A l’occasion du soixantième anniversaire de la Révolution des Conseils de 1956 en Hongrie, Révolution Permanente publie une série d’articles sur différents aspects de cette lutte héroïque de notre classe.
Article publié originellement le 25 mai 2017 dans Révolution permanente. |
Il est courant de parler de la révolution hongroise de 1956 comme une « révolution antisoviétique ». Cependant, cette appellation est au mieux un « vice de langage », au pire une façon de tergiverser l’histoire de cette lutte héroïque de la classe ouvrière hongroise. En effet, à proprement parler, 1956 a été en réalité une révolution profondément « soviétique ». Si on comprend ce mot dans sa vraie signification : une lutte révolutionnaire basée sur l’auto-organisation et la plus large démocratie de la classe ouvrière. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de « Révolution des conseils ».
Mais, en quoi la révolution hongroise était « antisoviétique » ? En effet, en 1956 les travailleurs et les masses hongroises se sont soulevés clairement contre le pouvoir de la bureaucratie stalinienne locale mais aussi contre celle de Moscou. Cette dernière avait usurpé le prestige de la Révolution d’Octobre, déformé l’Etat soviétique, exproprié politiquement les travailleurs et les masses paysannes pauvres. Ce pouvoir se faisait appeler « soviétique ». Et en Occident, intellectuels, journalistes et politiques liés aux classes dominantes trouvaient un intérêt particulier à entretenir cette confusion.
C’est seulement en ce sens que l’on pourrait éventuellement entendre la Révolution des Conseils ouvriers de 1956 comme un soulèvement « antisoviétique ».
Mais, en réalité, c’est le pouvoir stalinien en Union Soviétique et dans les pays « satellite » qui était profondément « antisoviétique », anticommuniste. Ce pouvoir basait sa domination sur des dictatures policières où les travailleurs et les paysans pauvres n’avaient pas le droit de s’organiser syndicalement et/ou politiquement de façon indépendante des organisations officielles ; le corps de fonctionnaires qui composait la bureaucratie dirigeante profitait d’immenses privilèges alors que l’écrasante majorité de la population vivait dans le besoin ; ces mêmes fonctionnaires, qui étaient à la tête des entreprises étatiques, imposaient des rythmes de travail intenables pour les travailleurs et ils ne pouvaient pas compter sur l’aide des syndicats qui n’étaient là que pour discipliner la main d’œuvre et pour s’assurer de la réussite du plan économique. L’espionnage de la population était généralisé et les membres de la police politique semaient la terreur. L’arrogance de la bureaucratie s’exprimait souvent par le mépris et l’humiliation des travailleurs.
Dans le Programme de Transition (1938) Léon Trotski, réfléchissant aux voies pour le renversement du pouvoir de la bureaucratie dans l’Union Soviétique, affirmait que « la nouvelle montée de la révolution en URSS commencera, sans aucun doute, sous le drapeau de la lutte contre l’inégalité et l’oppression politique ». Trotski a été assassiné en 1940, avant la création des autres Etats du dit « bloc socialiste » et donc il parlait de l’URSS. Cependant, son analyse et son programme peuvent être élargis à ces derniers étant donné les caractéristiques sociales, économiques et politiques communes.
Et en effet, si l’on observe la période qui s’ouvre après la mort de Staline, on voit que toutes les révoltes et soulèvements ouvriers dans les pays du « Glacis » naissent à partir de la remise en cause des conditions de travail, des conditions de vie misérables et aussi contre l’oppression politique, la dictature stalinienne.
On pourrait ajouter un point spécifique pour les pays « satellites » : la lutte n’était pas seulement contre l’oppression politique de la bureaucratie à l’intérieur des frontières nationales mais aussi contre l’oppression de la bureaucratie de Moscou sur les pays subordonnés à ses intérêts ; elle revêtait un caractère de libération nationale.
