Acteur et producteur à succès propulsé dans la vie politique par une série télévisée, Volodomyr Zelensky est depuis le 23 février le chef de guerre d’une nation qui résiste à un invasion russe. Entretien avec Régis Genté et Stéphane Siohan, auteurs d’une biographie du président ukrainien.
Acteur principal de la série Serviteur du peuple (Slouha Narodou), une série télévisée humoristique dans laquelle il incarne un professeur de lycée accédant à la présidence de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky avait fait de ce script une réalité en devenant lui-même président de la république d’Ukraine en 2019. Mais depuis le 24 février 2022, Zelensky endosse un rôle qu’il n’avait jamais joué ni répété, celui de chef de guerre d’une nation envahie par l’armée russe. Régis Genté et Stéphane Siohan, deux journalistes français à la connaissance fine de l’Ukraine et de l’espace post-soviétique, publient une biographie du président ukrainien au travers de laquelle ils racontent le combat des Ukrainiens pour leur liberté. Un entretien réalisé par Gwendal Piégais, avec Régis Genté et Stéphane Siohan, auteurs de Volodymyr Zelensky. Dans la tête d’un héros, paru aux éditions Robert Laffont.
Le Courrier d’Europe centrale : Votre livre accorde une grande place au parcours personnel et professionnel de Zelensky que vous présentez comme une personne en tension entre son héritage d’homme de l’Est de l’Ukraine et la modernité de ses méthodes de communicant. C’est cette dualité qui semble contribuer à son premier succès électoral…
Stéphane Siohan : La force de Zelensky c’est qu’il est à la fois totalement archaïque au niveau de la politique ukrainienne et de son pedigree social, et en même temps complètement post-moderne. Il est archaïque dans le sens où il ne connaît absolument rien en politique mais a un fonctionnement clanique en ne se reposant que sur des gens qu’il connaît au niveau personnel ou familial. Tout son entourage est composé de gens originaires comme lui de Kryvyï Rih, une des plus grandes villes industrielles d’Ukraine. Elle compte plusieurs centaines de milliers d’habitants et est également une des plus grandes villes sidérurgiques au monde. Et tout son clan a un fonctionnement qui est très provincial. Ils ne font pas partie de l’intelligentsia de Kiev, ils sont arrivés sur le tard, et ont très peu de connexions avec le milieu de l’art du cinéma.
Zelensky, comme une bonne partie de ses proches, a des codes culturels et sociaux qui ne sont absolument pas ceux de la capitale, donc il est en décalage complet avec l’élite politique et culturelle du pays. Il a un mode de fonctionnement hérité des années 90 et 2000 à un point tel que lorsqu’il émerge sur la scène politique, l’intelligentsia à Kiev – qui lui voue une haine féroce – le traite de sovok, terme désignant une personne qui a un état d’esprit soviétique où post-soviétique. Sa façon de parler, son humour, ses positions sur les questions sociales, la manière dont il parle des femmes, tout cela est très imprégné de codes humoristiques en langue russe qui datent des années 90-2000 et qui, dans l’Ukraine post-Maïdan, sont fortement décriés et ne passent plus dans une partie de de la société. En revanche il a réussi à créer une façon de faire de la politique basée sur le rien, le vide, dans une démarche qui est totalement post-moderne parce qu’elle est basée sur la communication et sur l’idée que le contenant est plus important que le message.
