S’il estime que la République tchèque ne doit pas intégrer la zone euro pour le moment, son premier ministre Andrej Babiš, souvent taxé de populisme eurosceptique, assure que l’adhésion européenne de son pays est fondamentale. Dans ce long entretien, il évoque aussi son allié Viktor Orbán et critique les quotas de réfugiés « absurdes, qui ne marchent pas, et divisent l’Europe ».
Entretien réalisé par Ondřej Houska et publié dans le journal tchèque Hospodářské noviny. La traduction a été réalisée par André Kapsas. |
Est-ce que vous enverriez vos enfants dans un autre pays de l’Union européenne dans le cadre du programme ERASMUS ?
Bien sûr. Mes aînés parlent chacun quatre langues et les deux cadets deux langues. La meilleure école c’est la pratique, et les langues étrangères que les jeunes peuvent parfaire lors d’études à l’étranger sont fondamentales.
Selon vous, quelles sont les raisons pour lesquelles la Tchéquie doit être membre de l’UE ?
Ces raisons sont claires. L’UE est un projet grâce auquel nous avons ici déjà plus de 70 ans de paix. C’est un projet qui est évidemment avantageux pour nous. Le problème, c’est que nous l’avons sous-estimé et que nous ne l’avons pas assez expliqué aux citoyens dès le début.
Récemment, le président Zeman a lui répondu à cette même question comme cela : « l’argent, l’argent, l’argent ». Vous voyez d’autres raisons ?
Le plus important pour nous est l’existence du marché commun de l’UE, vers lequel nous envoyons 85% de nos exportations, avec la liberté de mouvement des biens, des services et du capital. C’est aussi la possibilité pour nos citoyens d’aller travailleur partout dans l’Union. Bon, et aussi évidemment la liberté de mouvement. Grâce à l’adhésion, beaucoup d’investisseurs étrangers sont venus chez nous, même si il est vrai qu’ils paient des salaires plus bas que chez eux. Ces salaires augmentent maintenant, mais nous préfèrerions qu’il reste plus d’argent pour les salaires des employés, les investissements et le soutien aux activités sociales.
De tous les politiciens tchèques, vous êtes celui qui disposez du plus grand capital sympathie dans l’opinion publique. Êtes-vous prêt à en sacrifier une partie afin de convaincre les gens que rester dans l’UE est nécessaire, même si ce n’est pas un sujet populaire ?
Naturellement. Selon les sondages, nous [les Thèques, ndlr] sommes les plus eurosceptiques de l’UE. Il y a plusieurs choses que nous n’aimons pas, mais cela ne veut pas dire que, quand nous la critiquons, nous sommes contre le projet. Nous devons expliquer aux gens que nous sommes économiquement dépendants d’elle. Nous organisons les consultations citoyennes sur l’UE initiées par le président Macron. J’ai commencé personnellement hier à Prague et cela va se poursuivre dans toutes les régions. Sur les réseaux sociaux, il y a plein d’intox auquel il faut faire face.
« L’entrée dans la zone euro n’est pas fondamentale pour nous, mais l’UE, nous devons y être »
Qu’attendez-vous de ces rencontres avec les gens ?
Moi je dis : l’entrée dans la zone euro n’est pas fondamentale pour nous. Je ne suis pas d’accord avec l’idée qu’il y aurait deux vitesses en Europe. Je demande toujours, comment on mesure ça. Nous avons une excellente vitesse en ce qui a trait aux finances publiques. Mais dans l’UE, oui, nous devons y être, c’est important.
Est-ce que les hommes politiques, dont vous-même, n’ont pas contribué à ces sentiments négatifs vis-à-vis de l’Union européenne ? Vous avez tous constamment répété que l’UE échoue ici, qu’elle échoue là… Par exemple, vous avez dit dans une entrevue que l’euro avait fait faillite. Mais vous prenez toujours garde d’ajouter que nous devons rester dans l’UE. Est-ce que le citoyen ne se dit pas plutôt que l’UE est sur le point de disparaître et qu’il faudrait en sortir ?
