Les 14 et 15 juin 1990, une foule d’ouvriers, coiffés de casques et armés de bâtons se répand massivement dans les rues de Bucarest, la capitale roumaine. Les mineurs assaillent des manifestants, jeunes le plus souvent, et les frappent, brutalement, au hasard. Certains d’entre-eux sont emmenés de force dans des automobiles ou des bus vers une destination inconnue ; le tout avec l’appui des forces de police et de l’armée présentes à leurs côtés. C’est là le triste et violent spectacle auquel les Bucarestois ont assisté au cours de ces deux journées de printemps ; le premier de l’ère post-Ceaușescu.
Fermement décidé à briser l’opposition en cours de structuration dans la capitale roumaine, le nouveau pouvoir né de la révolution de décembre 1989 fait en effet le choix d’employer la force et s’adjoint à cette fin le concours des mineurs de la vallée du Jiu, une région du Sud-Ouest du pays. Cette « minériade », le plus brutal et le plus sanglant des trois épisodes de violences de ce type qui ont secoué la Roumanie au cours du premier semestre de l’année 1990, longtemps occulté, a profondément marqué la conscience collective du pays comme de ses habitants.
La Révolution roumaine de décembre 1989, une Révolution confisquée ?
A la fin du mois de décembre 1989, le pouvoir communiste roumain, très personnalisé autour de la figure de Nicolae Ceaușescu, à la fois chef du parti (depuis 1965) et de l’État (depuis 1974), s’effondre à la suite d’une insurrection populaire. Le pays se trouve alors dans une situation économique et sociale catastrophique. Les privations, y compris pour les produits de première nécessité, sont extrêmes. Ceaușescu a en effet à tout prix voulu rembourser la dette colossale que la Roumanie avait contractée à l’égard du FMI et a dans le même temps engagé des projets mégalomaniaques – très onéreux – de réaménagements urbains dans la capitale. De surcroît, le régime s’est sensiblement durci. Au culte de la personnalité est venu s’ajouter un système de surveillance généralisé de la population.
Dans ce contexte, les importantes manifestations de Timișoara (15-16 décembre) et de Bucarest (21-22 décembre) poussent très vite l’appareil d’État à renoncer à le soutenir. De façon symbolique, l’armée fraternise avec la population. Cette situation conduit à la prise du pouvoir par un groupe qui, s’il est clairement issu du parti communiste, n’appartient pas pour autant à sa direction. Certains de ses membres sont mêmes des opposants personnels au chef de l’État roumain. Parmi eux, on trouve des personnalités comme Ion Iliescu, ancien ministre, membre du comité central jusqu’au début des années 1980, Silviu Brucan, ancien ambassadeur de Roumanie aux États-Unis, auteur et co-signataire en mars 1989 de la « lettre des six » très critique de la politique de Ceaușescu, ou encore le jeune professeur d’université Petre Roman. « L’État postcommuniste, s’il est superficiellement légitimé par la Révolution, n’en est pas le produit. Il est le fruit d’une adaptation du personnel politique, militaire, administratif et sécuritaire à ce contexte nouveau », explique Alexandru Gussi, docteur en sciences politiques de l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant à l’université de Bucarest.
« L’État postcommuniste, s’il est superficiellement légitimé par la Révolution, n’en est pas le produit. »
Sur l’instant, le grand élan de liberté retrouvée par les Roumains évite la remise en cause des modalités de sortie crise. D’abord, les affrontements sanglants qui ont eu lieu en décembre à Bucarest entre l’armée et ce que l’on suppose être quelques éléments de la police politique – la Securitate – poussent la foule à quitter la rue ; laissant seuls face à eux les nouveaux maîtres du pays. Cette lutte contre les « terroristes » contribue immédiatement à légitimer la présence de ces hommes « nouveaux » au pouvoir. De plus, le contrôle de l’information est très étroitement assuré. Et si la télévision rend compte de la fuite puis de l’exécution de Nicolae Ceaușescu et de sa femme Elena le 25 décembre 1989, elle occulte complètement l’origine politique des nouveaux dirigeants que sont Ion Iliescu, devenu chef de l’État, et Petre Roman, nommé premier ministre. Certains responsables militaires à qui avait été confiée la charge de réprimer la manifestation de Timișoara prennent du galon, après avoir abandonné à temps Ceaușescu ; le général Victor Stănculescu est ainsi nommé ministre de la défense.