Régis Genté : Zelensky est aussi issu d’un entre-deux géographique, d’une région au cœur des Terres de sang, comme les nomme Timothy Snyder, mais aussi d’une terre de mémoire cosaque qui joue un rôle dans l’espèce de flexibilité qu’il a à passer d’un monde à l’autre. Mais ce que je voudrais souligner, et qui renvoie à l’ensemble de la région post-soviétique, c’est l’enjeu générationnel. Il a 13 ans en 1991 donc il n’a pas été complètement façonné par le monde soviétique. Les mouvements sociaux que je couvre depuis 20 ans, que ce soient les manifestations en 2015 en Arménie contre les prix de l’électricité, celles au Kazakhstan en 2011 sur les salaires, ou les révolutions colorées en Géorgie, ou les mobilisations en Moldavie et au Bélarus, sont toutes liées à un changement de génération. Ces sociétés qui sont plus jeunes ont plus naturellement accès à l’information dans le reste du monde (via internet ou les smartphones) et de moins en moins connectées avec la Russie. Elles font face à des élites qui elles restent très dépendantes de la Russie, notamment parce qu’elles y sont liées financièrement, mais aussi parce qu’elles y ont parfois des origines. Cette vieille génération est très souvent soutenue par Moscou lors des différentes crises : Ianoukovitch en Ukraine, Kocharian en Arménie, Nazarbaïev et Loukachenko, etc. En Arménie par exemple on a un leader qui n’est plus dans le moule des anciennes classes politiques et qui a des relations difficiles avec la Russie et justement pour des raisons générationnelles : même s’il ne peut pas se permettre de rompre avec Moscou, on sent que le temps a passé, et que le personnel politique de cette génération, en Ukraine comme en Arménie, a d’autres codes, d’autres référents, d’autres expériences.
Dans votre présentation du contexte dans lequel évolue et perce Zelensky, vous mettez notamment en avant la trajectoire économique et politique singulière de l’Ukraine, et la persévérance d’une structure oligarchique fort différente de ce qu’on peut encore rencontrer dans le monde post-soviétique.
Régis : La seule vraie oligarchie de toute la région c’est justement l’Ukraine. En Géorgie il y a un oligarque, mais c’est parce qu’il fait partie du monde oligarchique russe, et donc c’est un acteur géopolitique régionale. Khodorkovsky, qui s’y connaît en la matière, disait début avril à CNN qu’il n’y a pas d’oligarchie en Russie, puisqu’il y a maintenant une dictature. C’est vraiment l’Ukraine qui reste structurée par ce schéma. Et même si Zelensky semble commencer à poser la question de la place de ces acteurs dans le jeu politique ukrainien, on sait combien il reste prisonnier de leur influence et qu’il est très difficile de s’en extirper.
Stéphane : Pour remettre en perspective, les premières 15 années d’indépendance ukrainienne combinent trois héritages historiques : l’héritage soviétique, le capitalisme post-soviétique, mais également une culture de pouvoir démocratique propre à l’Ukraine qu’on ne retrouve pas dans les autres pays de la région. Ce qui se développe dans les années 1990 et 2000 en Ukraine c’est d’abord une accaparation de l’État par ce qu’on a appelé les « managers rouges ». Les premiers présidents de de l’Ukraine indépendante Kravtchouk, Koutchma ce sont typiquement des apparatchiks du Parti communiste qui se sont ralliés à l’idée d’une Ukraine indépendante, mais qui pratiquent une mise sous coupe réglée des ressources d’État, notamment industrielles. Et ses managers rouges ont facilité un accès aux ressources de l’État à un groupe de jeunes hommes d’affaires qui se sont taillés des croupières dans les ressources nationales. Et c’est là qu’a germé cette génération d’oligarques, qu’on connaît toujours aujourd’hui, que sont Akhmetov, Firtash, Kolomoïsky, etc. et qui se sont servis sur la bête dans les 15 premières années. Mais la grande différence entre l’Ukraine et la Russie à ce moment-là c’est que l’Ukraine a accepté le principe de démocratie et notamment le principe de l’alternance du pouvoir. Et le moment où ce principe est scellé dans le marbre c’est pendant la Révolution orange, dont le véritable sens politique est le refus de l’accaparation du pouvoir par un clan ou par un homme.
