Les découvertes de gaz naturel en mer Noire par la Turquie voisine ravivent l’intérêt pour les gisements bulgares en eaux profondes. Le pays ne se précipite pas pour autant, déchiré entre une transition énergétique demandée par l’Union européenne, un secteur dépendant de la Russie, et des compagnies pétrolières qui veulent entamer de nouvelles explorations. Troisième volet d’une enquête entre la Roumanie, l’Ukraine et la Bulgarie.
Une route sablonneuse couverte de nids de poule traverse le paysage vallonné et parsemé de plantations viticoles. À gauche, le village de Galata, situé à quelques kilomètres de la ville balnéaire de Varna, surplombe la mer. Au bout du chemin se dévoile la seule station de traitement de gaz du pays qui reçoit du gaz naturel venu directement de la mer Noire. Dissimulée dans les bois, l’infrastructure est clôturée avec du fil barbelé. Elle est légèrement plus grande qu’un terrain de football et un vrombissement constant indique qu’elle est en fonctionnement. L’air sent le gaz. Six véhicules sont garés devant l’usine, dans laquelle nous ne sommes pas autorisés à entrer. Le gardien nous renvoie au patron de l’entreprise qui gère la station: Milen Antonov, ingénieur en chef de Petroceltic, la seule société bulgare qui produit actuellement du gaz offshore à partir de la mer Noire.
Petroceltic Bulgarie faisait partie de la société britannique Petroceltic International. Depuis 2016, la compagnie est indépendante et détient 100% de l’exploitation de quatre petits gisements de gaz dans la zone marine de Galata, localisés en eaux peu profondes. « Nous produisons du gaz offshore depuis 2004 et avons eu de nombreuses campagnes de forage dans le passé. Mais maintenant, les prix du gaz sont bas, les campagnes sont coûteuses, et nous ne sommes pas une très grande entreprise » déclare Milen Antonov. L’ingénieur de 40 ans, qui vit à Varna depuis plus de vingt ans, indique également que le secteur du gaz est actuellement peu populaire en Bulgarie, pas comme en Roumanie. Petroceltic produit environ 2 à 3% de la consommation nationale, le reste étant importé de Russie, d’Azerbaïdjan, ou de Grèce, via du gaz liquéfié arrivant dans les ports grecs.
« En Bulgarie, nous n’avons pas de compétition, mais nous n’avons pas non plus d’amis, nous sommes seuls ici, se désole Milen Antonov. Nous espérons que la compagnie austro-roumaine OMV-Petrom trouvera du gaz dans le futur et que nous pourrons coopérer avec eux, car nous avons une bonne infrastructure, des plates-formes, des tuyaux, des compresseurs et une connexion avec Bulgartransgaz. » Le directeur s’attend à ce que son entreprise, qui emploie actuellement 30 personnes, puisse extraire du gaz pendant cinq ans de plus. « C’est bien s’il y a plus d’entreprises, pour des conseils, de l’aide, de la coopération. Car maintenant, tous les puits sont presque secs » ajoute-t-il.
