Les Tchèques devraient fêter la création de la République tchèque, le 1er janvier 1993, plutôt que la fondation de la Tchécoslovaquie, un État qui n’existe plus, mais dont on célèbre le 100e anniversaire en grandes pompes ce weekend. C’est le point de vue défendu par Milena Bartlová*, historienne et spécialiste de l’identité tchèque.
Interview réalisée et diffusée le 26 octobre sur la radio publique tchèque Český rozhlas Radio Praha. Traduction du tchèque au français réalisée par André Kapsas. |
Radio Prague : Si vous pouviez décider de la façon dont se dérouleraient les célébrations du 28 octobre, à quoi ressembleraient-elles?
Milena Bartlová : Si cela ne tenait qu’à moi, il n’y aurait pas de fête nationale du tout, car avoir un rituel fondateur et une célébration annuelle et un jubilé pour un État qui n’existe pas ne me semble pas être une bonne façon d’entretenir la société. Je crois que ce serait mieux si nous nous rappelions du 28 octobre comme d’un jour du souvenir et dans ce cas-là l’attention serait portée vers la réflexion plutôt que vers le rituel festif. La plupart de ces célébrations que nous voyons aujourd’hui autour de nous sont malheureusement plutôt superficielles.
Quelle autre fête nationale voudriez-vous célébrer à la place du 28 octobre ?
Ce qui aurait le plus de sens, ce serait le Nouvel an, quand notre état contemporain a été véritablement fondé (NDLR : La Tchéquie est née le 1er janvier 1993 à la suite de la scission de la Tchécoslovaquie). C’est à cette date que se souvenir et célébrer rituellement des moments fondateurs aurait un sens.
« D’une certaine manière, on peut dire que la Tchécoslovaquie fondée en 1918 n’aura existé que 20 ans. »
Vous avez mentionné l’inexistence de la Tchécoslovaquie, pourriez-vous expliquer ce que vous voulez dire ?
La Tchécoslovaquie existait avant 1992, évidemment, même si son existence fut interrompue à l’époque du protectorat (NDLR : Protectorat de Bohême et de Moravie, sous occupation allemande entre 1939 et 1945) et de la Première république slovaque (NDLR : 1939-1945, état clérico-fasciste créé par les collaborateurs slovaques sous protection allemande suite à la capitulation de la Tchécoslovaquie devant le 3e Reich) puisque le pays n’avait plus son propre territoire. Tout ce que nous avons est fondé sur une construction légale, sur des lois. Nous avons des lois disant que la République tchèque est l’héritière de la Tchécoslovaquie, reprend ses lois, etc. Cette projection légale stipule que la continuité a été maintenue durant la Seconde Guerre mondiale par le gouvernement en exil à Londres, mais si nous tenons compte du fait que les principaux attributs d’un État, ce sont son territoire et sa souveraineté, alors ils n’y étaient pas. Avant tout, la République qui fut fondée le 28 octobre 1918 n’était pas la même que celle qui fut rétablie en 1945, pas du tout. Le territoire était autre, nous avons dû ‘volontairement’ céder la Ruthénie subcarpatique (NDLR : Après la Seconde Guerre mondiale, Staline rattache la Ruthénie subcarpathique à la République Socialiste Soviétique d’Ukraine) et la composition de la population était tout autre. Mais avant tout, la Tchécoslovaquie est née dans le cadre du droit à l’auto-détermination des peuples. Et ce peuple fondateur, ce peuple qui s’est auto-déterminé en 1918, c’était le peuple tchécoslovaque. En 1945, c’était déjà le peuple tchèque et le peuple slovaque. D’une certaine manière, on peut dire que la Tchécoslovaquie fondée en 1918 n’aura existé que 20 ans.
Les célébrations de la naissance de l’État sont très importantes pour tout État et sa population, pour que cet État ne soit pas seulement une bureaucratie, mais quelque chose de vivant auquel les gens peuvent s’identifier. S’identifier à quelque chose qui a cessé d’exister il y a des décennies me semble peu stable ni solide. Et il en ressort que tout se transforme en une sorte de nostalgie éloignée que nous pouvons voir dans ces célébrations. Ce que les institutions offrent le plus souvent aux gens et ce à quoi les gens s’identifient vraiment, c’est une nostalgie envers la Première république (NDLR : Tchécoslovaque, 1918-1938). Il s’agit cependant d’un souvenir très unidimensionnel et édulcoré.
« S’identifier à quelque chose qui a cessé d’exister il y a des décennies me semble peu stable ni solide. »
Il y a toujours des mythes sur le passé. Quels sont les mythes dominant sur la Première République ?
