Nous présentons ici la deuxième partie de notre analyse sur les mobilisations populaires et les crises politiques qui se sont développés en Europe de l’Est ces dernières années dans un contexte de crise capitaliste.
Article publié originellement le 18 juin 2015 dans Révolution permanente. |
Dans la première partie nous avons abordé le resurgissement des luttes et révoltes à l’Est de l’Europe après d’années de dégradations des conditions de vie et de l’instauration de régimes politiques complètement corrompus, alors qu’ils étaient présentés comme « la » démocratie. Dans cette partie nous analyserons comment la crise économique mondial, en même temps que pousse les masses à descendre dans les rues, ébranle le discours triomphaliste que les capitalistes ont mis en place tout au long des années 1990. Nous verrons également que les défaites antérieures continuent à peser et que c’est surtout une grande confusion idéologique qui domine en général ces mobilisations.
Crise économique mondiale et crise du discours triomphaliste capitaliste
La crise économique qui a éclaté en 2007-2008 est une crise historique du capitalisme. Celle-ci affecte des pays impérialistes centraux comme les Etats-Unis et plusieurs puissances de l’Union Européenne (UE), même si les impérialismes périphériques tels que la Grèce, l’Etat Espagnol, le Portugal et l’Irlande ont été les plus touchés. Les pays semi-coloniaux de la périphérie européenne ont aussi été fortement touchés par la crise.
Face aux attaques des capitalistes à travers de leurs plans d’austérité, la crise économique est devenue rapidement crise sociale et politique dans plusieurs pays. Dans certains cas, comme en Grèce et l’Etat Espagnol, la crise économique s’est traduite aussi par une crise du régime politique.
Cela est aussi le cas de plusieurs pays arabes du nord de l’Afrique où les processus révolutionnaires né en Tunisie ont provoqué la chute de dictateurs qui se trouvaient au pouvoir depuis plusieurs décennies : Ben Ali en Tunisie, Kadhafi en Libye, Moubarak en Egypte. Même si ces processus connaissent des reculs importants, ils restent ouverts.
Ces luttes et crises sont sans aucun doute un coup dur pour le discours triomphaliste des capitalistes au niveau mondial. N’oublions pas que dans les années 1990 l’impérialisme est arrivé à parler de la « fin de l’histoire » et à affirmer « qu’il n’y avait autre alternative » à la démocratie libérale et au capitalisme.
La crise de l’UE et des « vieilles démocraties » c’est un élément supplémentaire de cette crise. Les immenses souffrances que les « partenaires européens » imposent à aux masses en Grèce et dans d’autres pays de l’UE, parallèlement au tournant de plus en plus bonapartiste et liberticide de l’ensemble des régimes politiques du continent, rend moins « attractive » la « perspective européenne » pour les peuples de plusieurs pays de l’arrière cour européenne.
C’est dans ce cadre qu’ont commencé à se développer des mobilisations massives et des luttes populaires dans différents pays de l’Europe de l’Est ces dernières années. Dans aucune de ces révoltes l’exigence d’avancer vers « l’intégration européenne » n’était un axe central. Même en Ukraine où cette revendication était centrale au départ, la dénonciation du gouvernement corrompu et répresseur de Viktor Ianoukovitch a pris sa place (en tout cas jusqu’à ce qu’un gouvernement pro-impérialiste s’installe à Kiev et que le conflit prenne la forme d’une guerre civile).
Même si le rejet de la caste politicienne c’est quelque chose qui revient de plus en plus dans différentes parties de la planète et qui s’approfondit avec la progression de la crise, on devrait signaler une particularité des pays d’Europe de l’Est. En effet, étant donnée la forme dont la plupart des régimes politiques se sont constitués tout au long de ces 25 dernières années dans ces pays (c’est-à-dire en tant que régimes de « contre-révolution démocratique » et restaurationnistes) la remise en question de partis politiques et de gouvernements est intimement liée à tout le processus de restauration capitaliste.
Autrement dit, dans ces pays on peut difficilement remettre en question la caste politique au pouvoir depuis le début des années 1990 sans remettre en cause les privatisations, les fermetures d’entreprises, les licenciements, la destruction des services publics, la perte d’acquis sociaux, la profonde dégradation des conditions de vie de la population en général et des classes populaire en particulier.