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La maturation d’un embryon d’opposition
Assez rapidement pourtant, il apparaît aux yeux de ceux qui ont pris part aux événements de décembre – étudiants, intellectuels, opposants… – que l’ancien système tend à perdurer. Le parti communiste est interdit le 18 février 1990, après quelques hésitations d’Iliescu. Ses effectifs – 3,8 millions d’adhérents – sont toutefois en partie absorbés par le Frontul Salvării Naționale (FSN). Cette organisation politique clandestine de l’opposition, créée à l’été 1989, se trouve entre les mains d’Iliescu et de Roman et prend dans les faits le contrôle du pays après la chute de Ceaușescu. « Sous le régime communiste, dans chaque université comme dans toutes les entreprises et dans toutes les coopératives agricoles, partout, il y avait une cellule du parti communiste » explique Cristian Preda, docteur de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), professeur de Science politique à l’Université de Bucarest, ancien secrétaire d’État à la francophonie du gouvernement roumain (2005-2007) et ancien député européen (2009-2019).
« Trois jours après la chute de Ceaușescu, on voit la constitution du FSN au sein de l’université comme partout ailleurs et on ne sait pas d’où tout cela sort » insiste celui qui était alors étudiant en quatrième année. « En fait, il y a une continuité qui est assumée et que les étudiants contestent. Le monopole du parti communiste est poursuivi par le monopole du FSN. Pour nous, ce n’est pas normal. En revanche, dans les milieux ouvriers le FSN a réussi ce processus. Dans le même temps, on voit la renaissance de ces partis démocratiques de l’avant Deuxième Guerre mondiale ; notamment les nationaux-paysans, les libéraux comme les sociaux-démocrates historiques. On commence ainsi à voir émerger cette diversité qui choque, il faut le dire, certaines personnes. Le monopole du parti communiste était tellement intériorisé que cela a donné lieu à des incompréhensions ».
À partir de janvier 1990, ceux qui avaient la légitimité de la barricade pour avoir pris part aux événements de décembre ont le projet de construire un espace politique authentiquement pluriel. Ils craignent l’hégémonie d’un FSN qui, déjà très implanté dans le milieu professionnel et dans l’administration, envisage de se transformer en parti politique. L’organisation, qui avait simplement comme objet d’assurer la transition, avait pourtant promis de se dissoudre. La rupture de ce contrat pousse les opposants à demander des garanties dans la perspective des élections à venir. Après une première manifestation, le 12 janvier 1990, qui rassemble entre cinq et dix mille manifestants et qui a davantage l’apparence d’un hommage aux victimes de la Révolution, une deuxième manifestation est organisée le 28 janvier. À l’appel des partis d’opposition tout juste (re)constitués que sont le parti national libéral (PNL, Partidul Național Liberal), le parti national paysan chrétien-démocrate (PNŢCD, Partidul Național Țărănesc Creștin Democrat), le parti écologiste roumain (Partidul Ecologist Român) et l’Union démocrate magyare de Roumanie (UDMR, Uniunea Democrată Maghiară din România), elle rassemble peut-être 100 000 personnes sur la place de la Victoire (Piaţa Victoriei).
L’entrée en lice des mineurs
Cette forte mobilisation inquiète le pouvoir et suscite une contre-manifestation, le jour même, puis le lendemain. Pour la première fois, Iliescu fait appel aux mineurs et des confrontations éclatent. La tension est palpable. L’ancien dissident Corneliu Coposu, un homme âgé de 75 ans, fondateur du PNŢCD, est notamment assiégé par la foule dans l’immeuble de son parti. Il doit être exfiltré par le chef du gouvernement, Petre Roman, venu le chercher en personne dans un blindé de l’armée.
L’exfiltration de Corneliu Coposu par Petre Roman.
