Les manifestations qui ont ébranlé la Serbie ont vite sombré dans la violence – violences policières, mais aussi violences des « hooligans ». Le régime Vučić a non seulement réussi à détruite l’opposition démocratique, mais il met en avant l’extrême droite pour se présenter comme un « moindre mal ». Le point de vue de cinq intellectuels serbes.
Cet article a été publié par Le Courrier des Balkans, en partenariat avec la Heinrich Böll Stiftung Paris.
Traduit et adapté par Nikola Radić (article original).
Ces derniers jours, des milliers de manifestants sont descendus dans les rues de Belgrade et d’autres villes de Serbie pour exprimer leur colère contre le régime autoritaire d’Aleksandar Vučić. Si toutes les frustrations qui tourmentent la société serbe ont émergé à la surface, elles n’ont guère ébranlé le pouvoir, sorti encore renforcé des dernières élections législatives du 21 juin, que l’opposition boycottait. Avec la Biélorussie, la Serbie est désormais le seul pays d’Europe qui n’a même pas d’opposition « décorative » au Parlement.
Par contre, il est difficile de comprendre les profils très divers des protestataires et de discerner leurs revendications. À Belgrade, des manifestants pacifiques en côtoyaient d’autres, plus agressifs, qui arboraient des cocardes tchétniks et des icônes de Saint-Sava, aussi bien que des t-shirts à l’effigie du Che Guevara. On trouvait pêle-mêle dans les cortèges des étudiants, des militants de gauche et des opposants à la 5G ou des conspirationnistes affirmant que le coronavirus n’existe pas. Comment comprendre ce mouvement hétérogène ? Le quotidien croate Jutarnji List a donné la parole à cinq figures intellectuelles de Serbie.
Teofil Pančić : « Même sous Milošević, nous n’en étions pas là »
Teofil Pančić est journaliste et écrivain.
À l’automne 1996, quand Milošević a volé les élections municipales, de grandes manifestations ont éclaté, la police a sporadiquement tabassé les manifestants dont certains rétorquaient « Allez donc au Kosovo ». Un quart de siècle plus tard, la police serbe ne peut plus se rendre au Kosovo à moins d’y être invitée par le Président et le Premier ministre en personne (un scénario qui ne passerait pas même chez les Monty Python)… Vučić a pris la place de Milošević, et des gosses qui n’étaient même pas nés en 1996 crient à nouveau « Allez au Kosovo » à des policiers, eux-mêmes bien souvent nés après 1996.
Rien n’aurait donc changé sous le ciel de Belgrade ? Au contraire, beaucoup de choses sont différentes, généralement pour le pire. La Serbie est aujourd’hui un pays contrôlé par un seul homme, dont le pouvoir n’a pas les plus minimes apparences de crédibilité, de rationalité ni de compétence. Il n’y a plus d’opposition parlementaire, ni d’autorité publique jouissant d’un crédit suffisant pour apaiser les passions. Vu de l’extérieur, ce n’est donc pas étonnant que s’impose l’image de casseurs et de hooligans qui semblent vouloir juger Vučić pour sa « trahison du Kosovo », plutôt que pour son régime autocratique, nationaliste et kleptocrate.
Or, une telle image des manifestations et des manifestants arrange parfaitement Vučić, lui permettant de passer pour « un moindre mal » et la Serbie pour un pays sans alternative. Vu du terrain, depuis les cortèges eux-mêmes, les choses sont pourtant tout à fait différentes. Les manifestations sont spontanées, elles n’ont pas été organisées par quiconque et présentent donc une diversité très importante. Les manifestants d’un certain âge sont, comme toujours, issues de cette « Serbie citoyenne » qui a su, en son temps, faire tomber Milošević, tandis que les plus jeunes ont grandi dans cet « état anormal » de la société – la plupart d’entre eux se souviennent à peine de « l’avant-Vučić » – et ils voudraient enfin vivre dans un pays « normal », idéalement sans devoir s’exiler.
Par contre, il semble que personne ne soit capable de représenter et encore moins de guider ces citoyens en révolte. Tout le spectre politique a été pulvérisé par la « machine Vučić » – depuis la gauche libérale jusqu’aux forces conservatrices. Du coup, seuls des courants qui seraient « encore pire que lui » demeurent visibles, situation dont le maître Belgrade ne manque pas de jouir et de profiter.
