, à 80 kilomètres au Nord, dans un réservoir où l’immense barrage continue de déverser les eaux du fleuve Dniepr. La ville de 47 000 habitants, créée pour le barrage, est encore marquée par l’annexion. Ici, comme dans toute la région de Kherson, tout le monde se souvient de 2014 : la confusion, les « petits hommes verts », des soldats russes sans insignes qui débarquent en Crimée et en prennent le contrôle.
Et puis, il y a eu les nombreux réfugiés, surtout des Tatars, venus s’installer dans la région, notamment à Kherson où certains camps temporaires les accueillent encore. Au total, de 50 000 à 100 000 personnes auraient quitté la Crimée, selon les estimations du gouvernement. Pour les remplacer, au moins 200 000 Russes se sont installés dans la péninsule depuis 2014, encouragés par Moscou, un moyen pour le Kremlin de modifier les équilibres démographiques en sa faveur.
« Tout le monde avait peur qu’ils aillent plus loin », se souvient Olha Radionova, dans un café de Nova Kakhovka. Cette activiste de 29 ans, devenue élue locale, avait alors ses valises prêtes et un plan pour se mettre à l’abri avec ses enfants chez une amie, dans le centre de l’Ukraine.
Régulièrement, les rumeurs d’une nouvelle invasion chamboulent la vie des habitants. « J’ai des amies qui se sont retrouvées à l’hôpital à cause du stress », souffle Olha. Depuis début novembre, les Russes ont massé du matériel militaire et près de 100 000 troupes à la frontière avec l’Ukraine, notamment sur la péninsule de Crimée. Les Occidentaux accusent le Kremlin, qui nie en bloc, de préparer une intervention militaire. Moscou a exigé des « garanties de sécurité » de l’Occident, qui incluent l’interdiction de l’extension de l’alliance militaire de l’OTAN en particulier à l’Ukraine. Les discussions diplomatiques, notamment entre Washington et Moscou, devraient se poursuivre en janvier.
Mais loin du bruit des chancelleries, dans la région de Kherson, on s’habitue à la menace. Récemment, l’élue de Nova Kakhovka a voulu vérifier l’état dans abris anti-bombes. Sans ventilation, sans rations de nourriture, « on n’ira pas bien loin, mieux vaut se cacher dans la forêt », ironise-t-elle. Aujourd’hui, plus de plans de fuite : ses valises sont défaites depuis longtemps. « Il faut bien vivre », dit cette mère célibataire.
« C’est surtout à cause de l’économie qu’on souffre ». Car l’annexion a été un drame pour l’Ukraine mais aussi pour la région. Beaucoup s’attristent des amis perdus de vue de l’autre côté, des vacances sur la majestueuse côte criméenne, entre plage et montagnes. Mais plus qu’au cœur, les habitants de la région ont surtout mal au porte-monnaie. Historiquement, la région de Kherson, le « verger de l’Ukraine » connu pour ses délicieux melons et pastèques, vit surtout de l’agriculture. Jusqu’en 2014, la plupart des produits agricoles étaient vendus à la Crimée et au Donbass voisins. À 400 kilomètres à l’Est, Kiev y affronte les insurgés séparatistes soutenus par Moscou.
Première ligne
Même s’il ne se manifeste pas, vivre à côté d’un ennemi n’est pas le meilleur moyen d’attirer des investisseurs. Ihor Brahinets en a fait les frais. « Depuis mon entrepôt de céréales, je vois les drapeaux russes. S’il y a une invasion, je suis en première ligne », estime cet exploitant agricole. Ses champs se trouvent le long de la « ligne administrative », des tranchées – les mêmes depuis 2014 – qui rappellent que le conflit n’est pas bien loin, même si la Crimée a été prise sans combats.
« L’ennemi est proche, mais cela ne veut pas dire que je dois tout vendre et partir », souffle cet agriculteur qui possède l’une des plus grosses holdings de la région. Travaillant dans la région depuis 2001, il a déjà investi des millions d’euros dans ces terres et « prendra les armes pour les défendre » s’il le faut. « Même si de nombreux militaires qui travaillent maintenant sur mes champs me disent « Ihor, fais pousser tes céréales, nourris-nous – c’est ta tâche, et nous te protégerons » », raconte l’agriculteur.
A Tchaplynka, sur ses champs maintenant parsemés de tranchées, les soldats font des pompes pour tuer le temps. Depuis le poste d’observation, Ivan Krymskiy, surveille les Russes. « On ne les voit pas, mais on les entend », précise le chef de la compagnie. Les deux côtés effectuent régulièrement des exercices à grande échelle sur cette petite bande de terre. Comme tous les soldats rencontrés, il en est persuadé, la Crimée reviendra à l’Ukraine. Mais quand ?
Face à la situation figée sur le terrain, Kiev mise sur la diplomatie. Les autorités ont ainsi organisé en août dernier un grand sommet international pour remettre la Crimée à l’ordre du jour, avec plus de 40 délégations participantes. Sept ans après l’annexion, la société ukrainienne a bien compris la complexité du retour de la Crimée. Selon un sondage de 2021, si 61 % pensent que la péninsule devrait être rendue à l’Ukraine, 44 % pensent que le retour est improbable, voire impossible, 7 % de plus qu’en 2016.