Cela ne veut évidemment pas dire que les mobilisations populaires dans les ex Etats ouvriers bureaucratisés d’Europe de l’Est mènent mécaniquement à une remise en cause du capitalisme. Cependant, il y a une tendance à établir très rapidement le lien entre les questions du régime politique et les questions d’ordre économique, presque comme s’il s’agissait d’une même question.
Ainsi, dans les mobilisations qui ont eu lieu ces dernières années on a pu constater qu’avec l’exigence de démission de tel ou tel gouvernement on parlait aussi de la révision des privatisations qui ont eu lieu dans les décennies précédentes. Dans le cas de la Bulgarie en 2013 par exemple, les manifestants face à l’augmentation du prix de l’électricité exigeaient la renationalisation des fournisseurs d’électricité et même de l’ensemble des privatisations qui ont eu lieu ces 25 dernières années. Lors de l’explosion sociale en Bosnie-Herzégovine en février 2014 on a même parlé de nationalisation sous gestion ouvrière de certaines usines parallèlement à d’autres revendications ouvrières.
« Société civile » et conciliation de classes
Cependant, ce qui caractérise fondamentalement ces mouvements c’est la confusion idéologique et le manque d’un programme alternatif qui réponde de façon conséquente aux intérêts des classes populaires en toute indépendance des courants politiques capitalistes et de l’impérialisme.
C’est ainsi que face au problème du régime politique et d’une démocratie dégradée on propose souvent des revendications qui vont dans le sens d’un « renforcement de la société civile » ; ou face au problème des privatisations mafieuses il n’est pas rare d’entendre que l’on exige des « privatisations transparentes ». En quelque sorte il existe une illusion étendue sur la possibilité de construire un « capitalisme sain » et une vraie démocratie libérale. C’est-à-dire une vision de conciliation de classes selon laquelle des « bons patrons », les classes moyennes et les travailleurs auraient un objectif commun : la lutte contre « la classe politique » corrompue.
ONGs, fondations et organismes internationaux impérialistes contribuent à installer cette vision sur l’impossibilité de dépasser la démocratie bourgeoise et le capitalisme et à présenter « l’horizon européen » comme le seul « salut » pour les sociétés d’Europe de l’Est. Cela facilite la déviation/contention bourgeoise du mécontentement populaire.
Cependant, même si pour le moment les bourgeoisies locales et l’impérialisme aient pu dévier et/ou contenir les différentes révoltes populaires, cela ne signifie pas que les gouvernements qui se forment soient stables et que les sources de révoltes aient disparu. Bien au contraire. En réalité ces manifestations et révoltes sont un coup pour les régimes et les affaiblissent laissant ouverte la possibilité de plus d’agitation sociale dans le futur.
Un des problèmes qui se posent pour ces mobilisations c’est qu’elles prennent une forme « citoyenne », c’est-à-dire polyclassiste où la classe ouvrière participe de façon diluée dans la masse. Ceci rend plus difficile le développement d’un politique ouvrière et populaire et au contraire ce sont des secteurs des classes moyennes qui donnent le ton politique aux revendications.
Le seul exemple qui a eu lieu ces dernières années où les revendications ouvrières étaient vraiment au centre du mouvement a été celui de l’explosion sociale de 2014 en Bosnie. Dans ce cas le mouvement est né à partir de la répression contre une manifestation de chômeurs et de la jeunesse précaire de la ville ouvrière de Tuzla (nord-est du pays) et a gagné ensuite plusieurs villes importantes du pays, y compris la capitale Sarajevo.
La limite qu’a eue ce mouvement c’est qu’il n’a pas réussi à gagner s’étendre à l’entité serbe, Republika Srpska, et surtout que les secteurs en lutte étaient notamment les chômeurs ou les ouvriers dont les usines étaient dans un processus avancé de fermeture et la jeunesse précaire. La classe ouvrière embauchée, tétanisée par la peur au chômage, n’y a pas pris part activement. Les bureaucraties syndicales liées au pouvoir ont même condamné les manifestations.
La question centrale c’est de savoir si la classe ouvrière à côté des secteurs opprimés réussira à intervenir lors des prochaines explosions sociales et imposer ses revendications propres contre les classes dominantes locales et l’impérialisme.