La Pologne a fait le choix de la confrontation dans le différend qui l’oppose à l’Union européenne (UE) sur la question de l’État de droit. Une manifestation est prévue ce dimanche.
Patrice Senécal et Béranger Dominici (correspondance à Varsovie)
Pas de doute, pour Krystyna Piotrowska, le 7 octobre restera la « journée la plus sombre de [s]a vie ». Tout l’optimisme qui l’animait depuis l’accession de son pays à l’Union européenne (UE), en 2004, est parti en fumée pour de bon, là, devant l’enceinte du Tribunal constitutionnel cerclé d’un escadron de policiers. Après six années de sape des institutions démocratiques qui ont enflammé les relations entre Varsovie et Bruxelles, voilà que la plus haute instance judiciaire du pays — inféodé depuis 2015 au parti national-conservateur au pouvoir, Droit et Justice (PiS) — a franchi un seuil dans l’histoire de l’intégration européenne : le droit polonais doit primer sur le droit européen, a-t-on statué. Ce qui équivaut à un acte de guerre juridique à l’égard de la préséance des traités européens, dont le respect constitue une condition sine qua non de l’intégration de tout État membre. Le chef de file de l’opposition démocrate, Donald Tusk, a appelé dans la foulée les Polonais à protester à Varsovie, ce dimanche 10 octobre.
« Ils nous extirpent de l’Union européenne en douce ! Je n’ai pas les mots pour exprimer mon deuil… », s’attriste Krystyna, peinant à retenir ses larmes. « À la veille de mes 70 ans, c’est un horrible cadeau d’anniversaire. » À deux pas d’elle, un passant s’arrête, incrédule devant la petite foule unie sous la bannière étoilée européenne massée face au Tribunal. « Que s’est-il passé au Tribunal », demande-t-il, avant de se faire répondre aussitôt par Krystyna : « On retourne à l’Est, monsieur ! » Comme la trentaine de manifestants europhiles, pour la plupart des retraités, rassemblés devant le grillage du tribunal cerclé de policiers, elle y voit un dangereux retour en arrière : la dictature, elle a connu ce que c’était. « Pendant le communisme, il n’y avait qu’un secrétaire de parti qui décidait de tout, c’est vers cela qu’on se dirige. Quand je pense à ce que mes enfants devront endurer dans les années à venir, ça m’enrage. La démocratie, c’est comme l’amour : il faut l’entretenir, la protéger, la soigner… Bref, s’en occuper : ce n’est pas un acquis », conclut-elle.
C’est aux alentours de 17 h 30 qu’elle a pris connaissance du verdict, déjà reporté à quatre reprises. « Honte, honte ! » a-t-on alors scandé sur place, dans un mélange de rage et de pleurs. L’énoncé du jugement par la présidente du tribunal, Julia Przyłębska, résonnait dans le haut-parleur diffusant la séance disposé sur le trottoir par des manifestants. « Des organes européens agissent au-delà de leurs compétences », a-t-elle déclaré, arguant que certaines dispositions des traités européens sont « incompatibles » avec la Loi fondamentale polonaise.
Dénoncée par Mme Przyłębska pour son « ingérence dans le système juridique polonais », la Cour de justice de l’UE avait d’ailleurs, la veille du verdict, de nouveau réprimandé le gouvernement polonais pour ses entraves à l’État de droit, cette fois à propos du Conseil de la magistrature polonais, politisé par le PiS. S’exprimant sur les réseaux sociaux peu après le prononcé du jugement, Zbigniew Ziobro, Ministre de la Justice et principal artisan des réformes contestées, saluait un « jugement historique » instaurant des « limites […] à l’ingérence de l’UE dans les affaires polonaises ».
