Interdite durant l’Union soviétique, l’Église uniate a très vite réinvesti la Galicie, son territoire d’origine. À Lviv, capitale de la région et véritable bastion uniate, une pratique traditionaliste de la religion côtoie une vision plus ouverte et progressiste.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
Les habitants du quartier de Riasne, dans la banlieue de Lviv, sont généralement tous d’accord pour dire que leur quartier a bien peu changé depuis sa construction dans les années 1970. Les routes et les trottoirs ont reçu bien peu d’attention, beaucoup moins que les aires de jeux pour enfants, joliment rénovées. S’il en est, le plus gros changement concerne sans aucun doute les églises.
L’époque où les Soviétiques s’en servaient comme entrepôts paraît déjà loin, tant elles ont maintenant fière allure. Depuis ses églises rutilantes, la paroisse locale a même commencé à investir l’espace public. En plus des icônes que l’on trouve régulièrement ici et là, plusieurs crucifix monumentaux ont été plantés un peu partout dans le quartier.
Allègrement décorée de fleurs, l’une de ces croix se dresse juste à côté de l’épicerie locale. Une dame âgée sort du magasin avec ses sacs en plastique et s’en va. Soudain, en passant à côté de la croix, elle pose ses sacs, se signe, et repart. Quelques instants plus tard, une mère emmène son fils devant le monument, où elle lui apprend à réaliser un signe de croix. Un spectacle des plus courant dans une ville où les habitants ont souvent l’habitude de se signer à la vue d’un édifice religieux – à pied, depuis le bus, ou même parfois au volant.
Aux frontières du fétichisme
En entrant dans l’un des immeubles du quartier, une véritable petite chapelle nous accueille dans le hall d’entrée. La statue de la vierge, flanquée de deux petits anges et surmontée d’un crucifix, le tout illuminé par un système d’éclairage élaboré, invite le visiteur à se signer. Puis en montant, à chaque étage, on trouve une icône entourée de fleurs, représentant tantôt le Christ, tantôt la Vierge.
« Gloire à Jésus-Christ » annonce Olga en ouvrant sa porte, comme il est parfois d’usage de se saluer en Galicie. Au quatrième étage de son immeuble, cette dame d’une soixantaine d’années nous reçoit dans son salon inondé de statuettes de la Vierge Marie ou de Jésus Christ. Une décoration peu étonnante venant de cette historique du quartier, qui a supervisé la construction de la petite chapelle dans l’entrée. Une fierté que le prêtre local lui a même fait l’honneur de bénir. « Avant les cérémonies de Pâques, le prêtre fait le tour des crucifix du quartier. A chaque fois il tient une petite cérémonie. Il y a quelques années, le prêtre est même venu dans notre hall pour l’inaugurer ! » raconte-elle fièrement.
Le prêtre en question, le père Basil Kovpak, n’en est pas à son premier coup d’éclat. Son église, encerclée par une profusion de statues et de croix, accueille tant de fidèles que la messe est diffusée sur des haut-parleurs pour ceux restés assis dehors. Cet adepte de la doctrine traditionaliste de Marcel Lefebvre, archevêque de France excommunié en 1988, a lui-même été excommunié en 2007. Malgré tout, son succès ne se dément pas, bien au contraire. La pandémie a même été l’occasion de diffuser tous les jours des messes en direct sur internet.
Olga fait partie de ses fidèles. Depuis la mort de son fils il y a une quinzaine d’années, elle est devenue très religieuse. « C’est moi qui ai eu l’idée de transformer le hall d’entrée. Depuis, d’autres riverains m’ont imité. » Quant aux voisins, elles assurent qu’ils l’ont en majorité soutenu dans son projet. « Tout le monde était d’accord et tout le monde a participé au financement. Sauf une voisine, qui est orthodoxe. Elle n’en voulait pas et n’a pas contribué » précise-t-elle.
La Galicie encore à part
A l’image de l’immeuble où vit Olga, la Galicie est majoritairement peuplée de grec-catholiques, qui représentent toutefois moins de 10% de la population totale du pays. Lviv, une ville qui, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, abritait une importante communauté juive, est depuis devenue un bastion grec-catholique. L’Église « uniate » est née en 1596, lorsque le clergé orthodoxe de la région déclare son allégeance à l’Église catholique romaine, le prix à payer pour pouvoir conserver son rite byzantin au sein du très catholique royaume de Pologne.
Quand la région bascule dans le giron soviétique après la Seconde Guerre mondiale, l’Église uniate est interdite dès 1946, poussant son clergé à l’exil. Ceux qui ont dû rester ont subi le goulag et la répression permanente, forçant les rares rescapés à la clandestinité. L’institution perdure alors à travers la diaspora ukrainienne, active en Europe et en Amérique du Nord. En 1989, le pape Jean-Paul II et Gorbatchev trouvent un accord : l’Église uniate va pouvoir officiellement se reformer en Ukraine.
Très vite, le clergé exilé ou formé dans la diaspora réinvestit la Galicie. Comme un symbole, l’Université catholique d’Ukraine (UCU), basée à Rome depuis 1963, déménage à Lviv, devenant la première université catholique à ouvrir dans l’espace post-soviétique. Aujourd’hui, l’UCU se hisse au premier rang des universités ukrainiennes dans de nombreuses disciplines, et possède un campus flambant neuf en bordure du très prisé parc Striski, dans le sud de la ville.
