Sauvé de l’extinction au début du XXe siècle, le bison d’Europe est l’emblème de la forêt de Białowieża, tout à l’Est de la Pologne. Immersion dans leur univers.
Envoyé spécial à Białowieża – Ela a l’habitude de voir apparaître de drôles « d’invités » dans son jardin. Dans le petit village de Teremiski, niché au cœur de la forêt de Białowieża, ils font souvent acte de présence, reconnaissables à leur poil long et hirsute, leurs cornes pointues, leur masse de colosse. Ici, le bison d’Europe est roi : Białowieża, dernière forêt primaire de plaine d’Europe, à cheval entre Pologne et Bélarus, constitue leur dernier sanctuaire de tout le continent. « Ils ne m’ont jamais posé de problèmes. Nous vivons ici avec eux, en harmonie. Voilà 35 ans que je vis ici, et aucun bison ne m’a jamais attaqué », se plaît à raconter Ela, accoudée sur sa clôture en bois. « Parfois, je leur donne les épluchures de légumes, ils aiment ça. Il y en a un avec qui j’ai créé une relation particulière, qui reconnaît ma voix quand je l’appelle, on l’appelle burak [betterave, en polonais]. »
Le bison est à Białowieża ce que le lion est à la savane. Parfois, des panneaux avertissent de sa présence, au détour des chemins forestiers tortueux : « Terre de bisons ». S’engouffrer sous la canopée qui abrite ces bêtes, c’est découvrir une flore vieille de 12 000 ans, un heureux chaos de mousses, de champignons, d’arbres massifs qui en côtoient des petits, des tilleuls, des chênes, des épicéas… Les troncs morts, nombreux à joncher le sol, deviendront la promesse de nouvelles formes de vie. Ici, la nature se suffit à elle-même. A cheval entre la Pologne et le Bélarus, ces 150 000 hectares de végétation brute font partie du patrimoine mondial de l’Unesco.
C’est notamment la mainmise des rois polonais, puis celle des tsars russes, sur Białowieża, qui l’aura épargnée de l’influence humaine, durant une bonne partie du dernier millénaire. Au XVIe siècle, l’un des premiers décrets royaux de Sigismond II Auguste édicta d’ailleurs la peine capitale pour le fait de tuer le bison, privilège exclusivement royal.
Las. La Première Guerre mondiale et le braconnage sans borne de l’époque déciment l’espèce, bête par bête. A l’hiver 1919, Białowieża vient de perdre son dernier bison. Mais, en 1923, l’espoir de restituer le plus grand mammifère terrestre d’Europe renaît sous l’impulsion de la Société internationale pour la protection du bison, fondée le zoologiste Jan Sztoloman, écologiste de son temps.
La bourgade de Zwierzyniec (Zoo, en polonais), nichée au cœur de la forêt, reste la gardienne de ce pan d’histoire : en 1929, c’est là, dans un enclos en bois jouxtant aujourd’hui quelques bicoques, qu’ont été réintégrés les premiers bisons, issus de réserves européennes, avant d’être remis en liberté. L’écrivain Franciszek Wysłouch, qui a participé à leur réintroduction dans Białowieża dans l’entre-deux-guerres, écrivait avoir été ému par la population locale venue admirer les bisons relâchés dans la forêt.
A rebours d’une biodiversité qui s’amenuise aux quatre coins de la planète, l’histoire du bison européen à Białowieża relève de la petite victoire. Sa population va même croissante, au fil des ans. A ce jour, ils sont plus de 1 500 à peupler l’étendue de Białowieża, dont un peu plus de la moitié côté polonais. Il y a cinquante ans, leur nombre était d’à peine 200. La Pologne compte à elle seule 90 % des bisons de tout le continent du bison d’Europe, relique de cette mégafaune du passé, symbole de la conservation de la nature, celles d’espèce sauvées de l’extinction.
A la recherche des bisons
Professeur à l’Institut de biologie des mammifères de l’Académie polonaise des sciences, Rafał Kowalczyk est sans doute celui qu’il faut accompagner sur le terrain, pour saisir les subtilités de cette « relique » qu’est le bison d’Europe, l’un des derniers représentants de cette mégafaune quasi anéantie. Le biologiste de 54 ans les étudie voilà une vingtaine d’années.
Le rendez-vous est donné ce petit matin de mi-septembre aux aurores, dans le village de Białowieża. Il est cinq heures. Sur la rue principale, l’éclairage blafard des lampadaires laisse apparaître les coquettes maisons en bois si typiques de Podlachie, cette région de Pologne orientale jouxtant la frontière avec le Bélarus.