« Dès le 19 janvier, il y a eu des discussions entre les dirigeants des mineurs d’une part, Iliescu, Roman et le ministre des mines Nicolae Dicu, d’autre part », précise Alexandru Gussi. « Le gouvernement accepte l’ensemble de leurs revendications, notamment la journée de travail de cinq jours. Les mineurs considèrent désormais que ces promesses sociales les obligent à la fidélité envers le nouveau régime et que leur sort est lié au destin du FSN. C’est ce qui explique leur présence à Bucarest pour défendre ce pouvoir qui semblait attaqué et tellement fragile ».
En août 1977, la grande grève des mineurs de la vallée du Jiu avait brisé le mythe de l’unité entre le parti communiste et la classe ouvrière.
La question de la place des mineurs dans l’espace politique du pays n’est pas nouvelle. Au début du mois d’août 1977, la grande grève des mineurs de la vallée du Jiu avait brisé le mythe de l’unité entre le parti communiste et la classe ouvrière. Elle avait obligé Ceaușescu à se déplacer sur place et à faire des concessions en matière de salaires et d’avantages sociaux. Redevenus l’avant-garde révolutionnaire du régime, les mineurs demeurent donc un enjeu essentiel dans la Roumanie des années 1980. Iliescu l’a bien compris. En poursuivant et en accentuant la politique de son prédécesseur, ce dernier instrumentalise une clientèle politique qui se sait menacée par les restructurations qu’appelle la transition.
« Sur le plan symbolique, le gouvernement a besoin de contre-balancer la légitimité de la rue et de montrer qu’une autre rue lui est acquise. Sur le plan pratique, il a également besoin d’un soutien physique pour appuyer des forces de sécurité très affaiblies depuis la disparition de la Securitate. La violence civile vient donc pallier l’absence de violence légitime de l’État ». Entre-temps, trois mille officiers de l’ancienne police politique ont en effet été mis à la retraite d’office. « Les minériades sont donc des contre-manifestations de mineurs dirigées contre l’opposition, une opposition civique constituée en principe par ceux qui ont manifesté dès avant le 21 décembre 1989 », résume Alexandru Gussi.
Le pourrissement progressif de la crise politique
Dans un premier temps, le nouveau pouvoir fait le choix de l’apaisement. Au lendemain des manifestations de la fin du mois de janvier, un accord politique très large est trouvé pour la création d’une sorte de pré-parlement où tous les partis constitués doivent déléguer des représentants. Le Conseil provisoire d’union nationale (Consiliul Provizoriu de Uniune Națională) est ainsi constitué le 9 février. C’est au sein de cette instance qu’est élaborée la loi électorale du 14 mars 1990 sur la base de laquelle doit être élue l’assemblée constituante. Toutefois, au sein du CPUN, le FSN dispose de la moitié des sièges. L’autre moitié est partagée entre la trentaine de partis qui existent à ce moment et parmi lesquels, d’ailleurs, on trouve des satellites du FSN. D’entrée de jeu, le déséquilibre est patent et suscite des oppositions.
Elles se traduisent par une nouvelle manifestation, le 18 février, elle-même suivie d’une nouvelle intervention des mineurs à Bucarest. Les choses sont cette fois bien mieux organisées. Le pouvoir veut montrer sa capacité de mobilisation. Le vice-premier ministre, Voican Voiculescu, se rend ainsi en hélicoptère dans la vallée du Jiu afin d’organiser le déplacement dans la capitale, à l’aide de bus et de trains spéciaux, d’environ deux mille mineurs. La manifestation de force des mineurs intervenant après la dispersion rapide du rassemblement, aucune victime n’est néanmoins à déplorer.
Pour autant, le pourrissement du climat général est sensible. La propagande joue à plein pour présenter les opposants sous un jour très négatif. L’accusation d’alcoolisme est alors particulièrement mise en avant. Certains dirigeants du mouvement, anciens dissidents, sont rentrés d’exil et sont accusés d’être des traîtres vendus à l’étranger, et notamment à la Hongrie. La rhétorique nationaliste, très présente sous le régime de Ceaușescu, revient en force. C’est là qu’il faut trouver l’origine des affrontements interethniques sanglants de Târgu Mureș qui, en mars 1990, opposent Roumains et Hongrois et ont été organisés par les représentants des pouvoirs publics.