D’ailleurs, alors que les frontières européennes se sont refermées pendant la pandémie, elles ne le sont pas pour les compagnies pétrolières, et encore moins en pleine mer. Milen Antonov se rend de temps à temps à Vadu, en Roumanie, pour prodiguer de bons conseils à Black Sea Oil & Gas, qui construit actuellement une station de traitement de gaz et compte en extraire dans les eaux profondes d’ici la fin de l’année. À la question de savoir s’il voit un avenir dans les énergies renouvelables, il répond avec le sourire : « C’est une bonne idée, mais ce n’est pas notre affaire. Nous nous concentrerons ensuite sur le stockage du gaz. Peut-être que dans 20, 30 ans, tout sera vert. Quand je serai retraité. »
Un intérêt grandissant
Les autres pays riverains de l’antique Pont-Euxin espèrent aussi tirer profit de ses ressources. À l’été 2020, alors que la presse occidentale se focalisait sur les accrochages entre la Grèce et la Turquie en mer Égée, Erdogan annonçait la découverte d’un énorme gisement de gaz naturel en mer Noire : plus de 400 milliards de mètres cubes dans le périmètre marin de Sakarya, situé aux abords des périmètres bulgare et roumain. L’Ukraine annonce également démarrer les explorations cet été. L’intérêt pour le gaz en eaux profondes augmente depuis une dizaine d’années, ce qui s’explique d’abord par l’amélioration des technologies, souligne Iulia-Sabina Joja, experte en sécurité de la mer Noire pour le Middle East Institute de Washington. Si l’extraction de gaz naturel était déjà possible depuis des décennies, les procédés n’étaient pas encore assez avancés, jusqu’aux années 2000, pour s’attaquer aux eaux profondes. « Des découvertes fructueuses combinées à des technologies modernes ne peuvent que provoquer un regain d’intérêt pour l’exploration des fonds de la mer Noire, explique l’experte roumaine. Toutefois, celle-ci est retardée par les tensions qui règnent dans la région. Le risque existe que ces explorations offshore ne provoquent des incidents militaires ou même un conflit avec la Russie. »
L’été 2020, alors que la presse occidentale se focalisait sur les accrochages entre la Grèce et la Turquie en mer Égée, Erdogan annonçait la découverte d’un énorme gisement de gaz naturel en mer Noire.
Et la Bulgarie ne souhaite en aucun cas avoir des frictions avec le plus grand fournisseur en gaz de la planète, dont elle dépend à près de 80%. Iulia-Sabina Joja se souvient d’ailleurs d’une conversation avec un représentant de l’ambassade bulgare aux États-Unis : « Il me disait que la Bulgarie enviait la Roumanie pour son indépendance énergétique. Sauf qu’il s’agit d’une indépendance fragile, car elle n’exporte pas. Le gaz venu de la mer Noire pourrait résoudre le problème et la Roumanie pourrait en exporter en Bulgarie, Moldavie et ailleurs. » La construction du gazoduc BRUA, qui connecte la Bulgarie à l’Autriche, en passant par la Roumanie et la Hongrie, fait partie de ces projets de diversification qui pourraient réaffirmer l’indépendance de la région vis-à-vis de Moscou. La phase 1 en Roumanie est terminée et est entrée en fonction fin 2020. Pour le moment, le reste du projet est en suspens « en attendant qu’il soit viable commercialement » nous indique le bureau de communication de Transgaz, la compagnie nationale de transport de gaz en Roumanie.
Lire aussi : Gaz naturel en mer Noire : le dilemme de la Roumanie pour sa transition énergétique et Gaz naturel en mer Noire : pour l’Ukraine, ce n’est qu’une question de temps
« Le fuel de la transition »
D’après le consultant en énergie bulgare Ilian Vassilev, on ne peut évoquer BRUA sans le relier à la mer Noire : « Bien sûr, le gaz venu de Bulgarie peut aussi venir de Turquie et d’Azerbaïdjan, mais la raison principale était d’exporter du gaz extrait de la mer Noire, que ce soit d’ici ou de la Roumanie. » Les récentes découvertes pourraient selon lui « changer toute la situation » dans la région, et rendre le gaz offshore compétitif avec le gaz russe, dont les contrats actuels vont s’achever en 2023 : « la production de gaz offshore est certes coûteuse, mais nous avons déjà les infrastructures sur place et il y aura moins besoin d’importer du gaz venu de plusieurs milliers de kilomètres. »
Pour les pays comme la Roumanie et la Pologne, le gaz naturel est présenté comme le « fuel de la transition » car il préserverait une certaine indépendance énergétique avant de passer aux renouvelables. Sauf que le débat reste ouvert au niveau européen, car même s’il est considéré plus propre que le pétrole et le charbon, il n’en reste pas moins une énergie fossile à ressources limitées. Des études indiquent par ailleurs que de grandes quantités de méthane, un gaz qui partage sa responsabilité avec le CO2 dans les changements climatiques, sont émises dans l’atmosphère lors du forage et du transport. Un dilemme crucial pour ces pays. « Cette transition sera douloureuse pour la Bulgarie. Le gouvernement n’a pas réalisé d’actions concrètes ces cinq dernières années, et au lieu d’avoir une transition douce et bien gérée, elle sera radicale » déplore Ilian Vassilev, qui ajoute que les consommateurs ne pourront pas suivre financièrement cette transition sans fonds européens.
