Aless Piletski couvre depuis des mois le mouvement de révolte au Bélarus contre le dirigeant Alexandre Loukachenko. Pour Le Courrier d’Europe centrale, le photojournaliste témoigne en images de son évolution, depuis les rues de Vitebsk au Bélarus à celles de Kiev en Ukraine.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
Aless Piletski (photos) & Clara Marchaud (textes) – À l’origine, Aless Piletski n’était pas destiné au photojournalisme. Cet ancien businessman de 41 ans, toujours un sourire aux lèvres, raconte son histoire comme il documente celle des autres. En détails, avec de l’émotion, mais pas trop.
Après l’entrée en vigueur de lois strictes et sur fond de crise économique, Aless perd son entreprise en 2014. “Pour sortir de la dépression, j’ai pris un appareil photo entre mes mains”, se souvient-il. Le quarantenaire devient alors photographe pour documenter la vie de ses 360.000 concitoyens, habitants de Vitebsk, centre régional au Nord-Est à 50 kilomètres de la Russie. Depuis 2018, Aless travaille pour le bureau local de l’un des médias les plus populaires du pays, TUT-BY. Naturellement, il couvre l’élection présidentielle contestée d’août 2020 et les manifestations et violences qui ont suivi. Aless collabore également avec des médias étrangers comme le site américain Radio Free Europe / Radio Liberty et le journal letton Delfi.
En décembre 2020, le site qui revendique plus 20 millions de visiteurs uniques par jour perd son statut de média. Aless et ses collègues continuent de documenter les événements à Vitebsk : la répression, mais aussi l’épidémie de Covid-19, et la crise économique qui touche de plein fouet cette région, la plus pauvre du Bélarus. Durant ces mois intenses, Aless est arrêté à plusieurs reprises, fouillé et parfois même battu par la police anti-émeute, malgré le fait qu’il ne montre aucun signe d’appartenance au mouvement.
En mai 2021, en même temps que l’arrestation du journaliste Roman Protassevitch lors d’un vol Athènes-Vilnius, la situation devient critique pour TUT-BY, fermé du jour au lendemain et cible de nombreuses perquisitions. A Minsk, 15 journalistes sont arrêtés. “En quelques heures, j’ai pris la décision de fuir”, se souvient Aless. Parti avec une petite valise et ses précieux disques durs remplis de dix mois d’archives – désormais historiques -, il a bien cru ne jamais pouvoir sortir du pays. Après trois billets d’avion Minsk-Kiev annulés au dernier moment, il a réussi à prendre un vol par la Géorgie. Il arrivera le 26 mai dans la capitale ukrainienne, où il réside toujours. Sa famille est restée derrière lui.
Le Courrier d’Europe centrale lui laisse le champ libre pour raconter en images, à travers sa ville Vitebsk et ses habitants, les mois de contestations qui ont suivi l’élection controversée du président Alexandre Loukachenko. A travers ses photos légendées par ses soins, c’est le sort de milliers de Bélarusses qui est raconté : l’euphorie et la violence, la liberté et la répression, la lutte au Bélarus et en exil.
2018 – La troisième plus grande ville du pays, lieu de batailles stratégiques à l’époque napoléonienne et lors de la seconde guerre mondiale, Vitebsk a également été un centre de l’avant-garde artistique, accueillant des peintres comme Marc Chagall ou Kasimir Malevitch. J’y suis né et toute ma famille vient de là, du côté de ma mère depuis le 19ème siècle.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, ma famille a été déplacée dans le grand nord russe. Mon grand-père, militaire, a pu voler au-dessus de la ville à la libération et a vu que notre maison était encore là. Il a donc décidé de ramener la famille sur nos terres, dans notre patrie. C’est une ironie du sort que maintenant, ce soit l’inverse et j’essaye de sortir ma famille de là.
26 avril 2020 – Ce reportage est le premier publié au Bélarus d’une « zone sale », une salle de réanimation avec des patients COVID-19. A ce moment-là, Alexandre Loukachenko clame que le virus n’est pas dangereux et qu’il suffit de vodka et d’un bon sauna pour le soigner.
Dans ce reportage, la chose la plus difficile n’était pas de travailler dans le service avec toutes les limitations et l’équipement de protection, mais plus tard le sentiment de culpabilité, quand j’étais déjà en isolation. Deux jours après le reportage, le médecin-chef de l’hôpital, également élu au conseil municipal, est démis de ses fonctions en pleine pandémie.
24 juillet 2020 – Les opposantes Maria Kolesnikova, Svetlana Tikhanovskaïa, Veronika Tsepkalo lors d’un rassemblement préélectoral à Vitebsk. Convenu avec les autorités de la ville, le rassemblement se tient loin du centre, pratiquement à la périphérie de la ville.
9 août 2020 – Une urne dans l’un des bureaux de vote de Vitebsk. Les électeurs viennent avec des bracelets ou rubans blanc-rouge-blanc pour exprimer leur soutien au mouvement d’opposition. Malgré de nombreuses suspicions de fraudes, Alexandre Loukachenko est réélu avec 80,08% des voix.
14 août 2020 – Une des premières manifestations de l’opposition à Vitebsk. Les gens pacifiques marchent seulement sur le trottoir, sans gêner la circulation des véhicules, une des raisons pour laquelle certains d’entre eux devront plus tard s’acquitter d’amendes.
16 août 2020 – Dans une ambiance bon enfant, les manifestants participent à la “Marche pour la liberté”, un mouvement de protestation dans tout le Bélarus. Le club de motards « Road dogs » traverse la ville avec des symboles blanc-rouge-blanc. Certains des membres sont aujourd’hui en exil aux Etats-Unis.