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« Quand on sortait dans la rue pour distribuer notre petit journal des barricades, Memento, les gens venaient vers nous et nous remerciaient pour le sacrifice des jeunes, » se souvient Cristian Preda. « Et quelques semaines plus tard seulement, nous commençons à être chassés car nous demandons davantage de libertés et un changement radical du personnel politique. Il y a alors un changement terrible d’attitude vis-à-vis de nous et on le perçoit très bien. Les gens, dans la rue, abandonnent les remerciements et se détournent. Et quelques mois plus tard, ils viennent même applaudir les mineurs qui tabassent les étudiants ». L’engagement des étudiants devient en effet plus visible à partir du mois d’avril.
Une protestation étudiante : le mouvement de la place de l’Université
À l’Université, la mobilisation est précoce. Dès le 23 décembre 1989, Marian Munteanu fonde la « Ligue des étudiants » (Liga Studenților). « A l’université, on faisait des listes noires avec des noms d’apparatchiks », témoigne Cristian Preda. « On ciblait par exemple les professeurs qui étaient proches de l’ancien pouvoir communiste, notamment au niveau de la direction et du rectorat. Certains enseignants avaient même été élus comme membres de la Grande Assemblée nationale ; c’est-à-dire l’assemblée législative communiste. On voulait donc chasser les collaborateurs. Finalement, rien ne s’est passé… Très peu partent. Et ceux qui le font vont aller fonder des universités privées ! ».
La mobilisation étudiante ne prend toutefois une véritable ampleur qu’à partir du 22 avril 1990. Sur la place de l’Université (Piața Universității), s’établit un périmètre que ses animateurs baptisent la « zone libre du néo-communisme » ou le « kilomètre-zéro de la démocratie ». Iliescu et ses partisans, pour leur part, qualifient ce mouvement de « Golaniade » (Golaniada), du mot golan, qui signifie « vaurien » ou « voyou » en roumain.
Les résultats des élections présidentielle et législatives qui se tiennent le 20 mai renforcent le mouvement de protestation. Iliescu est en effet élu avec plus de 85,1 % des voix (et 86,2 % de participation). Dans un contexte d’émiettement des partis politiques, le FSN remporte par ailleurs 66,3 % des suffrages à la Chambre des députés et 67 % au Sénat. L’Union démocrate magyare de Roumanie arrive en deuxième position avec 7,2 % dans les deux chambres. Le parti national-libéral est troisième avec seulement 6,4 % des suffrages à la Chambre des députés et 7,1 % au Sénat. Malgré ce résultat sans appel, les opposants décident de maintenir leur mobilisation.
« Les mineurs arrivent à Bucarest pour se substituer à la police, incapable de faire le ménage. »
« Les gens qui étaient dans la rue sont déçus et décident de continuer afin de tenter d’améliorer la qualité du débat démocratique. A l’époque, les membres de l’opposition n’avaient pas accès à la télévision, ni à la radio. La fourniture de papier pour les journaux était contrôlée par le pouvoir. Il fallait une autorisation du ministre de l’Intérieur pour publier n’importe quel journal. Donc la tribune était occupée. Dans la rue, les gens continuent à exprimer leur mécontentement, à exiger une réforme de la vie publique et politique », explique par ailleurs Cristan Preda.
La grande minériade de juin 1990
Fort du succès écrasant obtenu dans les urnes, le pouvoir en place décide d’en finir avec le mouvement de la place de l’Université. Le 13 juin, des échauffourées organisées par le tout jeune SRI – le Service roumain de renseignement (Serviciul Român de Informații) fondé le 26 mars 1990 comme héritier de la Securitate – fournissent le prétexte nécessaire. La propagande joue une nouvelle fois tout son rôle : Iliescu annonce le soir même à la télévision que le drapeau vert du mouvement fasciste légionnaire de l’entre-deux-guerres – celui de la Garde de Fer – flotte sur le bâtiment du siège de la police. Les 14 et 15 juin, les mineurs entrent sans surprise une troisième fois en scène. Ils sont cette fois beaucoup plus nombreux, entre dix et quinze mille, et l’affrontement, direct, est très brutal.