Dans ce contexte, la révolution hongroise de 1956 a eu une spécificité qui lui a donné un caractère profondément subversif et profondément « soviétique » : l’existence des conseils ouvriers et la lutte pour la démocratie socialiste. En ce sens, ce n’est pas un hasard que les conseils disparaissent littéralement des récits des historiens et propagandistes pro-capitalistes qui prétendent s’approprier l’histoire de la révolution de 1956 pour la présenter comme un évènement « anticommuniste ». Dans le cas de l’historiographie stalinienne, les conseils ouvriers hongrois sont présentés comme une « invention fasciste ».
Mais les conseils ouvriers durant la révolution n’ont pas seulement permis aux travailleurs de s’organiser pour exprimer leurs revendications économiques, sociales et politiques, ils ont représenté de fait un danger de mort pour le stalinisme, une potentielle alternative de pouvoir, socialiste et révolutionnaire, notamment face au faible gouvernement de Janos Kadar après la seconde intervention soviétique.
Démocratie ouvrière et socialisme
Pendant les quelques semaines qu’a duré le processus révolutionnaire, la Hongrie est devenue le pays où régnait la plus grande liberté et démocratie socialiste sur la planète. Les ouvriers et la jeunesse avaient mis sur pied des conseils où l’on débattait de politique, des problèmes de l’économie, des problèmes de la vie quotidienne. La classe ouvrière avait imposé la liberté de la presse : des dizaines de journaux et de publications liées aux différents courants du mouvement ouvrier sont apparus du jour au lendemain. Des partis et des groupes politiques apparaissaient de partout également. Les débats sur la culture, la science et l’art connaissaient un nouvel essor en se libérant du carcan intenable et insupportable du régime stalinien.
Le tout se développait alors que le pays était en pleine ébullition politique et sociale. Les forces armées fidèles au régime stalinien harcelaient et attaquaient les ouvriers et les jeunes insurgés ; l’armée soviétique était en train de détruire le pays pour écraser la révolution. Les masses hongroises prenaient les armes et résistaient héroïquement.
C’est également, et surtout, dans cet aspect urgent de l’organisation de la défense et de la résistance que l’on voyait le rôle déterminant des conseils ouvriers. Ils sont devenus le lieu d’organisation pratique et politique de la révolution. Ils étaient en train de devenir de fait une alternative de pouvoir face au régime. Objectivement, il disputait la légitimité politique du pouvoir et des institutions créées par le stalinisme. Léon Trotski avait prévu cette situation mais on ne l’avait jamais vue. C’était inouï, c’était un ébranlement mondial.
Les conseils ouvriers montraient concrètement la voie vers la régénérescence socialiste et révolutionnaire de l’Etat ouvrier profondément déformé en Hongrie, et également dans les autres pays « satellites » et dans l’URSS elle-même. En effet, Léon Trotski expliquait, dans La révolution trahie, comment à la différence du capitalisme, la construction du socialisme est étroitement liée aux formes politiques de l’Etat, à la conscience de la classe qui la porte : « La société bourgeoise a maintes fois changé, au cours de sa carrière, de régimes et de castes bureaucratiques sans modifier ses assises sociales. Elle a été prémunie contre la restauration de la féodalité et des corporations par la supériorité de son mode de production. Le pouvoir ne pouvait que seconder ou entraver le développement capitaliste ; les forces productives, fondées sur la propriété privée et la concurrence, travaillaient pour leur propre compte. Au contraire, les rapports de propriété établis par la révolution socialiste sont indissolublement liés au nouvel Etat qui en est le porteur. La prédominance des tendances socialistes sur les tendances petites-bourgeoises est assurée non par l’automatisme économique — nous en sommes encore loin — mais par la puissance politique de la dictature. Le caractère de l’économie dépend donc entièrement de celui du pouvoir ».