Željko Bodrožić : « Vučić a achevé l’opposition démocratique »
Željko Bodrožić préside l’Union des journalistes indépendants de Serbie (NUNS).
La relation entre la Serbie citoyenne et les manifestations est incontestable, mais insuffisamment articulée. Les partis se réclamant de cette option ont été anéantis par le régime Vučić. Il existe donc une Serbie citoyenne, mais à la marge, éclatée, et les manifestations ont été récupérées par divers groupements de droite radicale qui veulent désormais donner le ton. Toute la question est de savoir si ces groupes sont « autonomes », ou s’ils ne sont que des bras prolongés du régime.
Si la mobilisation se poursuit, j’espère que ces groupes seront relégués au second plan et que leur véritable rôle sera démasqué. Nous avons besoin d’un mouvement organisé pour éviter les excès et les provocations, mais aussi pour définir et formuler des revendications. Le problème de la Serbie, c’est la grande puissance de « l’État profond », qui n’a jamais été remis en question depuis l’époque de Milošević. Il est évident qu’il y a des infiltrés et des provocateurs qui travaillent en coopération avec la police.
Cette hétérogénéité des manifestants et l’absence visible de plan est le résultat des années de pouvoir d’Aleksandar Vučić et de son parti, qui agissent comme un groupement d’intérêts politico-économiques. Vučić a fait éclater les institutions, la société, le système parlementaire et c’est pour cela que les manifestants ont investi les rues. Il n’existe aucune autre manière pour les citoyens d’exprimer leurs opinions et leur mécontentement. Le pouvoir contrôle les médias, la radio-télévision publique (RTS) et les autres chaînes nationales, ainsi qu’un grand nombre de journaux, dont les tabloïds qui diffament, attaquent et insultent tous les jours les dirigeants de l’opposition et les intellectuels indépendants. L’opposition citoyenne et démocratique était debout même à l’époque de Slobodan Milošević, mais Aleksandar Vučić l’a achevée.
Le nationalisme défini par Milošević est toujours à l’œuvre en Serbie, surtout à propos du Kosovo, mais il avance masqué par les discours sur la perspective européenne de la Serbie et l’ouverture des négociations avec l’UE. Compte tenu de la pandémie et de l’intensification des problèmes sociaux et autres, je pense le Kosovo demeure au second plan dans les esprits. Même si quelques manifestants scandent des slogans sur le Kosovo, je doute qu’ils soient majoritaires. La plupart des manifestants expriment leur rejet de conditions de vie toujours plus difficiles et critiquent le non-respect des libertés citoyennes, des libertés des minorités et le contrôle des médias.
Le grand succès d’Aleksandar Vučić est d’avoir réussi à convaincre l’UE qu’il était l’unique négociateur adéquat en Serbie. Il présente l’adhésion à l’UE et la stabilité régionale comme ses objectifs, remplit les conditions de base de l’UE relatives au Kosovo et se montre, officiellement, toujours très obéissant.
Filip David, écrivain : « un théâtre de l’absurde »
Nous sommes rapidement passés de très sévères mesures de confinement à la tenue des élections… On a autorisé de grands rassemblements, des matchs de football et de tennis en présence du public, ouvrant ainsi grand les portes à un rebond de la pandémie. En même temps, le boycott des élections par l’opposition n’a pas donné les résultats souhaités et n’a fait qu’accentuer le mécontentement.
Les manifestations sont chaotiques et reflètent toutes ces frustrations. On n’en connaît ni les organisateurs ni les revendications et on ne sait pas combien de temps elles dureront. Il y a beaucoup de violence et de brutalité de la part des manifestants et de la police. Des hooligans voient les combats avec les forces de l’ordre comme une opportunité, mais ils sont en fait contrôlés par les partis au pouvoir, ce qui rajoute un note supplémentaire d’absurdité à ce chaos. Et la fameuse Serbie citoyenne, elle reste pour le moment sur la touche.
Alors que les manifestants invectivent le Président Vučić, ce sont des dirigeants de l’opposition qui se font tabasser, tant ceux qui ont boycotté les élections que ceux qui s’y sont présentés. Les autorités parlent d’une « interférence étrangère », mais c’est à nous de deviner si celle-ci serait russe ou occidentale. La confusion est totale et, pour preuve de ce théâtre de l’absurde, deux Israéliens ont même été arrêtés !
