Dès les premiers jours de la guerre, l’économie ukrainienne s’est transformée en économie de guerre. Pour Le Courrier d’Europe centrale, Hlib Vyshlinsky, économiste ukrainien et directeur du Centre pour la Stratégie économique à Kiev, fait le tour des défis qui attendent les autorités ukrainiennes.
Le Courrier d’Europe centrale : Comment l’économie ukrainienne s’est-elle transformée en économie de guerre dans les premiers jours du conflit ?
Hlib Vyshlinsky : Au cours de la première semaine, le plus important a été la stabilité du système financier. Cela a été un succès important de la banque nationale d’Ukraine, qui semblait avoir prévu tout le cadre réglementaire pour atténuer les risques avant la guerre. La décision a été prise dans les premières heures de fixer le taux de change de la hryvnia par rapport au dollar, d’interdire toutes les sorties de devises de l’Ukraine, à l’exception des importations essentielles et des transactions gouvernementales, et de limiter les retraits en espèces. De plus, il semble qu’ils aient préparé le système de paiement contre les cyberattaques et les attaques physiques. Alors que les particuliers comme les entreprises craignaient la catastrophe, les transferts et les terminaux bancaires fonctionnent sans problème depuis le 24 février. Les transactions bancaires, le sang de l’économie, fonctionnaient parfaitement et il n’y a pas eu de black-out. Aucune banque n’est devenue insolvable à l’exception de deux banques publiques russes qui ont été fermées, mais elles avaient une part plutôt limitée sur le marché.
« On estime que les trois quarts des entreprises fonctionnent au moins partiellement ».
Quel impact la guerre a eu sur les entreprises ? Est-ce que beaucoup d’entreprises ont dû fermer ou être relocalisées ?
C’est là où le bât blesse. La première semaine, plus de la moitié de l’économie ne fonctionnait pas, même dans les régions plus sûres, parce que personne ne savait comment se comporter. Mais jour après jour, le nombre d’entreprises en activité a augmenté et on estime actuellement qu’un quart de l’économie se trouve à l’arrêt. Ces progrès sont en partie dus aux messages du gouvernement de « redémarrer le travail ». C’était vraiment important pour les entreprises industrielles essentielles, même situées près des champs de bataille, de reprendre le travail, en particulier près de Dnipro, Kryvyï Rih et Zaporijia.
Généralement, on estime que les trois quarts des entreprises fonctionnent au moins partiellement. Bien sûr, cela dépend des régions. C’est plus difficile pour les entreprises dans les territoires occupés, dans les endroits où il y a eu, ou il y a encore, des hostilités. Certains secteurs ne fonctionnent pas du tout, même dans des régions plus sûres, comme le tourisme, les loisirs, les divertissements. Les entreprises « en première ligne » n’ont jamais cessé de travailler : dans l’agroalimentaire, l’électricité, les services publics, les communications, la production militaire. Celles, en « deuxième ligne » qui produisent des biens de consommation, destinés à l’exportation, les entreprises qui font du commerce de détail ont redémarré un peu plus tard en avril.
Dans quelle mesure l’économie s’est-elle mise au service de l’armée ? On a vu par exemple des restaurants qui deviennent des cantines pour l’armée, des ateliers de couture qui produisent des gilets pare-balles. Est-ce que c’est un changement massif ou cela relève de l’anecdote ?
Ce recentrage s’est fait dès la première semaine car les propriétaires ou les gérants ont décidé ce qui était le plus important sur le moment. L’Ukraine avait une économie en assez bonne forme avant la guerre, les particuliers et les entreprises disposaient donc de réserves de liquidités supplémentaires dont ils pouvaient se servir pour participer à l’effort de guerre. Mais ces réserves de liquidités ont commencé à s’épuiser. Quand les entreprises continuent à avoir au moins un peu de demande, par exemple pour les cafés et les restaurants dans les régions plus sûres, elles reprennent le travail pour payer les salaires.
En ce qui concerne le travail humanitaire que font les entreprises, il est parfois financé dans une certaine mesure par des apports d’argent étrangers, comme avec la World Central Kitchen (une ONG américaine qui paye les salaires et la matière première aux restaurateurs locaux pour leur permettre de travailler et de nourrir les populations sur place, ndlr). Ce n’est pas seulement du bénévolat, cela aide les entreprises à rester à flot. Il y a un apport financier assez important sous forme d’aide humanitaire à l’Ukraine. Le défi ne sera pas seulement de fournir une aide d’urgence mais aussi de payer les entreprises et les employés ukrainiens pour aider et créer un cercle vertueux. Alors que l’on entre dans une guerre longue, de plus en plus d’entreprises devront choisir entre rétablir leurs activités, se reconvertir pour répondre aux nouveaux besoins créés par l’armée ou mettre la clé sous la porte.