Non, je ne pense pas. Ce projet a bien entendu plein d’avantages. Mais d’un autre côté, je ne peux pas faire abstraction des choses qui ne vont pas bien et c’est pourquoi je les critique. Et je dis que les Etats membres doivent avoir plus d’influence que jusqu’à présent.
Est-ce qu’on peut résumer votre opinion ainsi : il y a plus d’avantages que de désavantages et maintenant vous voulez en convaincre les Tchèques ?
Bien sûr. Mais comme j’ai dit, je ne vais pas parler des erreurs.
Vous avez dit en avril 2010 : « Je n’aime pas l’UE, je n’ai pas voté pour l’UE ». Pourquoi avez-vous voté contre l’adhésion de la Tchéquie à l’UE lors du référendum ?
Je ne me souviens pas du tout d’avoir dit une telle chose. En 2010 ?
Oui, selon le communiqué de presse de ČTK, vous avez dit ça lors d’une discussion au sujet de l’agriculture dans l’UE. Mais, outre cette déclaration, avez-vous voté pour ou contre l’adhésion à l’UE.
Je ne m’en rappelle vraiment plus (rire).
Vraiment ?
Vraiment, je ne sais pas, peut-être que je n’ai même pas voté, peut-être que oui. À cette époque, je critiquais vraiment l’UE à cause de sa politique agricole parce que quand nous avons adhéré, j’étais entrepreneur et nous devions implémenter beaucoup de normes dans l’agro-alimentaire. Et puis il s’est avéré que les producteurs des anciens pays-membres ne les respectaient pas beaucoup.
En tout cas, à l’époque, vous étiez très critique et maintenant vous dites que ses avantages surpassent ses désavantages. Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
Je suis un homme politique maintenant, pas un entrepreneur.
Donc il s’agit de l’intérêt du pays ?
Mais bien sûr. C’est comme pour l’euro. Notre intérêt n’est pas d’entrer dans la zone euro. Mais c’est sans doute dans l’intérêt de mon ancienne compagnie. Je suis politicien et je défends les intérêts de la Tchéquie, et pas de mes anciennes entreprises, même si certains laissent sous-entendre le contraire.
Depuis décembre, vous allez à Bruxelles aux sommets des chefs de gouvernement de l’UE. Comment vous sentez-vous parmi eux, est-ce quelque chose que vous aimez faire ou vous préférez la politique intérieure ?
Cela me plaît vraiment. Il s’agit bien entendu de lier des contacts personnels. On voit que les premiers ministres se connaissent, on voit qui communique avec qui, qui entretient quelles relations avec qui. Ce sont des personnes, et chacune est différente, l’un est très amical, l’autre plus renfermé…
De qui vous sentez-vous le plus proche ?
Peut-être du premier ministre luxembourgeois Xavier Bettel. Il y a deux semaines, il a passé toute l’après-midi et la soirée jusque tard dans la nuit avec ses amis et moi-même. Au Conseil européen, c’est-à-dire à Bruxelles, tout est trop rapide, on n’a pas la possibilité de nouer des liens plus personnels. Cela dépend beaucoup des visites bilatérales, donc je m’envole maintenant pour Vienne, puis pour Helsinki, et j’ai déjà quelques réunions du V4 derrière moi, une visite en Bulgarie et surtout Davos, où aucun représentant du gouvernement tchèque n’était allé depuis 17 ans.
« La politique migratoire de Merkel n’a pas marché et les problèmes qui en découlent sont visibles et vont s’aggraver. »
Vous êtes plus proche de la politique d’Angela Merkel ou de Viktor Orbán ?
Question difficile. Madame Merkel est une politicienne qui a une énorme expérience et qui a réussi. Mais c’est un fait, sa politique migratoire n’a pas marché et les problèmes qui en découlent sont visibles et vont s’aggraver, selon moi.