A l’angle d’une église orthodoxe en pierres rouges, attenant à l’Institut des mammifères, des phares percent l’obscurité. Une voiture estampillée d’une tête de bison s’approche. A son bord, Rafał Kowalczyk et, derrière le volant, Tomasz Borowik, son collègue. « Nous travaillons depuis bientôt quinze ans », lance d’emblée Rafal. Depuis qu’il a entamé ses recherches sur les bisons, il y a une vingtaine d’années, Rafał Kowalczyk en est à son sixième projet, celui-là portant sur l’influence du régime alimentaire sur les performances reproductives du bison. Il s’agit de récolter des échantillons de bouse, de documenter chacun des troupeaux à l’étude, photographier, évaluer leur état corporel, la taille des veaux.
L’expédition matinale s’amorce. En cette fin de saison des amours, direction les prés de Białowieża, lieux de prédilection des bisons, surtout au lever du soleil. « L’été, lors de la période du rut, en raison de la végétation plus dense, les bisons sont plus souvent cachés dans la forêt, il est plus difficile de les voir », indique, Rafał un habitué de ce genre d’expéditions matinales, qui pour son travail de chercheur, qui pour le simple plaisir de photographier la faune sauvage. « Pour moi, ce n’est pas un problème du tout de se réveiller à 3 ou 4 heures, surtout qu’au petit matin, c’est magnifique. » On le croit sans peine, au vu du décor qui, chaque minute passant, se dévoile, avec le soleil qui se lève timidement. L’épais brouillard enveloppant la forêt et ses prés alentour prend, peu à peu, une teinte orangée, bucolique.
Brouter, ruminer, se vautrer
La berline longe des prés bordant les bois, à faible vitesse. Rafał connait cette forêt comme sa poche, sait donc où certains troupeaux ont l’habitude de se promener. Alerte, il balaie les environs du regard. Soudain, dans une prairie ponctuée de meules de foin laissées par des fermiers, une silhouette se détache de la brume, au loin. « Vous le voyez, là-bas ? C’est un mâle », susurre Rafał. « Les femelles ont généralement des cornes moins imposantes. Peut-être qu’un troupeau rôde dans les parages. » Or, rien, à part ce bison unique, trop loin pour être observé. Alors, roulant de pâturage en pâturage, au détour de chemins forestiers tortueux, le repérage se poursuit. Deux heures ont maintenant passé. Le soleil brille désormais au-dessus de la cime des arbres. Dans l’habitacle, Rafał instruit : « Les bisons sont caractérisés par une certaine plasticité en matière de recherche de nourriture. Leur large museau permet de prendre de grandes bouchées, avec une dentition adaptée au broyage d’aliments contenant une grande quantité de fibres et de silice. Le système digestif est typique des ruminants… »
Il s’interrompt aussitôt : « Regardez, là-bas ! » Une vingtaine d’ombres se devinent, au fond d’une clairière, à plus de cent mètres. Le véhicule immobilisé, Rafał s’approche d’eux, caméra à l’épaule, chaussé de bottes de caoutchouc, casquette enfoncée sur la tête. Mais trop peu, trop tard. Le troupeau décampe aussitôt dans la forêt. On entend même les bois se fracassant sous leur poids, fendant aussi le silence de la plaine. Pas de bol, ce matin-là. « Il y a des jours comme ça », nous assure Rafał. « Voilà un troupeau plutôt timide. Une heure après le lever du soleil, ils retournent habituellement dans la forêt, pour ruminer. »
Dans ce pré foisonnant de plantes gorgées de rosée, d’orties piquant jusqu’aux cuisses, on remarque les signes de leur présence fraîchement dissipée. D’abord, cette bouse — « sentez-vous l’odeur ? » —, clairsemée ici et là. « Dans la forêt de Białowieża, les bisons défèquent jusqu’à huit fois par jour. Ils produisent donc, en un an, pour l’ensemble de la population vivant des deux côtés de la forêt, quatre milliards d’excréments », sourit Rafał. « Les excréments du bison agissent en vecteur de dispersion des graines de nombreuses espèces végétales, l’espèce consommant plus de 300 espèces de plantes. Ainsi, comme les bisons peuvent se déplacer jusqu’à 15 kilomètres par jour, les graines provenant des excréments se répandent sur de longues distances. » Une bouse qui fait la joie des bousiers — ces insectes coléoptères en raffolent —, tout en constituant un engrais naturel pour le sol, en raison de l’apport en nutriments. Autre bienfait du bison pour l’écosystème, son rôle dans l’entretien des habitats ouverts, tels que les pâturages, à la faveur de certains insectes comme les papillons. Ou encore sa charogne qui, après le dernier soupir du bison, constitue une source d’alimentation pour de nombreuses espèces carnivores.