En 2021, près de 70 % des exportations ukrainiennes se faisaient par les ports de la mer Noire, 5% par la mer d’Azov. Mais aujourd’hui, la Russie bloque l’ensemble des sorties maritimes. Quelles conséquences cela a sur l’économie ukrainienne ?
Cela a un réel impact négatif de long terme. Sans l’accès à la mer Noire, le pays ne peut pas développer son potentiel agricole. La production de céréales et d’huile de tournesol est en effet tourné vers l’export. Pour maintenir la production, de nombreux investissements devront être réalisés dans les infrastructures ferroviaires et multimodales aux frontières terrestres de l’Ukraine. Le pays doit complètement se tourner vers l’Europe pour continuer à exporter. Les métaux sont également traditionnellement exportés par la mer. Sans compter Marioupol, avec notamment les usines sidérurgiques d’Ilitch et d’Azovstal, ailleurs, le complexe industriel doit continuer à exporter. Ce blocage maritime devrait être considéré par nos partenaires occidentaux, non seulement comme un acte de guerre, mais aussi comme de la concurrence commerciale déloyale, un effort délibéré de la Russie de bloquer la concurrence sur le marché des céréales et des métaux.
« Je suis certain que les pays européens, qui font face à des pénuries de main-d’œuvre, seront heureux de retenir les Ukrainiens après la fin de leur protection temporaire. »
Selon l’UNHCR, dix millions d’Ukrainiens ont fui leur domicile, dont 3,4 à l’étranger, principalement des femmes et des enfants, les hommes ayant l’interdiction de sortir du territoire. Des centaines de milliers d’hommes sont partis se battre. Cette évolution de la structure de la population active a-t-elle eu des conséquences sur l’économie ?
C’est plutôt significatif. Cela a d’ailleurs eu un impact sur la consommation des ménages, car toutes ces femmes et ces enfants représentent plus de 10% de toute la consommation en Ukraine. En ce qui concerne la main-d’œuvre, il y a un impact, mais il est important de prendre en compte que de nombreuses femmes qui sont parties, surtout avec de jeunes enfants, ne travaillaient pas ou travaillaient à temps partiel. Mais si celles qui avaient un emploi restent à l’étranger pendant six mois ou plus, elles pourront apprendre la langue du pays d’accueil et chercheront un emploi sur place si elles ne peuvent pas travailler à distance pour un employeur ukrainien. Ces décisions auront des conséquences à long-terme sur le marché du travail ukrainien, avec une perte de la force de travail locale. Je suis certain que les pays européens, qui font face à des pénuries de main-d’œuvre, seront heureux de retenir les Ukrainiens après la fin de leur protection temporaire.
Sur le long-terme quelle sera le coût de la reconstruction ? Qui sortira le chéquier ?
Nous mettons à jour les estimations des pertes avec l’université de la Kyiv School of Economics (KSE), en partenariat avec le ministère de l’Économie. Pour le moment, elle est de 2,5 milliards d’euros mais nous savons déjà qu’elle augmentera après la libération des territoires occupés (environ 20 % du pays est aux mains des Russes, ndlr) et à mesure que l’on pourra faire des analyses plus précises des biens immobiliers, des infrastructures civiles, des moyens de production qui ont été détruits, totalement ou partiellement. Sur le long-terme, on pourrait s’attendre à des dommages encore plus coûteux causés par la guerre. Mais il y a aussi les pertes économiques indirectes liées à la baisse des activités économiques, et le manque d’investissements futurs, notamment étrangers qui ne seront pas réalisés car le risque sera élevé. Ce seront des centaines de milliards de dollars perdus. Pour le moment, la KSE chiffre les dommages indirects à presque 100 milliards de dollars, en incluant ceux liés à la chute de la croissance du pays.
En termes de sources de financement de la reconstruction, les autorités ukrainiennes comptent sur les institutions internationales comme le FMI ou la Banque Mondiale, mais aussi sur les saisies des avoirs russes et les éventuelles réparations reçues après la guerre de la part de Moscou. Mais les espoirs sont d’abord dirigés vers l’Union Européenne, surtout si l’Ukraine obtient le statut de pays candidat cette année. Le fonds d’infrastructures de l’Union devrait être ouvert à l’Ukraine, c’est la meilleure option pour gérer la reconstruction. En général : rendez le processus plus transparent et augmentez les liens entre Kiev et Bruxelles sur la voie de l’entrée dans l’Union et la reconstruction sera plus rapide.
Propos rapportés par Clara Marchaud.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.