« La grande particularité de l’Ukraine par rapport aux autres républiques post-soviétiques c’est d’être une oligarchie compétitive avec une certaine forme de liberté. »
À ce moment-là l’Ukraine devient véritablement une démocratie, mais une démocratie dans un contexte oligarchique. Sa grande particularité par rapport aux autres républiques post-soviétiques c’est que c’est une oligarchie compétitive avec une certaine forme de liberté, un pluralisme, une possibilité d’accéder au pouvoir pour différents acteurs, une compétition, une liberté des médias, mais tout ça dans le jeu oligarchique. Et dans cette arène, 3 ou 4 personnages vont tirer leurs marrons du feu et ce sont principalement certains oligarques. Dans cette compétition, ces hommes ont besoin d’un accès aux médias et notamment aux télévisions. Et je crois que c’est dans ce contexte-là qu’il faut voir l’émergence dans le paysage du personnage de Zelensky. Il a la trentaine, est un très bon humoriste qui débarque à Kiev après avoir fait ses armes à Moscou, et il propose ses services aux meilleures chaînes de télévision privée et ses chaînes de télévision sont toutes détenues par les oligarques. La première chaîne de télévision pour laquelle il va travailler est un canal considéré comme pro-russe et qui est contrôlé par Firtash, un oligarque proche de Moscou. Et une dizaine d’années plus tard, il va passer dans une autre chaîne, donc chez un autre oligarque. Vu de France, tout cela est perçu de manière assez exotique et un peu sauvage, mais ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est qu’on est en fait dans un phénomène pas si différent de la relation entre nos animateurs télé/producteurs au sein des grands groupes.
Ne pourrait-on pas justement résumer tout le parcours médiatique et politique de Zelensky avant la guerre à un jeu avec puis contre les oligarques ? Il semble d’ailleurs n’avoir jamais réussi à se défaire d’eux.
Régis : En fait la grande difficulté avec les oligarchies c’est justement de s’en défaire. Ces acteurs politiques ont une telle maîtrise de secteurs entiers, emploient tellement de personnel et disposent de tant d’outils : médias, leviers dans les partis politiques, dans l’expertise avec parfois des think-tanks financés par des oligarques. C’est extrêmement difficile d’en sortir. De la part de Zelensky c’était même un peu naïf et c’était sans doute assez populiste de dire qu’il allait sortir de ce système. La seule vraie rupture, si on se garde des spéculations, c’est la guerre. Et il est très frappant de voir que les oligarques sont très peu présents depuis le début de l’invasion, de manière assez surprenante, car on aurait pu penser qu’ils s’investiraient dans l’aide humanitaire, ou dans le financement de bataillons, comme ce fut le cas en 2014.
Stéphane : La grande question sur l’épopée Zelensky c’est de savoir qui a voulu qu’il soit président le premier : est-ce lui qui a voulu devenir président ? Ou est-ce Kolomoïsky qui a voulu le mettre dans les pattes de Porochenko ? Plus le temps passe et plus j’ai l’impression qu’au fond de lui Zelensky avait une certaine forme de conscience de son destin. Il a un ego qui est assez fort et dans les entretiens qu’il a donnés il répétait systématiquement son envie de laisser une trace dans l’histoire : il a envie que dans 30 ans ses enfants soient fiers de lui et de ce qu’il aura fait, et il a envie de marquer la société ukrainienne.
Mon intuition est donc que Zelensky est un phénomène télévisé et politique qui a été créé par Igor Kolomoïsky, qui voulait se venger de Petro Porochenko. En effet, après la révolution de Maïdan, il y a eu une alliance tacite entre Porochenko et Kolomoïsky pour garder le contrôle des villes de l’est ukrainien, notamment à Dnipro. Cette alliance de circonstance n’a duré qu’un an, jusqu’au jour où il y a eu des excès, et des accusations de féodalisme. On a commencé à se demander si Kiev avait encore le pouvoir sur ces régions. Ce phénomène d’oligarques grands féodaux était également présent à Kharkiv et Odessa, et la communauté internationale et le FMI se sont inquiétés de l’influence de Kolomoïsky, notamment avec l’affaire de la banque Privat, la plus grande banque du pays. On sait qu’il a détourné, avec ses associés, l’équivalent de 5 milliards de dollars à Privat où 40% des Ukrainiens ont un compte. Il y avait un véritable risque systémique sur l’économie. Porochenko a dû intervenir et a coupé les ailes Kolomoïsky en lui retirant ses postes dans des conseils d’administration d’entreprises parapubliques qu’il contrôlait et également en lançant les procédures de nationalisation de Privatbank.