La construction du socialisme exige la participation active de la classe ouvrière et de l’ensemble des opprimés de la société. Le pouvoir basé sur l’auto-organisation des travailleurs et des masses, sur les conseils, est une condition sine qua non pour avancer vers le socialisme. Le capitalisme et son oppression politique et sociale sur la classe ouvrière et l’ensemble des opprimés alène les travailleurs de leur capacité d’auto-organisation, empêche qu’ils apprennent même à s’auto-organiser. L’auto-organisation c’est un apprentissage difficile pour les exploités mais qui peut s’accélérer formidablement au cours de la lutte révolutionnaire. Mais aussi de chaque lutte partielle, de chaque grève, même purement économique, où les travailleurs mettent en place des formes d’auto-organisation (assemblées, comités de grève, etc.).
En ce sens, le propre des capitalistes et des bureaucrates est de briser les différentes formes et tentatives d’auto-organisation. Il n’est donc pas surprenant que le stalinisme ait commencé sa prise du pouvoir sur l’appareil d’Etat en URSS en supprimant les soviets ; ni que dans les pays où il a exproprié les capitalistes et les propriétaires terriens après la seconde guerre mondiale, il se soit efforcé de supprimer les formes d’auto-organisation qui naissaient, comme cela avait été le cas partiellement en Hongrie. Rien que sur ce plan, on voit comment le stalinisme a été un obstacle à la construction du socialisme.
Les staliniens contre les conseils ouvriers
Si les conseils ouvriers montraient la voie pour la régénérescence socialiste de l’Etat ouvrier déformé hongrois, ils représentaient également un danger énorme pour le pouvoir stalinien. Le processus révolutionnaire hongrois était une menace mortelle pour le stalinisme, et non seulement en Hongrie. C’est cela qui explique la férocité, militaire et politique, de la contre-révolution.
En effet, après la défaite militaire de la révolution, dans les premiers jours de novembre, la résistance ouvrière et populaire a continué à travers la grève générale. Et c’est précisément à ce moment là que le rôle des conseils ouvriers est devenu central aux yeux de tout le monde. Après la défaite militaire, encore plus de conseils ont vu le jour et le 14 novembre on créait le Conseil Central Ouvrier du Grand Budapest regroupant tous les conseils d’usine de la ville et ses alentours. La classe ouvrière commençait à mieux structurer sa lutte face au gouvernement fantoche de Janos Kadar soutenu uniquement par les canons soviétiques.
La hantise de Kadar et des dirigeants soviétiques était que les conseils ouvriers aspirent à des fonctions politiques, disputant la (faible) légitimité du pouvoir au gouvernement stalinien. En ce sens, ils déploieront toute leur énergie pour empêcher que la classe ouvrière crée un Conseil Ouvrier National, qui pourrait devenir un organe de représentation et d’organisation politique de l’ensemble de la classe ouvrière du pays.
Et il y a eu effectivement une tentative de créer ce Conseil Ouvrier National. En effet, à l’appel du Conseil Central du Grand Budapest, une réunion, en présence de délégués de tous les conseils du pays, avait été fixée pour former le Conseil Ouvrier National, fin novembre. Intolérable pour le gouvernement de Kadar et ses maitres du Kremlin, l’armée soviétique a empêché la réunion de se tenir et de la façon la plus terrible possible. Voici comment le raconte dans ses mémoires Ferenc Tőke, à l’époque, vice-président du Conseil Central Ouvrier du Grand Budapest : « la réunion avait été fixée au 21 novembre, à 20 heures. Dès 18 heures, les organisateurs étaient sur les lieux. Le quartier était parfaitement calme, et nous espérions que tout se passerait bien. A 20 heures précises, commença un formidable défilé militaire soviétique. (…) Il y avait peut-être quatre cents blindés, des tanks prêts à tirer, de l’artillerie tractée, des soldats mitraillette au poing. Le Palais des Sports fut cerné en un instant et toutes les rues adjacentes barrées ».