C’est le premier ministre, Mateusz Morawiecki, en mars, qui avait fait déposer au tribunal constitutionnel la requête demandant « d’examiner le caractère constitutionnel des dispositions du traité sur l’UE ». Au cœur du bras de fer, surtout, se trouve la Chambre disciplinaire de la Cour suprême, contestée par l’UE, et conçue de toutes pièces par le PiS afin de faire « taire » les juges trop critiques du pouvoir.
Les yeux humides, Anna Łabus n’en revient pas. « Nous avons obtenu un pays libre dans l’UE, et cette fois ci, ils nous redirigent en direction du Bélarus… », regrette la femme de 77 ans, irréductible militante pro-démocratie. « Ils sont en train de bousiller tout l’héritage de Solidarność. Le PiS est un parti qui ne devrait pas faire partie de l’Europe. Depuis dimanche dernier, je pleure : je savais que ça se finirait ainsi. Les Polonais étaient des modèles dans l’UE jusqu’en 2015 : de toute évidence, nous avons changé… Tout ce qui compte désormais dans ce pays, c’est ce que Monsieur [Jarosław] Kaczyński pense. Ils ont commencé par faire main basse sur le Tribunal constitutionnel, ensuite le Conseil de magistrature, la Cour suprême… Ils ont mis les tribunaux à leurs ordres. Et là, tout d’un coup, dans ce tribunal, on dit que tous mes idéaux ne sont plus valables ? Kaczyński a trahi la nation polonaise. »
Un peu plus loin, Iwonna Kowalska, 67 ans, abonde : « C’est un premier pas pour nous sortir de l’UE. Je me suis battue pour que la Pologne intègre l’UE à l’époque du communisme. Le 1er mai 2004, j’étais en extase : on pouvait désormais voyager et être chez soi partout en Europe. Je ne vois pas ce qui peut advenir, ils jouent un jeu dans notre dos, sans rien nous demander. Les Polonais veulent rester dans l’UE en grande majorité. »
Bruxelles promet des mesures de rétorsion
Par ce jugement, qui promet de rester dans les annales, c’est l’Europe qui est mise au défi. À Bruxelles, l’exécutif européen n’a pas tardé à réagir. Par voie de communiqué, la Commission s’est dite parée à « faire usage des pouvoirs que lui confèrent les traités pour sauvegarder l’application uniforme et l’intégrité du droit de l’Union ». Elle pourrait dès lors initier une nouvelle procédure d’infraction contre la Pologne. Autre mesure de rétorsion possible aux effets autrement plus concrets : le report sine die du versement des fonds du plan de relance post-covid alloués à Varsovie. Et leur obtention, justement, dépend du respect de l’indépendance de la justice.
« Cette affaire [autour de la remise en question des traités] était, dès le début, une monnaie d’échange pour le gouvernement polonais à utiliser dans le conflit Varsovie-Bruxelles », rappelle Jakub Jaraczewski, directeur de recherche de l’ONG Democracy Reporting International. « Le PiS pourrait utiliser la publication ou non de l’arrêt comme un moyen de pression contre l’UE », pour que la Pologne obtienne les 60 milliards d’euros prévus dans le plan de relance malgré ses bavures démocratiques. « Mais la Commission pourrait ne pas céder à ce chantage, laissant la Pologne le bec dans l’eau. »
À l’échelle européenne, ce jugement inquiète. « Il constitue un pas décisif vers un Polexit juridique [soit la sortie de facto de la Pologne du cadre juridique inscrit dans les traités de l’UE] », analyse Edit Zgut, chercheuse à l’Académie polonaise des sciences. « Cela correspond au récit populiste et eurosceptique mis en avant par le PiS : l’élite bruxelloise corrompue chercherait à saper la souveraineté du peuple polonais. » La vaste majorité des Polonais a beau vouloir demeurer au sein de l’UE, cette rhétorique semble gagner du terrain, estime la politologue. « Un autre récent sondage montre que le nombre de personnes affirmant que la Pologne ferait mieux hors de l’UE a augmenté de 11 points en deux ans. »