Que la politique migratoire de Merkel n’ait pas réussi est une opinion largement partagée, mais à part ça, vous ne pourriez pas choisir entre Merkel et Orbán politiquement ?
Je vois où vous voulez en venir…
Je ne pense pas qu’à la politique migratoire. Orbán dit qu’il veut installer une démocratie illibérale, dans laquelle l’État jouerait un plus grand rôle, il est plus près de la Russie. Merkel est beaucoup plus libérale. Est-ce que l’approche d’Orbán vous séduit ?
Il a gagné les élections avec une énorme marge. Il est critique envers l’UE, il préfère les intérêts nationaux, mais il n’est pas du tout pour la destruction de l’UE, ou tout au moins je ne l’ai pas remarqué. Et si les gens en Hongrie ou en Pologne votent pour Orbán ou Kaczyński, c’est leur décision. Je n’ai pas le sentiment que les élections aient été manipulées là-bas.
Je n’en doute pas, ce sont des meneurs légitimement élus, mais ce que je demande c’est de qui, de Merkel ou Orbán, vous êtes le plus proche politiquement ?
Je suis pragmatique et tout allié en Europe est bon pour les intérêts tchèques.
L’année dernière, les représentants des plus hautes institutions slovaques ont signé une déclaration commune pour proclamer que l’adhésion à l’Union européenne est dans l’intérêt vital du pays, envoyant un signal clair aux citoyens. N’est-ce pas une inspiration pour vous, pour en faire une initiative non-partisane similaire ?
Nous avons eu une rencontre des partis au sujet de la politique européenne. Même si cela a été initié par Petr Fiala de l’ODS [le parti de droite conservatrice et eurosceptique, ndlr], nous n’avons pas de problème avec ça. La grande majorité des partis politiques chez nous savent que la présence au sein de l’UE est importante pour la Tchéquie. Il n’y a pas le moindre débat pour en sortir. Pour nous, ce serait une catastrophe économique.
Est-ce que la position tchèque dans l’UE est limitée par le fait que le président Zeman dit souvent le contraire de ce que dit le gouvernement ?
Je ne crois pas. Les médias donnent à M. le Président une étiquette pro-chinoise, pro-russe, mais tous les états européens veulent faire des affaires avec la Chine surtout, mais aussi avec la Russie.
« Les quotas [de réfugiés] sont inacceptables pour nous. »
En décembre, la première fois que vous êtes parti à Bruxelles en tant que Premier ministre, vous avez dit que vous alliez négocier avec les autres pays afin que les quotas obligatoires d’accueil de réfugiés soient retirés de la proposition de réforme du système de droit d’asile. Vous y réussissez jusqu’à présent, il n’y aura vraiment pas de quotas obligatoires ?
C’est mon but principal. Les quotas sont inacceptables pour nous. Il est clair que nous avons quelques alliés, surtout le V4 et quelques autres pays, même s’ils ne sont pas aussi radicaux que nous. D’un autre côté, il y a aussi des pays qui ont une opinion fondamentalement différente. La situation évolue, mais je suis assez optimiste.
Dans toute négociation, quand vous obtenez quelque chose, il faut sacrifier quelque chose en retour. La Tchéquie demande la fin des quotas obligatoires, la promesse que si elle adopte l’euro elle ne devra pas garantir les prêts grecs, elle réclame toujours plus d’argent dans le prochain budget européen. Mais qu’offre-t-elle en retour ?
Elle a par exemple offert sa solidarité dans l’affaire Skripal. Nous avons été solidaires avec les autres et nous voulons qu’ils soient solidaires avec nous au sujet des quotas et de la migration.
Dans ce cas, votre stratégie contre les quotas obligatoires va à l’encontre du président Zeman, qui vous reproche d’être du côté britannique dans le conflit avec la Russie ?