On est en 2015 et Kolomoïsky voue une haine absolument royale à Porochenko. Ce qu’on constate c’est que le premier épisode de la série de Zelensky, Serviteur du peuple, est diffusé à l’automne 2015, et que cela intervient à peu près 6 mois après la confrontation entre l’oligarque et le président ukrainien, un combat qui a presque tourné à l’affrontement par hommes de main interposés. 6 mois c’est largement le temps de la mise en production d’une série. Mon idée c’est qu’il y a des esprits malins dans la galaxie 1+1 et Kvartal 95 (la chaîne et la société de production de Zelensky) qui ont rencontré la volonté politique de Kolomoïsky de mettre des bâtons dans les roues de Porochenko. Ils créent donc une série télévisée moquant abondamment le président, et qui mettait sur orbite un nouveau personnage. Mais je pense que le projet initial a totalement échappé au contrôle de ses créateurs.
Viennent alors l’élection et la victoire électorale. Comment va se passer l’apprentissage de la politique pour Zelensky ?
Stéphane : La campagne a été une stratégie d’évitement du réel, d’évitement des journalistes, des responsables politiques et aussi de l’électorat. Zelensky n’a pas fait un seul rassemblement électoral durant sa campagne, si ce n’est un débat dans le stade de Kiev avec Porochenko. Pendant à peu près trois mois de campagne il ne s’est pas confronté au réel et a brassé du vent avec quatre ou cinq slogans qui ne veulent pas dire grand chose, et il a en fait projeté un hologramme du président de la série télévisée. Il a utilisé une sorte de président idéal d’une Ukraine de Cocagne et il a donné cela en pâture aux Ukrainiens qui ont tellement envie d’autres choses, de passer à un nouveau visage, a quelque chose qui rafraîchit un petit peu.
« La campagne présidentielle de Zelensky a été une stratégie d’évitement du réel, d’évitement des journalistes, des responsables politiques et aussi de l’électorat. »
Mais dès le moment où il est président, il se prend le réel en pleine face, et ce réel c’est que l’Ukraine est un des pays les plus pauvres d’Europe, le seul pays en guerre sur le continent. Le réel, ce sont les émissaires de Donald Trump qui sont en train d’essayer de rentrer dans son bureau dès les premières heures de sa présidence. Et l’apprentissage va être extrêmement rude.
Régis : C’est l’histoire d’une confrontation au principe de réalité. À l’intérieur du pays il y a un énorme problème de corruption, il s’aperçoit que c’est difficile de réformer le pays, de faire un budget, etc. Au niveau international, Trump, Poutine, les Français et les Allemands le poussent à signer les accords de Minsk. Arrivé au pouvoir sur une vague assez populiste, il peine à s’adapter à la situation, lui qui a souvent pour seule boussole l’opinion ukrainienne. Comme ce n’est pas du tout un idéologue, il est souvent en attente de la réponse de l’opinion. Mais il est en permanence pris en tenaille par des agendas qui n’ont rien à voir avec les attentes populaires, entre ce que veulent les oligarques ou ce que veut le FMI par exemple. Malgré tout il reste dans ce populisme de l’attente, du « je vais suivre ce que veut le pays ». Mais comme le pays est pluriel, plongé dans la guerre, il va vouloir se mettre au service de cette unification.