Signes de présence
Plus loin sur la friche, de larges empreintes au sol, comme si la terre avait été retournée vigoureusement. « Ils aiment les lieux sablonneux, parce que s’y frotter, s’y rouler, leur permet d’éliminer les parasites », explique Rafał. Pour les bisons, se vautrer est synonyme de détente. « Leur fourrure se couvre d’un peu de terre, donnant une certaine protection. Pendant la saison du rut, une période de tensions, se rouler ainsi permet de se détendre, en voyant un autre mâle, ou encore un humain. Vaut mieux alors ne pas trop s’en approcher. » Rafał en sait quelque chose, lui qui a déjà été confronté à un bison courroucé, par le passé. « Le mâle semblait assez paisible, il y avait un coucher de soleil. Et puis, sans aucun signe avant-coureur, il s’est mis à me charger. » Par chance, Rafał se planqua dans un trou creusé par un sanglier. « Il s’est arrêté à quatre mètres de moi. Car souvent, quand les bisons se mettent en mode attaque, ils se contentent de courir, puis de s’arrêter subitement quand ils attaquent. » La dangerosité du bison, capable de filer à 60 kilomètres par heure, n’est toutefois pas à négliger. Au cours des trente dernières années, 45 cas d’attaques de bison ont été comptabilisés par Rafał Kowalczyk et son équipe de l’Institut. « Des gens ont été blessés, personne n’est mort heureusement. Dans 85 % des cas, ils s’étaient approchés trop près du bison, voire le dérangeaient. »
En scrutant le sol, impossible de manquer toutes ces plantes à moitié dévorées. Rafał s’accroupit : « Celle-là, c’est leur préférée, urtica dioica. » Soit l’ortie commune. « Les plantes contiennent beaucoup d’humidité, ce qui en fait une sorte de substitut d’eau, surtout pendant les étés chauds. Oh, et puis, regardez là… » Nouvel exposé : cette fois, il s’agit du circium alloraceum, la Cirse maraîcher, une plante vivace dont les épines, peu rigides, n’incommodent pas les bêtes. « Très nutritive, elle pousse aussi dans la forêt, et les bisons l’apprécient beaucoup. A mesure que l’automne avance, la végétation se raréfie dans la forêt. Les prés deviennent ainsi davantage prisés par les bisons, pour y trouver de la nourriture. Ils ne sont pas très sélectifs. Pendant le mois de juin, les plantes peuvent constituer 40 % de leur fourrage, soit les feuilles du charme ou même les framboises », poursuit Rafał, tandis que Tomasz, plus loin, récolte des échantillons de bouse dans un petit contenant cylindrique.
Cela fait plus de trente ans que Rafał Kowalczyk habite Białowieża. Au départ, rien ne prédestinait réellement l’homme à devenir, aujourd’hui, une sommité de ces bêtes au poil long, que l’on aperçoit parfois en troupeau à travers la brume, dans les clairières qui parsèment la forêt. C’est à l’âge de 18 ans qu’il s’y rendit pour la première fois, dans le cadre de ses études en foresterie, un domaine dans lequel il n’exercera finalement jamais. Car très vite, c’est le coup de foudre. La forêt, « très différente » de ces monocultures d’arbres qu’il avait l’habitude d’étudier, l’enchante. Une nouvelle vocation s’ouvre à lui, il souhaite « plutôt travailler avec les animaux. »
Il consacre d’abord ses premières recherches sur les lynx et les loups, en tant qu’aspirant biologiste. Puis, en 2004, trois ans après la conclusion de son doctorat sur les blaireaux, le directeur de l’époque de l’Institut de biologie des mammifères, lui propose de s’intéresser aux bisons. Rafał acceptera, non sans réticence : « L’animal était étudié depuis une cinquantaine d’années, que pourrais-je apporter de nouveau ? », se demandait-il alors. Et pourtant. Son travail a, depuis, permis de révolutionner la compréhension du bison d’Europe, l’enrichissant d’une kyrielle de nouvelles connaissances. C’est lui qui, par exemple, a contribué à forger le concept « d’espèce réfugiée », propre au bison de Białowieża : une théorie qui stipule que, couplée à l’intensification des activités humaines, la transformation des steppes en couvert forestier, dans la foulée de la dernière glaciation, a forcé le bison d’Europe à s’abriter dans les bois, en guise d’habitat refuge.