« Cette transition sera douloureuse pour la Bulgarie. Le gouvernement n’a pas réalisé d’actions concrètes ces cinq dernières années, et au lieu d’avoir une transition douce et bien gérée, elle sera radicale »
Alors que la Bulgarie n’a plus de gouvernement depuis les élections du 4 avril, les compagnies pétrolières, elles, ne veulent pas perdre de temps. En 2020, OMV Petrom est entrée sur le marché bulgare, et détient désormais une part de 42,86% dans le bloc d’exploration Han-Asparuh, voisin du bloc roumain Neptune, où elle détient des parts avec ExxonMobil. Le reste du bloc Han-Asparuh est détenu par l’entreprise française Total à 57,14%. « Nous pensons que la région de la mer Noire possède des réserves d’hydrocarbures prometteuses et notre stratégie consiste à évaluer les opportunités dans cette région », nous écrit la responsable de la communication de OMV-Petrom. Les activités d’exploration ont débuté en 2012 et comprenaient des levés géologiques et géophysiques et le forage de trois puits d’exploration. Une vaste campagne sismique 3D a été finalisée quant à elle en mai 2020. Les données sont en cours de traitement.
Manque de transparence, manque de contrôle
Les entreprises obtiennent des permis environnementaux et se doivent de les respecter, mais comment les autorités peuvent contrôler ce qui se passe en pleine mer ? La mer Noire étant un bassin fermé, pollué, où la vie n’est possible que jusqu’à 100 ou 150 mètres de profondeur, les défenseurs de l’environnement s’inquiètent de nouvelles pollutions qui pourraient affecter encore plus la vie marine. Car les émissions de gaz méthane ne sont pas les uniques risques avec ce type d’infrastructure.
Dans une de ses enquêtes pour le quotidien économique Dnevnik publiées en juillet 2018, le journaliste Spas Spasov révèle qu’après une collision avec un chalutier turc en janvier de la même année, l’installation sous-marine de la plateforme de Galata a rejeté un fluide hydraulique toxique utilisé pour l’extraction et le transport du gaz. Sa source lui indique que ce sont près de 200 à 300 litres par jour qui étaient déversés dans l’eau pendant une période indéterminée. Le Ministère de l’Environnement n’en a été informé que lorsque le journaliste leur a envoyé une requête en juin 2018. Petroceltic assure avoir informé le ministère dès le début de la fuite, ce que celui-ci dément. « En pleine mer, ils peuvent faire ce qu’ils veulent car c’est difficile de contrôler, confirme Spas Spasov. La procédure est plus compliquée et il n’y a pas d’institution ou infrastructure en Bulgarie qui peut le faire. » Après la publication, la compagnie poursuit en justice le journaliste et sa rédaction. À la demande de Petroceltic, un règlement à l’amiable a été conclu afin de clore l’affaire.
Lorsque l’on évoque cet incident avec les autres multinationales et experts en énergie, les réponses se veulent rassurantes : « Aujourd’hui, les entreprises utilisent des infrastructures dernière génération. Il n’y a pas de risques de telles fuites. » Pourtant, Petroceltic se targue aussi d’utiliser des installations modernes et en bon état. « Un des facteurs de l’accident fut que l’entreprise a cessé un contrat avec un service de sécurité qui empêchait les bateaux d’entrer dans le périmètre de la plateforme » explique le journaliste. Un procédé dont les autorités n’étaient, elles, pas informées.
La réalisation de cette enquête a été soutenue par une subvention de IJ4EU. L’Institut International de la Presse (IPI), le Centre européen de Journalisme (EJC) et tout autre partenaire de la subvention IJ4EU n’est pas responsable du contenu publié et de toute utilisation faite de celui-ci.
Retrouvez les deux premiers volets de cette enquête en trois parties :
Premier volet : Gaz naturel en mer Noire : le dilemme de la Roumanie pour sa transition énergétique
Deuxième volet : Gaz naturel en mer Noire : pour l’Ukraine, ce n’est qu’une question de temps