Et à ce titre, on le découvre véritablement le 24 février lorsqu’il répond présent, qu’il se révèle courageux et qu’il incarne en quelque sorte la volonté ukrainienne de se battre, de résister, et de ne rien céder. Mais c’est quelque chose que l’on pouvait deviner dès décembre 2019, dans cette réunion à Paris au format Normandie, où c’est la première fois qu’il est confronté à Poutine en face à face. À ce moment, Merkel et Macron voudraient bien lui faire mettre en œuvre les accords de Minsk, qui reviennent ni plus ni moins à termes à renoncer à sa souveraineté. Et en fait, dès ce jour-là, il répond présent, il ne cède rien et c’est un moment de vérité. Ça montre que son épopée est l’histoire d’une confrontation au réel, en partant d’une grande naïveté, d’une grande incompétence, mais en même temps avec une vraie légitimité de par son élection à 73%.
Stéphane : Même si c’est un populiste, et qu’on ne connaissait pas ses idées au départ, c’est un libéral, un homme d’affaire de son époque, un quadragénaire qui a monté un petit business pour en faire un gros business. Sa société est la plus grosse entreprise de production de contenus audiovisuels dans espace post-soviétique – hors Russie – et en ce sens il est bien dans son époque et a tout du jeune cadre qui bosse avec des trentenaires qui font des produits pour la télévision, qui se veulent cool et évoluent dans le milieu de l’humour. Et aussi bien en termes politiques qu’en termes économiques c’est un libéral. D’ailleurs la première tentative de définition de son idéologie, du « zelenskisme », elle est le fait de son conseiller, Rouslan Stefanchouk, le président du Parlement, et qui dit que c’est un libertarianisme.
Mais le libéralisme de Zelensky va se retrouver face à un choix : doit-il être un libéral au service de la libéralisation et de la modernisation de son pays ? Où doit-il être un libéral dans le cadre du capitalisme oligarchique ? Et en fait durant la première année de de son mandat il va faire relativement illusion, s’entourer d’un grand nombre de personnalités réformatrices. Et notamment, il va attirer à lui beaucoup de gens de la génération post-Maïdan, des gens qui n’ont pas forcément voté pour lui ou qui ont travaillé pour Porochenko, même des anciens ministres, mais qui se sont rendus compte au cours du mandat de Porochenko que ce dernier n’était pas à même de détruire le système oligarchique et le système de corruption. On avait donc des personnalités réformatrices comme Serhiy Leshchenko et Svitlana Zalishchuk, qui étaient de la jeune génération de Maïdan et qui ont rejoint Zelensky. On peut aussi citer l’ancien ministre des Finances Oleksandr Danylyuk, qui était l’homme du FMI à Kiev. Lors de notre premier échange il me dit « je le rejoins parce qu’au moins avec lui on va pouvoir faire quelque chose. On ne sait pas à quoi il pense, on ne sait pas quelles sont ses idées, c’est une page blanche donc on va l’aider à remplir la page blanche ». Et durant la première année on est dans ce qu’on a appelé le turbo-régime ou le turbo-gouvernement : le Parlement ukrainien passe plusieurs lois tous les jours, dans un réformisme un peu chaotique qui partait dans tous les sens sans qu’on puisse déterminer une direction.
Mais à un moment donné, vers janvier-février 2020, on assiste une récupération du Parlement par les forces oligarchiques, avec la nomination comme chef de l’administration présidentielles d’Andriy Yermak et avec le limogeage d’Oleksiy Hontcharouk, Premier ministre réformiste, remplacé par Chmyhal, toujours en poste et qui a été directeur d’une usine de l’oligarque Akhmetov. On a donc, un an après l’élection présidentielle, de grandes manœuvres dans le domaine de l’énergie, et les oligarques sont en train de revenir au premier plan : Kolomoïsky essaye de récupérer ses biens, Akhmetov tente de mettre la main sur certains ministères essentiels, des personnalités qui sont des visiteurs du soir tournent autour de Zelensky. En l’espace de de quelques semaines, toutes les personnalités réformatrices quittent le gouvernement et l’entourage présidentiel. Et il y a une vraie césure à ce moment-là et le président devient beaucoup plus populiste mais également très conservateur dans sa façon de faire de la politique, à tel point qu’on va dire de lui qu’il est un nouveau Kravtchouk et que Zelensky est une sorte de faux moderne qui, avec un visage de renouveau, est là pour maintenir le système tel qu’il a toujours été.
