Le 14 décembre 1925, un vieux colonel à la retraite du nom d’Arisztid Jankovich pénètre dans une banque de la Haye pour y changer un billet de 1 000 francs français. La piètre qualité du billet de banque éveille les soupçons de l’employé qui contacte la police…
Arisztid Jankovich ainsi que deux autres Hongrois sont arrêtés aux Pays-Bas et les forces de l’ordre mettent la main sur un butin de dix millions de francs. Des faux francs. C’est ainsi que pris fin une opération digne d’un roman, lancée par un groupe de patriotes hongrois désireux de venger le traité de Trianon. En inondant le marché de faux billets, ils espéraient ruiner la France, le pays à l’origine de leur malheur, tenu pour responsable du traité du 4 juin 1920.
J’ai découvert cette histoire passionnante lors d’un weekend passé dans la petite ville Slovaque de Hurbanovo (Ógyalla) d’où est originaire la famille de ma compagne. Ógyalla est liée à la France de multiples façons ; on peut par exemple citer l’aventurier Jean-Charles de Besse (Besse János Károly) qui a combattu du côté français lors de la Deuxième Coalition, avant d’explorer le Caucase avec Alexander von Humboldt et de rédiger de nombreux ouvrages en français.
Mais dans cet article je vais m’intéresser à la famille Ordódy et à ses liens avec le « scandale des faux francs ». Lors de notre séjour, nous avons visité un vieux manoir abandonné resté sa propriété jusqu’à 1945. Les membres de cette riche famille avaient le goût de l’aventure. Pál Ordódy notamment, qui a par exemple eu le tragique privilège d’avoir été la première victime d’une catastrophe aérienne en Hongrie, lorsqu’il a chuté de la montgolfière « Turul », en 1903. La baronne Magdolna Ordódy est quant à elle tombée amoureuse d’un fier militaire dont elle est devenue l’épouse en 1909. Vous vous en doutez, il n’est autre que notre ami Arisztid Jankovich !
Revenons aux années qui ont suivi à la signature du traité de Trianon. A cette époque, le début de l’entre-deux guerres, les milieux nationalistes bouillonnent et nombreux sont les patriotes qui veulent se venger de la France. Le prince Louis de Windischgrätz, ancien ministre de l’Alimentation publique, est le premier à amener l’idée d’imprimer de faux-billets, en 1922. Mais la qualité de ceux-ci étant jugée trop hasardeuse, un petit cercle se constitue autour de lui et l’équipe de faux-monneyeurs en devenir esquisse une stratégie qui poursuit trois objectifs : se venger de la France pour le traité de Trianon ; Mettre à mal l’économie tchécoslovaque qui dépendait de la France ; Financer le retour des Habsbourg en Hongrie.
Notre équipe de faussaire s’applique à froisser les billets pour leurs donner une apparence usée et réussit à mettre la main sur un stock d’enveloppes portant l’entête « Banque de France ».
Il faut attendre 1925 pour que les hommes de Windischgrätz réussissent à faire imprimer les faux billets de banque, au nombre de 30 000. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ces faux francs n’ont pas été imprimés dans quelque cave obscure, mais sur les presse de l’Institut de cartographie de Budapest ! Selon la grande majorité des historiens, les dirigeants hongrois de l’époque, dont le premier ministre István Bethlen lui-même, étaient au courant de l’opération. D’après les spécialistes, sur les 30 000 billets alors imprimés, seuls 4 400 étaient de bonne qualité, 9 000 présentaient une qualité moyenne, mais le reste était aisement décelable.
Néanmoins, notre équipe de faussaire s’applique à froisser les billets pour leurs donner une apparence usée et réussit à mettre la main sur un stock d’enveloppes portant l’entête « Banque de France ». C’est sur Arisztid Jankovich, un militaire retraité donc un homme respectable, et qui présente l’avantage d’être en possession d’un passeport diplomatique, que le choix se porte. Ce dernier se rend en Hollande avec plusieurs valises de faux francs qu’il doit changer dans une banque. Nous connaissons l’épilogue.
Dans un premier temps, le scandale a fait beaucoup de bruit et la presse du monde entier s’est passionnée pour cette affaire qui impliquait selon toute vraisemblance le gouvernement hongrois. Toutefois, la Grande-Bretagne a fait pression pour que le gouvernement de Bethlen reste en place et le gouvernement français a fini par céder. Les protagonistes de l’affaire ont été condamnés à une peine relativement légère en 1926 et ont été amnistiés deux ans plus tard ; la Banque de la France a quant à elle demandé 1 franc symbolique en réparation du dommage que cette opération tragicomique aurait pu causer.