Avancées
Telle une sentinelle, Rafał n’hésite pas à lever la voix contre le braconnage ou l’abattage de bisons parfois injustifié, dire sa colère lorsque l’on s’en prend à la biodiversité. En 2017, Rafał s’était par exemple tenu aux côtés des défenseurs de Białowieża lorsque le gouvernement national-conservateur y avait lancé un vaste projet d’abattage forestier, avant de se raviser, sous la menace de sanction financière brandie par Commission européenne. Le début de l’ère du PiS, en 2015, marqua aussi la fin des rencontres au ministère de l’Environnement pour « discuter de la gestion des bisons » ; un an plus tard, il fut révoqué du Conseil d’État pour la protection de la nature, pour des raisons vraisemblablement politiques. La direction du parc national de Białowieża n’a pas échappé à cette politisation tous azimuts, son directeur étant désormais un proche du PiS.
Des avancées, toutefois, il y en a eu. Dans son bureau de l’Institut, Rafał sort d’une étagère un ouvrage documentant notamment les abattages au cours des dernières années : « Aujourd’hui, 80 % des bisons meurent de causes naturelles, et 20 % sont abattus. Il y a vingt ans, c’était l’inverse ! Les bisons peuvent se promener sans crainte dans les prés. Auparavant, ils étaient chassés, capturés et même abattus. » Les recommandations scientifiques, accueillies un temps avec une certaine résistance, se mettent peu à peu en place. L’intérêt des Polonais à l’égard de la conservation de la nature a lui aussi décuplé en vingt ans, comme en témoigne la fréquentation des parcs nationaux. « Il y a trente ans, quand j’ai fait mes premiers pas dans la forêt de Białowieża, il y avait probablement plus de chances de rencontrer un loup quelque part dans la forêt qu’un touriste. Aujourd’hui, on les voit à vélo avec des cartes, dans les parties les plus reculées de la forêt, en train de l’explorer. Ils constatent que cette forêt est différente des autres forêts de Pologne, en Europe. Beaucoup en sont tombés amoureux en la visitant une première fois. Et au bout d’un certain temps, certains ont décidé d’y faire leur vie. »
Outre son charme, Białowieża a connu les vicissitudes de l’histoire. Pendant l’occupation nazie, il y a 80 ans, nombre de Juifs, traqués, s’étaient réfugiés sous sa canopée. La plupart avaient péri de froid et de faim, ou encore sous les balles de l’envahisseur, dans l’anonymat des bois. En 1981, alors que les premiers balbutiements de la révolution démocratique voient le jour en Pologne communiste, moins d’une décennie avant la chute du rideau de fer, les autorités soviétiques, dans le Bélarus voisin, érigèrent une barrière grillagée à la frontière, davantage symbolique, mais qui scinde depuis la population de bisons. Elle scinde depuis la population de bisons des deux côtés du tracé frontalier. Quarante ans plus tard, un autre mur, plus imposant encore, s’impose depuis que Varsovie l’a érigé pour endiguer les flux migratoires sur son flanc oriental, orchestrés depuis 2021 par la dictature de Minsk. Une crise qui a provoqué la mort de plusieurs exilés, refoulés de part et d’autre de la frontière. Quant aux bisons, certains ont aussi pâti de cette réalité géopolitique, alors que des barbelés, posés à la hâte avant la mise en place définitive du mur, en 2022, leur eu été un « piège mortel », dénonce Rafał.
« Suivons leur trace »
On retrouve Rafał, en cette fin novembre, dans une Białowieża drapée d’un linceul de neige. C’est également toute la Pologne qui a changé de visage, depuis la dernière visite. Le 15 octobre, les Polonais ont élu une coalition pro-européenne fédérant des partis de gauche jusqu’au centre droit, tournant la page de huit années de national-populisme. Un optimisme prudent souffle sur les plaines de Podlachie : Rafał nourrit l’espoir d’un pouvoir se souciant davantage de la biodiversité, et qui délaissera cette obsession de vouloir dompter la nature.
La carrosserie cahote sur les petites routes enneigées. Ce matin-là, dans un froid mordant, la chance nous sourit. En saison froide, par instinct de survie, les bisons se manifestent plus fréquemment dans les espaces découverts, en quête de nourriture. Des empreintes de sabots, épars, traversent une route de campagne enneigée. « Suivons leur trace. »
A la sortie d’un sentier forestier quelconque, le voilà qui apparaît, comme sorti de nulle part. Un troupeau de dizaines de bêtes, quatre-vingts peut-être, ameutées, silencieuses. Elles restent là, à fixer, presque curieuses, un brin méfiantes. Au milieu de ces imposantes masses, de petites silhouettes ; certains des bisonneaux ont quelques mois à peine, indique Rafał. Puis, sans crier gare, le troupeau décampe de nouveau dans la plaine, au galop, fouettant la neige en tourbillons.
Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.