Malgré tout, Zelensky semble s’être résolu à affronter les oligarques via cette loi qui a vocation à restreindre leur pouvoir et leur influence.
Stéphane : La guerre n’a pas permis de véritable mise en place de la loi anti-oligarque, une loi qui a été passée avec le couteau des Américains sous la gorge, qui demandaient très clairement à Zelensky de se débarrasser de certaines personnalités toxiques, parmi elles Medvedchuk et Kolomoïsky. Le dilemme de Zelensky c’est qu’il est soupçonné d’être une marionnette des oligarques, et les partenaires internationaux, le FMI en tête, demandent à la marionnette de prendre les ciseaux et de couper les fils au-dessus de sa tête Et en fait Zelensky tremble pendant deux ans. Il n’est pas capable de le faire ou il fait semblant de le faire.
Régis : Il faut aussi signaler qu’une de ses erreurs de Zelensky c’est de ne s’en être pris qu’à quelques cibles privilégiées, dont un oligarque qui est son grand compétiteur politique, Petro Porochenko. Quand vous lisez la loi de près, vous avez clairement l’impression que la loi est taillée pour faire de la justice sélective.
Les pages que vous consacrez à l’invasion russe et à la métamorphose déconcertante de Zelensky en chef de guerre semblent pénétrées par un questionnement sur les ressorts de l’héroïsme du président, mais que vous ne dissociez jamais de l’héroïsme des Ukrainiens. Pouvez-vous revenir sur cette dialectique ?
Régis : On a essayé d’inscrire Zelensky d’abord dans l’histoire et la société ukrainienne, en ayant ce souci presque moral de ne pas faire de Zelensky un héros au dépend du peuple ukrainien et des centaines de morts qu’il peut y avoir chaque jour. On cite nous-mêmes quelques-uns de ces héros. Et Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que Zelensky lui-même, dans ses petites vidéos du soir où il rend compte de la journée, lorsqu’il annonce les gens à qui il a octroyé le titre de héros de l’Ukraine, on voit bien dans le ton qu’il emploie qu’il le fait de manière très sèche et respectueuse. On sent qu’il n’est pas en train d’accaparer leurs titres. On a donc, nous aussi, eu le souci de replacer cet héroïsme dans le cadre d’une société qui est toute entière confrontée à la guerre. Car c’est cette société qui est le personnage principal et cela depuis 2014, qui est un moment central car c’est dans cette guerre que se constitue cette unité. Et c’est cette société qui s’était manifestée sur la place Maïdan lorsqu’elle se mobilise pour défendre un accord d’association avec l’Union européenne. La société ukrainienne n’y a pas forcément défendu de grandes idées et de grandes idéologies soutenus par des think-tanks ou des gouvernements, c’était un combat pratique et concret. Qu’est-ce que cela signifiait pour les Ukrainiens un accord d’association avec l’Europe ? Tout simplement l’État de droit, ou même la simple possibilité de se défendre équitablement devant un tribunal sans avoir à être plus riche que mon adversaire du jour.
Cette mobilisation, même si elle est fragmentaire aux premiers jours de Maïdan, elle va se consolider, et s’unifier par-delà ces clivages linguistiques et ethniques auxquels on essaye d’assigner les Ukrainiens. Et c’est dans ce contexte qu’il faut replacer cette métamorphose de Zelensky et du peuple ukrainien : elle vient suivre un mouvement de société profond.
