Ils seraient des milliers à franchir la frontière polono-bélarusse, et à s’y faire refouler par les gardes-frontières polonais. La semaine dernière, Le Courrier d’Europe centrale a pu assister au mécanisme bien rodé de ces violations du droit d’asile. Reportage.
Article publié en coopération avec la Heinrich-Böll-Stiftung Paris, France.
Patrice Senécal (envoyé spécial en Podlachie) – Des gyrophares trouent la nuit noire, en cette soirée du 17 octobre. Sur la route qui relie Michałowo à Hajnowka, serpentant entre les champs et les denses forêts de Podlachie, dans l’est de la Pologne, on aperçoit en bordure de la chaussée une ambulance et un camion de garde-frontière à l’arrêt. Une fonctionnaire en uniforme, prétendant effectuer une patrouille, nous fait signe de nous arrêter : « Où allez-vous, à Hajnówka ? Parfait, circulez. » Sauf qu’à bien y regarder, non loin, on devine la silhouette d’un homme, recroquevillé et adossé à un tronc.
Une centaine de mètres plus loin, nous immobilisons notre véhicule : retour vers la garde-frontière, qui demande à voir notre carte de presse. « Ah, vous êtes journalistes. Vous allez voir, il n’est pas très loquace… » Encore faut-il pouvoir le comprendre. C’est par l’intermédiaire d’un traducteur arabophone, joint au téléphone par Le Courrier d’Europe centrale, que la communication est établie avec l’homme d’une quarantaine d’années, visiblement affaibli, bonnet blanc vissé sur la tête et mince veste sur le dos. Mohamed (nous utilisons un prénom modifié) a la tête entre les mains, l’air hagard. Il semble soulagé de pouvoir parler sa langue, lui qui ne maitrise pas l’anglais, encore moins le polonais. Originaire de Syrie, voilà « quatre jours » qu’il n’a rien mangé ni bu. Il tremble sévèrement de froid, et ses traits tirés sont bleuis par l’intensité des gyrophares : dans l’ambulance d’à côté, son ami vient d’être embarqué. Ce dernier, souffrant, doit être conduit d’urgence à l’hôpital. « Il y avait deux autres amis avec moi dans la forêt, que leur est-il arrivé ? Je me suis évanoui. »
Arrivé par avion à Minsk, au Bélarus, c’est à la faveur d’un visa touristique octroyé par le régime de Loukachenko qu’il arrive ensuite à la frontière polonaise. Et puis, c’est le néant : Mohamed se perd dans la forêt entre le Bélarus et la Pologne avant d’atterrir en Podlachie, côté polonais où, une fois tombé le crépuscule, le mercure flirte avec 0°C. « Je veux savoir : ils m’emmènent où ? Qu’est-ce qui va m’arriver ?» questionne Mohamed, qui fond en larmes. « J’aimerais obtenir l’asile en Pologne, mais je ne sais pas quoi faire exactement pour l’obtenir… » Cette requête, il la répétera à plusieurs reprises durant la trentaine de minutes que durera la conversation. Et la fonctionnaire de Straż Graniczna (Garde-frontières de Pologne) de répondre laconiquement : « Vous êtes en situation irrégulière. Avant même de savoir si vous pouvez demander l’asile, un tribunal polonais statuera afin de savoir si vous avez le droit de rester sur le sol polonais. Vous n’aurez pas droit à un avocat. »
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Les questions de Mohamed s’enchaînent, tel un flot incessant. Entre ses mains grelottantes, il tient le téléphone par lequel il interpelle le traducteur, mis sur haut-parleur : « Que va-t-il se passer si ma demande d’asile est refusée ? Combien de temps dure cette procédure ? Serai-je renvoyé en Syrie ? Serai-je renvoyé dans la forêt ? Ou bien me renverra-t-on dans la zone entre les deux frontières ? » L’instant d’une minute ou deux, la garde-frontière n’est plus là, elle est dans son véhicule. Tout près, un militaire, encagoulé et sanglé d’un fusil d’assaut, s’excuse : « c’est ma collègue qui s’occupe du dossier, c’est elle qui peut répondre ».