Cristian Preda raconte : « L’État essaie alors de démanteler les tentes et les petites installations qui se trouvaient sur la place de l’université en exigeant la fin de cette mobilisation. Ça fait naturellement réagir les étudiants – j’étais sur place, je m’en rappelle très bien – parce que nous manifestions pacifiquement et qu’en conséquence nous refusions cette évacuation forcée. Survient donc une confrontation avec les forces de police : on regagne la place de l’université pour s’y installer à nouveau. Et le lendemain, les mineurs sont de nouveau à Bucarest pour se substituer à la police, incapable de faire le ménage. Les mineurs chassent les étudiants dans la rue et au sein des bâtiments de l’Université. Marian Munteanu est très grièvement blessé. On retrouve une atmosphère très violente. Tout est étroitement organisé, ce qui rend impossible tout dialogue et même toute résistance physique. Les mineurs avaient notamment les adresses de tous les responsables de l’opposition, de leurs bureaux mais aussi leurs domiciles privés. Donc c’était vraiment la chasse à l’homme. Cette fois-ci ce n’est pas, comme en décembre, le peuple contre les tyrans, mais c’est presque une guerre civile car un groupe professionnel, les mineurs, veut faire taire la voix des étudiants ».
La minériade des 14 et 15 juin 1990.
Pour Alexandru Gussi, la minériade des 14 et 15 juin se joue cette fois « à une toute autre échelle ». Il poursuit : « Certains mineurs restent plusieurs jours, parfois une semaine. Ils sont pris en charge par l’armée, hébergés dans des casernes. Certains reçoivent même des uniformes. Les personnes arrêtées par les mineurs sont retenues prisonnières et interrogées dans ces bâtiments militaires. Les manifestants et les intellectuels sont ciblés. Les services de sécurité donnent aux mineurs les adresses des chefs de l’opposition qui sont arrêtés en grand nombre. L’appareil judiciaire de l’État est lui aussi mobilisé. Tous les procureurs ou presque ont dû mener des enquêtes sur les personnes arrêtées. Par ailleurs, cela est moins connu, les mineurs investissent certains quartiers roms. La manifestation de la place de l’Université avait été présentée par la télévision roumaine comme une manifestation où étaient présents de nombreux gitans. Ils étaient certes présents en nombre à en croire les images mais étaient davantage là comme spectateurs que comme acteurs de l’événement. Les mineurs y trouvent un adversaire facilement identifiable. Et là, il est encore plus compliqué de dénombrer les victimes ». Le bilan officiel de la minériade des 14 et 15 juin fait ainsi état de six morts (quatre tués par balle, un décès suite à une crise cardiaque, une victime poignardée), 746 blessés et plus de mille arrestations. Le nombre de victimes est certainement bien supérieur.
Résurgences…
La Roumanie n’en a toutefois pas pour autant terminé avec les minériades. En septembre 1991 puis en janvier et février 1999 de nouveaux épisodes de ce type surviennent, dans un contexte toutefois radicalement différent. Menées par un chef charismatique et violent lié d’amitié avec Iliescu, Miron Cozma, les trois minériades visent non plus cette fois les opposants au régime mais bien désormais le gouvernement lui-même.
En 1991, la conjugaison des difficultés économiques et de l’évolution du paysage politique explique la résurgence de la minériade. Une forte inflation touche en effet le pays mais le gouvernement refuse, cette fois, de céder aux exigences des syndicats. La contestation est donc dirigée contre le gouvernement de Petre Roman, à un moment où des tensions apparaissent entre le premier ministre et Iliescu. Le président roumain est appuyé par les ex-communistes du FSN qui dirigent les deux chambres du Parlement : Alexandru Bârlădeanu à la présidence du Sénat et Marțian Dan à la tête de la Chambre des députés. Dans ce contexte, les mineurs sont utilisés par le groupe constitué autour d’Iliescu afin d’abattre Roman, qui doit démissionner de la tête du gouvernement le 1er octobre.
Les manifestants et les intellectuels sont ciblés. Les services de sécurité donnent aux mineurs les adresses des chefs de l’opposition qui sont arrêtés en grand nombre.