Stéphane : L’Ukraine depuis 2014 c’est le seul pays en Europe où on a une population qui fait le sacrifice de ce qu’elle a de plus cher pour une idée, que cette idée soit la défense de la patrie, l’Europe, la justice, l’état de droit, l’avenir de nos enfants, il y a des milliers d’ukrainiens qui sont prêts à sortir de leur zone de confort, à se mettre en danger, à risquer leur vie pour une idée. C’est quelque chose qui est absolument touchant, bouleversant, et qu’on a déjà vu pendant la révolution de Maïdan, pendant la guerre, et on le voit encore aujourd’hui. Et c’est un phénomène unique en Europe. Il y a cette culture civique et politique de la mise en danger de soi et donc d’une certaine forme de sacrifice et d’héroïsme tel que nous en Europe on a pu le connaître dans le passé.
Et je crois que Zelensky en est parfaitement conscient, même si c’est quelqu’un qui n’a pas la culture de Maïdan dans le sang. Il était même en décalage complet avec ce qui s’est passé en 2013 et 2014, car il a il a très peur de la violence. C’est quelqu’un qui n’aime pas la bagarre, les manifestations, il n’aime pas quand ça dérape dans la rue. Mais je crois que comme tout bon humoriste c’est un excellent observateur de sa société et qu’il a de très bons capteurs. Et il comprend fort bien les différentes couches de culture à l’intérieur de sa population. Et je pense que Zelensky a compris qu’il devait se mettre à l’unisson de cette population.
« À un moment donné il n’a pas eu le choix, et les Ukrainiens ne lui ont pas laissé le choix, parce ces femmes et ces hommes se battent et que cela lui a imposé de se montrer à leur hauteur. »
De leur côté, les Ukrainiens se souviennent très bien qu’en 2014, pendant la bataille d’Illovaisk dans le Donbass, qui a vu plusieurs centaines de soldats ukrainiens mourir, Petro Porochenko était en train de signer les papiers pour l’ouverture de son compte offshore, comme on l’a découvert quelques temps plus tard dans les Panamas Papers. Ces révélations avaient montré aux Ukrainiens que lorsqu’ils étaient en train de subir leur pire défaite militaire, avec le sacrifice de leur armée, le président était occupé à faire de l’évasion fiscale. Et c’est ce qui fait qu’aux yeux des Ukrainiens, cet homme ne pourrait jamais revenir au pouvoir : quand on fait de l’évasion fiscale on fait de l’évasion tout court. Zelensky fait aussi de l’évasion fiscale, il faut le rappeler, mais à un moment donné, alors que quelques jours plus tôt il ne croyait pas à l’invasion ni à la guerre, il s’est retrouvé face à ce que j’appelle un pari pascalien. Il a compris de manière intuitive qu’il n’avait pas le choix, et que la fuite ou l’exfiltration par les Français ou les Américains aurait signifié la fin de toute sa vie en Ukraine. Il aurait rejoint sa villa en Italie, où il est par ailleurs voisin d’Abramovitch et de la fille de Boris Eltsine. Il aurait pu très bien vivre mais il n’aurait jamais pu revenir. Cela aurait signifié renoncer à tout ce qu’il a construit durant 20 ans en Ukraine, car c’est un constructeur, un homme d’affaires, un capitaine d’industrie. À un moment donné il n’a pas eu le choix, et les Ukrainiens ne lui ont pas laissé le choix, parce ces femmes et ces hommes se battent et que cela lui a imposé de se montrer à leur hauteur.
Régis : Et il faut rappeler qu’il prend cette décision de rester à Kiev au moment où sa vie est le plus en péril. Cette fameuse vidéo où il dit « je suis là, le premier Ministre est là… » est enregistrée a l’extérieur de Bankova, à une heure très grave car on sait maintenant qu’il y a des commandos russes qui n’étaient pas très loin, dans le centre de Kiev, certainement pour l’enlever et peut être pour le tuer. Au même moment, il y avait une vingtaine d’avions Iliouchine 76 attendant de se poser sur l’aéroport de Hostomel qui fait l’objet d’une attaque de l’élite de l’armée russe, la 76e division aéroportée de Pskov, attaque qui va échouer.