Concerts de rock et barbecues
Pour la rentrée des classes, l’université organise un festival, où se mêlent concerts de rock, conférences et soirées étudiantes. En cette fin de dimanche après-midi, une partie du public délaisse le concert en cours pour se masser sous l’une des grandes tentes aménagées en salle de conférence. Des personnes âgées, des couples venus en famille, mais surtout beaucoup de jeunes, sont venus voir Mikhailo Dimid, un prêtre local bien connu dans la région.
« Gloire à Jésus Christ ! » clame en guise d’ouverture la jeune modératrice. A ses côtés se trouve le père Dimid, qui est aussi le premier recteur de l’UCU. Il est accompagné de l’une de ses filles, Magda. Pendant la pandémie, le duo a lancé une chaîne YouTube, où une vidéo hebdomadaire décrypte les idées reçues sur la chrétienté. « Peut-on travailler le dimanche ? » ; « Peut-on prier en position allongée ? » ou encore « Dois-je porter un voile pour aller à l’église ? » font partie des thèmes abordés.
Plus de 50 vidéos plus tard, ils cosignent un livre rassemblant toutes leurs chroniques. Le titre de l’ouvrage, qui reprend le nom de la chaîne YouTube – Chrétiens ou gangsters ? – est aussi provocateur que l’est le père ou la fille, qui veulent faire bouger les lignes de la chrétienté auprès de leurs pairs. « La maison d’édition n’était pas très emballée au début, explique Magda, ils me demandaient pourquoi diable devrions-nous comparer les chrétiens à des gangsters ! »
Leur succès a attiré un public nombreux, en quête de réponses. « Mes ouvriers refusent de venir travailler lors des fêtes religieuses, alors qu’ils ne vont même pas à la messe ! Que faire ? » demande un chef d’entreprise. « Est-ce acceptable de se tatouer, ou même d’avoir un piercing ? » s’interroge une jeune étudiante. Plus tard, un jeune homme prend le micro et rétorque que « la fête d’Halloween, c’est Satan ». Il étudie au séminaire et s’apprête à devenir prêtre.
Après les dédicaces et les selfies, le père Dimid nous reçoit brièvement, pour un entretien en français. Né à Charleroi en Belgique, ça n’est qu’en 1991 qu’il s’installe en Galicie. Premier recteur de l’UCU, il incarne la ligne progressiste de l’Église uniate locale, à l’opposé du courant traditionaliste personnifié par le père Kovpuk.
« La majorité des Ukrainiens ne sont pas chrétiens, mais religieux. C’est très différent. La religion peut prendre différentes formes. Parfois celle du christianisme, parfois d’autres. »
Comment un prêtre qui a lancé sa chaîne YouTube réagit-il face aux pratiques traditionalistes de ses pairs ? Le père Dimid répond calmement, autant fataliste qu’optimiste : « la majorité des Ukrainiens ne sont pas chrétiens, mais religieux. C’est très différent. La religion peut prendre différentes formes. Parfois celle du christianisme, parfois d’autres. » Et l’abbé d’évoquer sa recherche d’un « langage » pour réussir à communiquer avec un public le plus large possible. Ce langage commun se remarque dans son accoutrement : au lieu d’une soutane, il porte un vyshyvanka, le vêtement traditionnel ukrainien.
Religion rime aussi avec nation
La Galicie est en effet le cœur d’un nationalisme qui défend une vision exclusivement ukrainophone et européenne du pays, et ce d’autant plus depuis la révolution de 2014. « Dans cette idée de la nation développée en Galicie, l’Église joue un rôle prépondérant » explique-t-il. S’il laisse les discours « nationalistes » durant la messe aux « extrémistes », il nous rappelle que le quatrième commandement chrétien s’applique également à la mère patrie : « le père ou la mère, c’est aussi la nation ».
« La guerre, c’est une bonne chose. La guerre nous aide, car elle forme la nation politique ukrainienne. »
Évoquant le conflit dans le Donbass, le père Dimid garde son optimisme : « la guerre, c’est une bonne chose. La guerre nous aide, car elle forme la nation politique ukrainienne ». Et même s’il convient que le chemin est encore long pour l’Ukraine, il est satisfait de ces trente dernières années depuis l’indépendance. « Pas tout le monde ne va l’église évidemment, mais on voit quand même du monde, de tous les âges » sourit-il.
La nuit tombe sur le parc Striski. Une foule de plus en plus en jeune afflue sur le campus, où le concert de rock ne faiblit pas. S’était-il imaginé, en grandissant au sein de la diaspora à l’étranger, qu’un jour il finirait prêtre dans une Ukraine indépendante ? « Moi non. Nos parents un peu plus. « Ça viendra » disaient nos anciens. Même si le chemin est encore long, l’indépendance est venue. Comment et pourquoi, il y a beaucoup de réponses possibles. Moi en tant que chrétien, je dis grâce à Dieu ! » Il n’est probablement pas seul à faire cette analyse.