En 1999, c’est une nouvelle fois le gouvernement qui est la cible des mineurs. Lors des élections présidentielles de novembre 1996, Iliescu est battu par Emil Constantinescu, un démocrate-chrétien candidat d’une coalition électorale dirigée contre le FSN et à laquelle a notamment adhéré Petre Roman. Dès septembre 1997, la Roumanie, dans la perspective de son adhésion à l’Union européenne, engage un vaste plan de restructuration du secteur minier. Le gouvernement encourage de nombreux mineurs au départ volontaire, contre le versement d’une indemnité. En trois mois, près de 16 000 d’entre eux, soit environ 40% des effectifs, quittent leur poste. L’ampleur et la rapidité des mutations du secteur suscite le soulèvement de 15 000 mineurs au début de l’année 1999. Après avoir mis les forces de l’ordre en déroute, les mineurs obtiennent des garanties et réussissent à ralentir temporairement le rythme des restructurations. Leur chef, Miron Cozma, est toutefois arrêté et emprisonné.
Ces épisodes révèlent en creux les difficultés auxquelles certains secteurs économiques du pays doivent faire face au cours des années 1990. Devenus la garde rapprochée d’Iliescu et du FSN, les mineurs considèrent que leurs difficultés viennent de la démocratisation et de la libéralisation économique du pays et se battent, au sens littéral du terme, pour préserver le statu quo. L’impossible adaptation de leur outil industriel génère beaucoup de frustrations au sein des petites villes minières où la réalité quotidienne est objectivement très difficile. L’émigration massive et la fermeture des sites marquent, faute de combattants, la fin de ce type de mobilisations qui s’éteignent avec le siècle.
… et postérité des minériades
Les trois minériades de 1990 permettent à Iliescu d’asseoir son pouvoir et de se prémunir de l’émergence de toute forme organisée de contestation libérale. Immédiatement, un voile pudique est jeté sur ces événements. C’est seulement au lendemain de la première alternance de novembre 1996, et après l’extinction du monopole de la télévision publique roumaine, que les premières images des événements sont diffusées au grand public… près de sept années après les faits.
Si une procédure judiciaire est en cours depuis 2018, la perspective de son aboutissement n’est pas encore à l’ordre du jour. Ce sont bien d’abord les cycles électoraux qui rythment cette actualité. Le processus en est donc encore aujourd’hui à ses balbutiements tant certains acteurs des événements, toujours en responsabilité au sein des structures de l’État roumain, n’ont pas d’intérêt à cela.
Pour Alexandru Gussi, la longue occultation de cet épisode est symptomatique des divisions de la Roumanie. « Il y avait deux visions de ces événements. La Roumanie qui était minoritaire en 1990 et qui soutenait les anciens partis historiques a longtemps été combattue et est longtemps demeurée muette et invisible, marginalisée et minoritaire. Elle était davantage écoutée et reconnue à l’étranger. Elle a désormais réussi à faire valoir ses arguments dans le débat public roumain. La réalité des faits est de moins en moins contestée et l’on arrive progressivement à une forme de consensus. D’ailleurs, le terme même de minériade, qui s’est imposé à partir de la fin des années 1990, a justement été forgé par ceux qui les ont combattues et dénoncées ainsi que par ceux qui en ont été les victimes », expose l’universitaire.
Il n’en reste pas moins que les minériades ont profondément marqué la trajectoire politique de la Roumanie et de ses élites, dont Cristian Preda est un parfait représentant : « Pour ma part, ces événements ont pesé de différentes manières. En juin 1990, quand les mineurs descendent sur Bucarest, je comprends l’importance de la liberté d’expression. Lors de la minériade de septembre 1991 qui vise le gouvernement de Petre Roman, je suis déjà à Paris depuis octobre 1990. C’est le moment où je décide qu’à l’issue de mon parcours en France je rentrerai dans mon pays car il y a des choses à faire là. Au moment de la minériade de 1999, j’étais membre du Groupe de Dialogue Social, la plus importante ONG roumaine. Le président Constantinescu nous invite, nous, les membres de ce groupe d’intellectuels, à parler avec lui la nuit même où les mineurs s’approchent de Bucarest. Le président nous demande de l’appuyer dans l’exercice de ses fonctions. Il me sollicite pour devenir son conseiller ; une proposition qu’il m’avait d’ailleurs déjà faite deux ans auparavant et que j’avais alors refusée. La nouvelle descente des mineurs m’a déterminé à accepter et à entrer directement dans la vie politique. Donc pour moi, les minériades ont en effet été un facteur stimulant d’engagement », conclut l’ancien ministre.