Cependant, avant d’essayer de liquider par la force l’organisation des ouvriers, le pouvoir stalinien a essayé de coopter les Conseils en proposant de faire rentrer au gouvernement de Kadar certains des leaders et même en reconnaissant la légitimité des conseils mais en la limitant uniquement à la sphère économique et au cadre légal imposé par le régime stalinien. Cela aurait permis d’une part de donner de la légitimité à un gouvernement appuyé uniquement sur le pouvoir militaire soviétique et d’autre part éloigner la perspective d’un rôle politique pour les conseils ouvriers (pour ensuite les liquider plus facilement). C’est en grande partie la faillite de cette manœuvre qui a poussé le Kremlin à s’attaquer aux conseils par la force. Cependant, le gouvernement de Kadar ne pourra les faire disparaitre complètement qu’au milieu de l’année 1957.
Direction révolutionnaire et lutte pour le pouvoir
Après la défaite militaire de début novembre, l’exode en masse de dizaines de milliers des meilleurs combattants de la révolution et les milliers de morts dans la bataille, il était évident que la lutte pour le pouvoir était devenue très difficile pour la classe ouvrière hongroise. Mais la force de la révolution était telle que le gouvernement de Kadar n’arrivait pas à assoir une quelconque légitimité. Au contraire, c’étaient les conseils qui apparaissaient comme légitimes aux yeux de la classe ouvrière et de la population en général. C’est précisément cette question politique centrale que la victoire militaire de la contre-révolution n’avait pas pu résoudre.
La combinaison entre la très faible légitimité du gouvernement de Kadar et le prestige indiscutable des conseils ouvriers laissait ouverte la possibilité (même si très faible) d’un rebondissement du mouvement et d’une reprise de la lutte révolutionnaire. Et cela malgré une situation objective très difficile pour les travailleurs : défaite militaire, retour des staliniens avides de revanche, une situation économique catastrophique, destruction du pays par l’offensive soviétique et occupation du pays par l’armée du Kremlin.
Ces conditions très difficiles allaient en effet accentuer un défaut programmatique central de la direction politique des conseils ouvriers en Hongrie : le refus de lutter pour le pouvoir. Et cela malgré les tentatives d’une plus grande coordination et direction centralisée au niveau local et même national, et de la volonté d’une grande partie de la classe ouvrière.
En effet, malgré une défiance certaine vis-à-vis du gouvernement d’Imre Nagy, durant le temps que celui-ci a été en place, concernant la question du pouvoir, les conseils se sont limités à le soutenir. Quand celui-ci a été renversé, les conseils ont principalement exigé le retour de Nagy au pouvoir à la place du gouvernement de Kadar. Le tout au milieu de mesure révolutionnaires profondes qui ont été prises au cours du mouvement comme la liberté de presse, d’organisation, le contrôle ouvrier des entreprises, entre autres.
Mais le fait est que la lutte pour le vrai socialisme, pour se débarrasser du pouvoir stalinien et de l’oppression nationale sur la Hongrie de la part de l’URSS, impliquait inévitablement une lutte impitoyable pour le pouvoir, une lutte sans merci pour renverser la bureaucratie stalinienne à travers une révolution politique. Cela impliquait également que les conseils, unifiés au niveau national, se lancent ouvertement dans la lutte pour le pouvoir. Cela impliquait aussi de chercher la solidarité de classe des travailleurs des pays « satellite » et de ceux de l’URSS elle-même, ainsi que la solidarité des travailleurs dans les pays occidentaux.
Mais dans la Hongrie de 1956, à la différence de la Russie de 1917, il n’y a pas eu de mot d’ordre « tout le pouvoir aux conseils ». Il n’y a pas eu non plus de parti marxiste révolutionnaire, comme le parti Bolchevik en Russie, pour poser dans les conseils ouvriers les tâches qui s’imposaient pour les travailleurs hongrois. Un parti portant le programme de régénérescence socialiste de l’Etat ouvrier déformé, comme défendu par Léon Trotski dans le Programme de Transition, nourri de l’expérience des années 1920 et 1930. Les expériences tragiques de 1956 et, ensuite, de 1989, ont montré que seulement un tel programme pouvait permettre aux travailleurs et aux masses opprimées des Etats ouvriers déformés de se débarrasser de la bureaucratie stalinienne tout en rejetant la restauration du capitalisme.