18 août 2020 – Andreï Koulakov, un habitant de Vitebsk devenu une célébrité locale, a peint son van aux couleurs blanc-rouge-blanc, avec le slogan “Jive Belarus” (Vive le Bélarus, ndlr). Il est accueilli avec enthousiasme et applaudissements par les habitants de la ville, les voitures klaxonnent au passage de sa “Jive-mobil”. Plus tard, son véhicule et son permis de conduire lui seront confisqués.
20 août 2020 – Des fonctionnaires participent – parfois de force – à un rassemblement pro-gouvernemental dans le stade de la ville. Au moment de prendre le cliché, j’ai été frappé dans le dos. Un participant voulait m’empêcher de prendre des photos.
2 septembre 2020 – Devant son université, Aliaksei* fait un piquet de grève solitaire. Sur sa petite feuille A4 est écrit : « nous n’avons pas besoin de laisse ».
6 septembre 2020 – Lors d’une manifestation pacifique, l’oncologue et hématologue, Anna Gaïdash, tient une affiche : « Vous serez soignés par… ces spécialistes » en référence à la police anti-émeutes. Nombre de ses collègues ont été arrêtés, malgré la pandémie.
6 septembre 2020 – Le cortège de manifestants est bloqué par un cordon de police. Au premier plan, une affiche gouvernementale appelle à respecter les gestes barrières, notamment la distance d’un mètre et demi.
6 septembre 2020 – Des policiers aspergent de gaz lacrymogène Vitaly Kouznetchik, un des manifestants pacifiques. Après cet incident, l’homme et son fils ont trouvé refuge sur le territoire de l’ambassade de Suède à Minsk, en sautant par-dessus la barrière. Plus d’un an après, ils ont demandé l’asile, mais sont toujours dans le bâtiment.
6 septembre 2020 – Une chaîne de femmes empêche les policiers de recourir à la force et d’arrêter des manifestants.
11 septembre 2020 – Aliaksei* est poursuivi pour son piquet de grève solitaire. Ce jour-là, la plupart des manifestants ont reçu des amendes.
14 septembre 2020 – Lors d’une manifestation, un chien tient une pancarte par les canines : “Même si je ne suis qu’un chien, je sais mieux compter que la Commission électorale centrale (CEC) ! «
15 septembre 2020 – Procès d’Anna Gaïdash, médecin spécialiste qui, quelques semaines plus tôt, manifestait avec une pancarte contre la police anti-émeutes.
29 septembre 2020 – Des policiers déguisés en journalistes filment les manifestations. Leurs vidéos sont ensuite utilisées pour identifier les participants et plus tard les juger.
25 octobre 2020 – Troisième mois de manifestations : les citoyens arborent désormais des feuilles de papier vierges. Ils seront plus tard traduits en justice.
13 novembre 2020 – Manifestation après la mort à Minsk de Roman Bondarenko décédé à l’hôpital, sur fond de lourds soupçons de passage à tabac lors de sa détention. Une jeune fille montre un portrait du manifestant de 31 ans à un agent des forces de l’ordre en train de filmer la scène.
17 décembre 2020 – Viatcheslav Barok, prêtre catholique de la ville de Rossony dans la région de Vitebsk montre des images de la répression soviétique du clergé dans les années 1930. Le prêtre sera plus tard envoyé en prison pour avoir participé à des manifestations.
13 juin 2021 – En mai, je décide de me réfugier en Ukraine, car il devient impossible pour moi de travailler dans mon pays. Deux semaines à peine après mon arrivée, je pars couvrir un happening à la frontière avec le Bélarus, près de Tchernihiv en Ukraine. Les Bélarusses qui ont quitté le pays ne sont pas indifférents à l’avenir de leur patrie et organisent des manifestations un peu partout en Europe.
1er juillet 2021 – Quand j’arrive dans le pays, je vis pendant un mois dans un lieu de résidence temporaire (coliving) pour les réfugiés bélarusses. Beaucoup cachent leur visage pour leur sécurité.
3 juillet 2021 – La diaspora bélarusse à Kiev célèbre Koupala, une fête populaire des Slaves de l’Est, dédiée au solstice d’été. En Ukraine, les Bélarusses s’intègrent facilement, les deux langues se ressemblent et beaucoup parlent russe.
11 juillet 2021 – Vitaly Shyshov, président d’une association d’aide à la diaspora, au festival culturel bélarusse à Kiev. Quelques semaines plus tard, il sera retrouvé pendu dans une forêt près de son domicile. Ses proches pensent qu’il s’agit d’un assassinat politique de la part de Minsk.
27 juillet 2021 – Des membres de la diaspora bélarusse à Kiev célèbrent le jour de l’indépendance de la République. En solidarité, ils écrivent des lettres et des cartes postales aux prisonniers politiques qui purgent leurs peines au pays.
27 juillet 2021 – Dans ce bar de Kiev, repère des Bélarusses fraîchement arrivés, des musiciens improvisent un concert de rue après une coupure d’électricité.
9 juin 2021 – Chaque dimanche, des Bélarusses organisent de petites manifestations sur la place Maïdan, dans le centre de Kiev, avec de 20 à 80 participants. Je les couvre comme j’ai couvert celles au Bélarus.
9 juin 2021 – Les participants se réfugient de la pluie, dans un passage souterrain lors d’une manifestation du dimanche. Des Ukrainiens participent de temps en temps aux manifestations en solidarité avec les Bélarusses.
28 novembre 2021 – Pour la plupart des Bélarusses ici, il est important d’aller manifester avec le drapeau. C’est parfois la première chose qu’ils font en arrivant. Chez nous, on peut aller en prison pour ça. C‘est d’autant plus symbolique sur la place Maïdan, lieu de la révolution de 2014.
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