Mais Mohamed n’a qu’une envie, avoir réponse à ses interrogations. « Je ne peux pas retourner dans le pays par lequel j’ai traversé pour venir jusqu’ici [le Bélarus], mon visa y est expiré. Comment sont les conditions dans les camps de demandeurs d’asile en Pologne ? »
Mohamed nous demande ensuite de passer un appel à sa famille, restée en Syrie. « Les autorités m’ont pris mon téléphone et mon passeport », justifie-t-il. Une information que confirme la garde-frontière, revenue sur les lieux au même moment. « Nous vous les restituerons quand vous serez au poste de garde-frontière de Michałowo, vous pourrez passer des coups de fil », explique la fonctionnaire. Confisquer téléphone et passeport des exilés, avant même d’avoir été appréhendés formellement, une démarche courante auprès des gardes-frontières ? Questionnée à ce propos quelques jours plus tard, une porte-parole de Straż Graniczna à Varsovie nie en bloc : « On ne prend jamais leur téléphone ou passeport, les gardes-frontières ne font pas cela et savent très bien ce qu’ils font, on ne retire jamais le passeport ou téléphone des migrants illégaux lorsqu’ils sont dans la forêt ». Un discours qui a de quoi détonner avec la scène à laquelle a pu assister — et enregistrer — Le Courrier d’Europe centrale.
« Et voilà, il a été refoulé »
Sur place, la situation devient vite chaotique. Pendant que la garde-frontière s’impatiente — « vous voyez bien que le monsieur a froid, allez on y va, c’est la procédure » —, Mohamed, lui, continue de déballer ses craintes. Tout près, un père et sa fille du voisinage se garent et approchent avec un sac rempli de victuailles et de l’eau embouteillée : « Voici, c’est pour vous… » Les activistes de Grupa granica, un collectif citoyen venant en aide aux candidats à l’asile dans les forêts polonaises, n’auront pas le temps d’intervenir. Au téléphone, l’un d’eux tente toutefois d’argumenter avec la garde-frontière. En vain. La porte coulissante de la camionnette des gardes-frontières se referme sous les yeux du père qui avait apporté à manger. Il prévient : « Suivez-les, sinon c’est le refoulement garanti ! » C’est lui qui ouvre la voie. Une dizaine de minutes plus tard, face au poste des gardes-frontières de Michałowo, où Mohamed était censé être conduit, aucune trace de la camionnette. « Et voilà, il a été refoulé… », regrette le riverain.
Une information que confirmera deux jours plus tard par écrit la porte-parole des gardes-frontières de Podlachie : « l’étranger » qui « a déclaré vouloir se rendre en Allemagne » a été « renvoyé à la frontière de l’État », indique-t-on. En clair, Mohamed a été refoulé à la frontière polono-bélarusse. Soit une pratique qui a été légalisée par le parlement polonais, mi-octobre : il est désormais permis aux gardes-frontières d’ignorer une demande d’asile formulée après un passage irrégulier de la frontière. Les histoires comme celles Mohamed, elles se compteraient probablement par centaines, voire par milliers. Mais impossible d’en connaître la véritable ampleur, alors qu’a été instaurée une zone d’état d’urgence le long de la frontière s’étendant sur près de 400 kilomètres, dont l’accès est interdit aux ONG comme à la presse.
Pour justifier son refoulement, les gardes-frontières allèguent que Mohamed aurait souhaité se rendre en Allemagne. Pourtant, durant notre entretien, Mohamed a évoqué à une reprise les Pays-Bas, où habitent des membres de sa famille, mais jamais il n’a mentionné une quelconque volonté de trouver refuge en territoire allemand. Alors d’où est venue cette affirmation ? Et comment les gardes-frontières ont-ils pu communiquer avec Mohamed, une fois seuls avec lui dans le véhicule, sans moyen de traduire ses propos ? Confrontée à cette contradiction embarrassante, la représentante de Straż Graniczna de Podlachie reste évasive dans sa réponse écrite : « Dans la plupart des cas, lorsque les étrangers découvrent qu’après avoir reçu une protection en Pologne, ils ne pourront pas voyager dans d’autres pays de l’UE, ils choisissent de laisser tomber leur demande d’asile. […] Nous compatissons avec ces étrangers, mais s’ils veulent aller plus loin dans les pays de l’Union européenne et ne pas rester en Pologne, nous n’avons malheureusement aucun levier là-dessus. »