À travers votre livre, plus que Zelensky, c’est toute l’Ukraine qui est à l’honneur. Zelensky n’était-il pas finalement un prétexte pour parler des Ukrainiennes et des Ukrainiens ?
Stéphane : Ce qui me tenait à cœur avec ce livre c’était de rendre de la subjectivité, de l’agentivité à l’Ukraine. Je suis toujours totalement frappé de voir à quel point on vole aux ukrainiens leur subjectivité et leur droit de de parler. Il suffit de songer aux déclarations de Mélenchon disant que les Ukrainiens n’ont pas à nous parler comme ça. De manière générale dans le commentaire d’experts ou de journalistes sur cette guerre on parle beaucoup à la place des Ukrainiens. On dit beaucoup comment ils devraient penser, comment ils devraient se positionner par rapport à la Russie. Mais est-ce que c’est à nous de dire aux Ukrainiens comment ils doivent se positionner par rapport à la Russie ? Non c’est à eux de décider eux-mêmes.
« Les diplomates ukrainiens ou géorgiens négocient avec la fine fleur de la diplomatie américaine, russe, turque, otanienne. Des personnes qui ont une telle expérience n’ont rien à apprendre des Français ou des Allemands. »
On a souvent analysé ce qui est en train de se passer au travers de jeux géopolitiques globaux entre la Russie et les États-Unis et l’OTAN. Or on manque la parole ukrainienne, parce qu’on ne connaît pas bien ce pays, parce que on ne connaît pas bien ses acteurs, son histoire. On ne comprend pas que ce pays a des ressorts politiques propres qui expliquent ce qui est en train de se passer actuellement et cette résistance incroyable. Ce livre est aussi une façon de redonner la parole aux Ukrainiens, de leur redonner une autonomie à l’heure où on a l’impression que le monde entier qui est en train de penser à la place des Ukrainiens.
Régis : On n’écoute pas ces gens parce qu’effectivement on les méprise, et c’est valable également pour notre rapport à des pays de tout l’espace post-soviétique. En Géorgie, par exemple, j’ai rencontré des diplomates qui ont eu à négocier, le retrait des Russes d’une base du sud de la Géorgie. Ces diplomates vont négocier pendant 6 à 7 ans avec la fine fleur de la diplomatie américaine, russe, turque, otanienne pour faire sortir les Russes de cette base. Des personnes qui ont une telle expérience n’ont rien à apprendre des Français ou des Allemands. Prenez quelqu’un comme Saakachvili, si souvent critiqué : en 2009 au sortir de la guerre il dit, dans ses télégrammes diplomatiques avec les Américains, « la prochaine victime c’est la Crimée. » On aurait tout intérêt à écouter ces gens – pas forcément à les croire, mais les écouter.
Stéphane : Ces voix ukrainiennes, géorgiennes, issues du monde post-soviétique sont d’autant plus nécessaires pour notre compréhension du conflit car on ne nous propose, dans le champ médiatique, que deux grilles de lecture – pour schématiser – l’une atlantiste contre l’autre russo-centrée. Cette opposition ne marche absolument pas. L’Ukraine que je connais au quotidien depuis 8 ans en tant qu’observateur sur le terrain et comme habitant de Kiev ne rentre pas dans cette grille de lecture parce qu’il y a des clés de compréhension que personne n’utilise : la voix des Ukrainiens et la réalité sur place. Et je crois que c’est cela que nous essayons de faire en tant que journaliste : donner à entendre cette voix et faire de la place au principe de de réalité, au terrain. Car à Kiev les choses sont un peu plus complexes que depuis un think-tank à Washington, Moscou ou Paris.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris.