Depuis le coup-de-vis sécuritaire amorcé en 2011 dans le quartier de Józsefváros, la criminalisation des sans-domicile fixe s’est étendu dans toute la ville de Budapest, sans véritable harmonisation des pratiques coercitives entre les localités.
Cet article a été publié sur la page Facebook du Budapest Kultur Lab, sur laquelle vous pouvez retrouver toutes les productions des étudiants du master 1 de l’Institut de journalisme de Bordeaux-Aquitaine (IJBA), en immersion à Budapest du 8 au 16 mai 2017. |
Blaha Lujza tér à Budapest est à la croisée des mondes. Erzsébetváros et Józsefváros, les 7e et 8e arrondissements. Métro et rue. Voyageurs et clients des cafés. Enseignes bancaires et sans domiciles fixes. Vendredi 12 mai 2017, le ciel est gris. En silence, les deux mondes se croisent et s’ignorent.
Seule exception : deux juristes, attablés avec quelques sans-domiciles fixes. La table est noire et rouge, aux couleurs de « A Város Mindekié » (AVM – littéralement « La ville est à tous »), le groupe informel de juristes et d’urbanistes bénévoles qui milite contre la criminalisation des sans-abris à Budapest – et notamment dans Józsefváros, où le maire Fidesz, Máté Kocsis a pris en 2011 des mesures visant directement démunis et sans abris.
Harcèlement de rue
András a vécu 10 ans dans les rues de Budapest « parfois dans Józsefváros, parfois ailleurs ». Aujourd’hui, il s’en est sorti, et vit dans une chambre d’hôtel qu’il partage avec 11 compagnons, reçoit une aide sociale de 28.000 forint par mois (environ 90€), vend des journaux dans les rues et donne son sang à Vienne « parce que c’est plus rentable qu’ici ». Lorsqu’il parle, les yeux clairs de l’ancien conducteur de ferry sur le Danube sont tournés vers le large. Ses mots, eux, nous y invitent. Des galères, il « en a connu » lorsqu’il était à la rue, mais « beaucoup moins que mes amis aujourd’hui, qui sont littéralement harcelés à Józsefváros ».
Face à la menace qui pèse sur les sans-abri, des voix s’élèvent. Zsuzsi Pósfai est diplômée de Sciences-Po Paris en stratégie territoriale et urbanisme, et milite avec AVM pour les droits des sans abris depuis la création du groupe en 2009. Et son constat est sans appel : « Pour le dire simplement, la maire de Józsefváros est hostile aux sans-abris. Leur objectif est simple : harceler les gens qui sont dans la rue ».
« L’objectif du maire de Józsefváros est simple : harceler les gens qui sont dans la rue »
(Zsuzsi Pósfai)
Les moyens ne manquent pas : contrôles d’identité aléatoires, réveil des sans-abris en pleine nuit, interdiction de fouiller dans les poubelles, licence obligatoire pour les musiciens de rue… Peine encourue ? 150.000 forints (environ 500 euros). Et, en cas de récidive, une peine passible de 60 jours d’emprisonnement. D’abord appliqué en 2011 dans le quartier de Józsefváros, la constitution hongroise est amendée en 2013, rendant la loi constitutionnelle et applicable dans toutes les localités de Hongrie.
Criminalisation à géométrie variable
Pourtant, la réalité est plus complexe. Et les sanctions plus aléatoires, car souvent inapplicable, notamment en ce qui concerne l’interdiction de fouiller dans les poubelles. Ludovic Lepeltier-Kutasi, doctorant en géographie et spécialisé sur les questions de de ségrégations urbaines et d’inégalités sociales, notamment dans le quartier de Józsefváros, explique que : « plus la loi est dure et inapplicable dans les faits, plus la marge d’interprétation est grande. L’insécurité est permanente et la conséquence elle, est simple : à Józsefváros, les sans-abris sont à la merci des forces de l’ordre ».
« Les sans-abris sont à la merci des forces de l’ordre » (Ludovic Lepeltier-Kutasi, géographe)
Si Máté Kocsis a ouvert la voie à la criminalisation des sans-domicile fixe à Józsefváros en 2011, c’est parce sa localité, à l’instar de toutes les localités de Hongrie, est une commune de plein droit ; le rôle d’István Tarlós, maire de Budapest, est ainsi réduit à une fonction représentative, symbolique. Cette omnipotence des localités mène, selon Ludovic Lepeltier- Kutasi, « à une situation où chaque arrondissement résonne à son échelle et instaure des dispositifs à son échelle. En conséquence, chaque localité, sans concertation, est dans une logique d’expulsion des sans-abris ».
Un état qui s’efface, et renvoie les localités à leurs responsabilités en matière d’exclusion sociale. Lá réside la source du problème : « Chacun se revoie la balle, et il n’y a pas de vision d’ensemble en terme de gestion des sans-abris », appuie le jeune chercheur en études urbaines.
« C’est la politique initiée à Józsefváros, puis constitutionnalisée, qui nous a poussé à partir » (Jutza, sans-abri)
Résultat : bien que les places de Blaha Jujza et János Pál pápa, à Józsefváros, soient encore un espace où se réunissent les SDF, leur nombre a significativement baissé. Ils sont même « poussés hors de l’espace public par les forces de l’ordre », comme l’explique Zsuzsi.
Certains SDF vont même plus loin, contraints de sortir de Budapest. Jutza est SDF depuis 17 ans. Elle habite actuellement dans la forêt avec son mari, et l’affirme : « Aujourd’hui, nous connaissons des gens à AVM qui habitent des hangars désaffectés, des wagons de train … C’est la politique initiée à Józsefváros, puis constitutionnalisée, qui nous a poussé à partir… ». La logique d’exclusion des minorités visibles et des SDF, théorisée par George Simmel en 1908, retrouve avec la politique de Máté Kocsis une place de choix dans l’actualité hongroise.