Parmi les dirigeants politiques de l’opposition, aucun ne prend de position claire sur l’adhésion à l’UE et ni sur les négociations avec le Kosovo. L’opposition s’est transformée en un ensemble de querelleurs qui ne peuvent pas même convenir entre eux de quelques objectifs stratégiques.
Milivoj Bešlin : « une société bien plus anti-européenne qu’il y a dix ans »
Milivoj Bešlin enseigne à l’Institut de philosophie et de théorie sociale de Belgrade.
Si on cherchait le catalyseur de la dernière explosion de mécontentement et de violence en Serbie, ce serait sans doute la personnalité même du Président Vučić. Ses décisions, méthodes, prises de positions publiques ont directement provoqué ces manifestations. Voilà pourquoi les débats idéologiques parmi les manifestants sont repoussés au second plan : c’est le rejet de la figure de Vučić qui réunit tous ces gens. Le fait est que Vučić, par sa personnalité même, a polarisé aux extrêmes la société serbe : on est pour ou contre lui, sans demi-mesure.
La Serbie citoyenne est minoritaire, comme elle l’a toujours été, mais elle existe toujours. Elle se concentre dans les centres urbains, dans une partie de l’élite intellectuelle, dans certains médias et une partie de la société civile, mais elle n’a plus de représentants puissants ou connus. On a même plutôt l’impression, qui peut être trompeuse, que le courant nationaliste est majoritaire. Il s’impose particulièrement depuis quelques années. La société serbe est plus à droite, plus anti-européenne et plus russophile qu’il y a dix ans. Toutes les études le montrent. C’est l’effet des décennies de « vučićisme » en Serbie.
L’UE, qui soutient le régime actuel, accompagnera la démocratisation de la société, mais la dynamique doit provenir de la société serbe elle-même. Il est idiot et contre-productif qu’une importante partie de l’opposition en Serbie croie à la possibilité de destituer le pouvoir de Vučić avec l’aide de la dictature de Poutine, même si certains dirigeants de l’opposition serbe promettent au Kremlin et répètent aux médias russes qu’ils mettraient en œuvre le cours nationaliste et l’orientation russophile de la Serbie d’une manière bien plus cohérente que Vučić.
Milan Ćulibrk : « L’UE tolère tout ce qui se passe ici »
Milan Ćulibrk est rédacteur en chef de l’hebdomadaire NIN.
Les violences dans les manifestations ne conviennent qu’aux autorités. Il est terrible qu’il n’y ait pas un seul représentant de l’opposition citoyenne parmi les 250 députés. Si cette partie de la société s’étiole lentement depuis l’accession au pouvoir d’Aleksandar Vučić, elle est désormais complètement reléguée à la marge. Non seulement Vučić a réussi à semer la discorde parmi les dirigeants de l’opposition, mais ils sont à tel point diffamés par les médias du régime qu’ils passent leur temps à se défendre.
Le problème est que Vučić leur a volé leur domaine d’action politique en ouvrant les négociations avec l’UE et affirmant que l’adhésion européenne était son projet stratégique. Sur ce point, le comportement de l’UE est injustifiable. Rappelons-nous que Boris Tadić avait refusé certaines conditions de l’UE concernant le Kosovo ; ce qui lui avait coûté la victoire aux élections, tandis que Bruxelles pensait trouver en Vučić un partenaire plus malléable sur les questions régionales et le Kosovo. En fait, l’Europe est très indulgente et tolère tout ce qui se passe ici, tandis que la Serbie n’a ouvert aucun nouveau chapitre de négociations depuis six mois.
Aleksandar Vučić est pragmatique. Il défend l’UE tant que cela le sert pour rester au pouvoir. Il en ferait de même avec la Russie et la Chine si nécessaire. On se retrouve aujourd’hui dans une situation schizophrénique où le Parti progressiste serbe (SNS) réunit, tel un groupement d’intérêts, toutes les options, depuis l’extrême gauche, théoriquement représentée par Aleksandar Vulin, jusqu’à Nenad Popović, ouvertement anti-européen et pro-russe. C’est un gloubi-boulga politique qui permet à Vučić de couvrir un large espace, de contrecarrer les plans de ses adversaires, à l’exception de l’extrême-droite qui lui sert à faire peur aux citoyens serbes et surtout à la communauté internationale, avec ce message bien connu : « Regardez donc à qui vous auriez à faire si je n’étais pas là… »