Nos images sur la Première république sont fort enjolivées. Le processus de mémoire dans la société, dont le noyau est la mémoire familiale, les histoires de familles, les souvenirs, a été chez nous abîmé plusieurs fois et renversé. Déjà, la Seconde République (NDLR : suite à la cession des Sudètes au 3e Reich en septembre 1938, l’état tchécoslovaque proclame une Seconde république aux tendances autoritaires, jusqu’à l’occupation allemande de mars 1939) s’était retournée contre les valeurs de la Première République, le protectorat aussi, et la Troisième République (NDLR : 1945-1948) n’est pas non plus retournée vers la Première République, au contraire pour elle, il fallait surmonter et refuser certaines choses et commencer à faire les choses complètement différemment. Et puis le gouvernement dictatorial du Parti communiste (NDLR : 1948-1989) est arrivé et puis nous avons eu 30 ans (sic) d’un régime qui cherchait son idéologie et qui était très sensible sur chaque question contemporaine. Et tout cela fait obstacle à la mémoire, donc ces souvenirs sont bien sûr très fortement stylisés. Tout est d’une beauté nostalgique, mais nous ne parlons que très peu de la situation sociale. Cette République (NDLR : la Première) n’était vraiment pas si belle que ce que nous faisons d’elle aujourd’hui.
Vous avez mentionné que la Première République se présentait comme un État moderne, libéral et laïc. Mais aujourd’hui, une partie du public et des élites politiques et culturelles l’associe plutôt aux valeurs traditionnelles…
Les traditions sont évidemment très importantes, mais nous ne pouvons oublier celles qui sont mauvaises. En ce qui a trait à ces valeurs de la Première République tant proclamées, et bien si l’on prend l’émancipation des femmes, par exemples, alors la Tchécoslovaquie a mis le droit de vote des femmes dans sa première constitution grâce à Masaryk (NDLR : Tomáš Garrigue Masaryk, père fondateur de la Tchécoslovaquie et premier président 1918-1935) et à son féminisme personnel fondé sur ses convictions religieuses. Mais la pratique sociétale n’était pas vraiment orientée vers l’émancipation, par exemple seules les femmes célibataires pouvaient travailler dans la fonction publique, etc. Cette image du caractère démocratique et libéral (NDLR : de la Première République) est beaucoup plus une image projetée de ce que nous désirons. Il est bien sûr important de penser à ce que nous désirons. Il est important de construire la société sur ce que nous considérons comme juste, pas seulement sur un quelconque ordre pragmatique.
« Les Tchèques n’ont pas vraiment travaillé sur leur passé. »
Et d’où vient, selon vous, ce besoin contemporain d’une partie de la population de chercher quelque chose de soi-disant traditionnel et de se détourner du séculaire, du moderne, etc. ?
C’est la preuve que le souvenir est très sélectif. Par exemple, le sécularisme est justement un élément intéressant. La Première République, sous la forte influence de Masaryk, s’est affichée comme explicitement neutre du point de vue religieux. Mais aujourd’hui nous sommes les témoins de ce qu’on appelle le tournant post-séculaire, c’est-à-dire un effort de renforcer l’influence sociale et politique de l’Église, dans notre cas l’Église catholique romaine.
Le plus grand problème réside dans notre rapport à l’histoire. Comme je l’ai dit, plusieurs moments charnières nous séparent de la Première République et nous nous contentons de nous dire que nous avons seulement été influencés que par des influences extérieures et que les gens sont restés les mêmes. Les gens continuent en effet à se marier, à avoir des enfants, à mourir, mais évidemment ils n’ont pas les mêmes opinions sur la société et la politique. Ce symbole du centenaire nous voyons partout autour de nous maintenant dans la sphère publique, c’est cette création obsessionnelle de continuité dans une histoire qui était tout sauf continue.
Le travail sur le passé nous réussirait peut-être mieux si nous arrivions à avoir des voix critiques dans l’espace public. Le problème principal pour les Bohémiens, les Moraves et les Silésiens (NDLR : les habitants des trois régions de la Tchéquie contemporaine), et non pas pour les Allemands et la majorité des Juifs, est le problème de la profonde discontinuité de l’histoire tchèque qui se révèle dans la façon contorsionnée et bizarre dont nous nous identifions avec la Tchécoslovaquie. Une des choses qui l’illustre le mieux est la relation des Tchèques envers les Slovaques, qui a été coloniale sans aucun doute, non pas d’un point de vue économique, mais certainement au niveau culturel. Et c’est quelque chose que nous avons maintenant complètement évacué de ces célébrations. Si quelque part je commence à parler du fait que nous avons volé notre drapeau, parce qu’il était écrit dans les accords bilatéraux (NDLR : entre la Tchéquie et la Slovaquie) qu’aucun des deux États n’aurait les mêmes symboles que la Tchécoslovaquie, alors la majorité des gens ne fait que hausser les épaules. Je considère cela comme un symptôme du fait que les Tchèques n’ont pas vraiment travaillé sur leur passé.
* La professeure Milena Bartlová est historienne de l’art et enseigne à l’École supérieure des arts appliqués. Elle s’occupe avant tout d’art médiéval, de muséologie, de culturelle visuelle et d’idée étatique et nationale. Elle est l’auteure et la co-auteure de nombreuses publications, comme « Qu’est-ce qu’était la Tchécoslovaquie ? Construction culturelle d’une identité étatique », « La construction de l’État : représentation de la Tchécoslovaquie dans l’art, l’architecture et le design », « La vérité a vaincu. Arts visuels et le mouvement hussite 1380-1490 » etc.