Le Président ne siège pas au Conseil européen. Là, c’est ma responsabilité de négocier afin qu’il n’y ait pas de quotas et afin que le budget européen se passe bien pour nous. Oui, vous avez raison, nous ne pouvons pas être constamment négatifs et non-solidaires. Nous n’avions pas de raison de ne pas croire la Grande-Bretagne. Nous avons soutenu notre allié et je suppose que les autres vont s’en rendre compte quand viendra le tour de nos intérêts. Je pense que certains commencent à le comprendre, enfin.
Qui, par exemple ?
Par exemple, nous avons les mêmes opinions avec le nouveau ministre allemand de l’Intérieur, Horst Seehofer, que je connais et qui m’est fort sympathique. Même chose avec Wolfgang Schäuble, l’ancien ministre des finances, que je peux considérer comme un ami. Seehofer a regardé comment l’Allemagne a négocié avec les pays de l’Est lors du gouvernement précédent. Je ne veux pas dire qu’il a utilisé le mot, qu’elle s’est comportée de façon arrogante, mais c’était dans ce sens-là. Même Schäuble a été ministre de l’Intérieur et comprend que nous avons une autre histoire de migration, nous n’avons pas le modèle multiculturel qui existe dans certains pays d’Europe. Nous voulons conserver ces valeurs dont on parle si souvent. Ce que nos ancêtres ont bâti ici, notre style de vie. C’est de ça qu’il s’agit.
« Nous voulons conserver notre style de vie et nous ne voulons pas nous adapter à quelqu’un, comme cela se passe peut-être dans d’autres pays. »
Et ces valeurs sont menacées ?
Si quelque part en Europe pense différemment, c’est son droit, mais moi je dis que nous voulons conserver notre style de vie et nous ne voulons pas nous adapter à quelqu’un, comme cela se passe peut-être dans d’autres pays. Je suis les nouvelles de Suède, qui a accueilli une énorme quantité de migrants. À l’époque, cela leur semblait à première vue positif, mais maintenant ils ne vont pas bien et selon les médias l’impact de l’augmentation du nombre de migrants sur les habitants est négatif.
Comment comptez-vous vous débarrasser de la procédure d’infraction de la Commission européenne au sujet du non-respect des quotas de réfugiés de 2015 ? Ne serait-il pas plus simple de faire un geste, de prendre 20 enfants syriens et régler le problème ?
C’est une question de principe. Nous aidons les gens en danger à l’extérieur de l’Europe, nous envoyons des centaines de millions [de couronnes tchèques, ndlr]. Nous sommes solidaires. Il me semble hypocrite que les Slovaques prennent quelque 20 réfugiés et puis s’en sortent, alors que la Commission nous reproche le non-respect et porte plainte. Ce n’est pas bien en termes de principes.
Comment régler ce problème différemment ? On ne peut quand même pas s’attendre à ce que la Cour de Justice ne se prononce en faveur de la Tchéquie ?
Nous nous sommes exprimés au sujet de cette procédure et nous allons nous efforcer de convaincre la Cour et la Commission européenne que les quotas sont absurdes, ne marchent pas, et divisent l’Europe. L’Europe doit régler le problème de la migration illégale en dehors de l’Europe. À la place des quotas, elle doit promouvoir la paix et la reconstruction en Syrie et en Libye au niveau du Conseil de sécurité de l’ONU.
Si vous mettez sur pied un gouvernement avec l’appui du parti communiste, cela ne pourrait-il pas affaiblir votre position auprès des partenaires de l’UE ?
Dans l’UE, ce n’est pas un sujet, vraiment nous ne parlons pas d’affaires de politique intérieure là-bas. Chacun parle des choses, des thèmes qu’on règle. Évidemment, en dehors des négociations officielles, on parle parfois avec quelqu’un qui peut poser des questions.
Sur quoi ?
Par exemple, ils me demandent quand est-ce qu’il y aura un gouvernement.
Et ils ne vous posent pas de question sur le président ?
Non, non. Je ne me rappelle pas que quelqu’un ait demandé.