En tournée en France et en Belgique, la Compagnie Point Zéro propose une pièce de théâtre forte et déroutante, mêlant marionnettes et récits du quotidien, pour nous présenter la vie des habitants des régions contaminées par la catastrophe de Tchernobyl. Dans une démarche de théâtre documentaire, cette pièce est le fruit de voyages de la troupe en Ukraine et en Biélorussie et de collectes de témoignages poignants. Rencontre avec Jean-Michel d’Hoop et Corentin Skwara de la Compagnie Point Zéro.
Sur un tapis de feuilles mortes, une silhouette encapuchonnée avance à pas feutrés. Elle s’approche lentement de ce que le public devine être un amas de chair, une poupée dénudée, abîmée. En quelques mouvements de poignet, une marionnette enfantine, sans vêtements ni cheveux, vient s’animer et nous présente son regard exorbité. Sans fard ni artifice, des corps dépouillés prennent vie, des voix toutes droit venues des forêts et des campagnes d’Ukraine et de Biélorussie, portées par les acteurs et marionnettistes de la Compagnie Point Zéro, viennent nous raconter leur vie de « gens d’après », d’habitants de l’inhabitable.
Un spectacle documenté
L’histoire de cette pièce commence en 2016, à l’occasion d’un anniversaire. « On nous avait demandé d’aller lire des textes au Parlement bruxellois, à l’occasion des 30 ans de la catastrophe de Tchernobyl », nous raconte Jean-Michel d’Hoop, metteur en scène de la pièce. « L’événement était organisé par une association, Les enfants de Tchernobyl. » Cette association belge se mobilise depuis trente ans pour permettre à des enfants biélorusses de venir passer un été en Europe de l’ouest, séjour plus que bénéfique pour leur santé.
« On s’est dit nous aussi on va accueillir un gamin de ces régions chaque été. Très vite on a voulu voir où il vivait. Et on s’est dit qu’il y avait peut-être là un sujet. »
À cette occasion, on confie à la troupe la lecture de textes de Svetlana Aleksievitch, prix Nobel de littérature biélorusse. Auteur de livres tels Les cercueils de zinc, sur la Guerre d’Afghanistan, La fin de l’homme rouge ou encore La supplication, elle a mis en lumière le quotidien des populations de Biélorussie et des pays post-soviétiques. « On a été submergé. Tellement impressionnés, émus. La catastrophe de Tchernobyl, ce n’était pas quelque chose qu’on connaissait particulièrement. On s’est dit nous aussi on va accueillir un gamin de ces régions chaque été. Très vite on a voulu voir où il vivait. Et on s’est dit qu’il y avait peut-être là un sujet. »
Enthousiasmé par le projet d’un spectacle sur cette thématique, Le théâtre de poche, à Bruxelles, en accepte immédiatement l’idée. Avec pour ambition de mettre en scène des récits de vie, des portraits authentiques, de mettre en dialogue des acteurs et des marionnettes, véritables pantomimes d’effroi, la Compagnie du Point Zéro se met alors à composer le spectacle par le voyage, dans un va-et-vient entre la Belgique et la région de Tchernobyl. « On était très enthousiastes de se lancer, sur un tel sujet, dans une démarche de théâtre documentaire, d’enquêtes, d’entretiens auxquels on participait », ajoute Corentin Skwara, acteur dans la compagnie. « C’était très excitant. On s’est tout de suite dit ‘On y va tous. On part tous’. »
En un an et quelques jours, après deux voyages avec toute la compagnie en Ukraine et en Biélorussie, après la collecte de richesses documentaires, d’images, de films et de photographies, les marionnettes et les acteurs de la compagnie viennent jouer sur scène le quotidien, les peurs et les espoirs des populations vivant dans les régions contaminées d’Ukraine et de Biélorussie.
Porter les voix des habitants sur scène
Conseillée par l’association Les enfants de Tchernobyl, qui sillonne les régions contaminées depuis 30 ans, la troupe a pu très vite trouver des relais pour documenter son travail. « On a eu plein de personnes à aller voir, on a trouvé des interlocuteurs, des adresses, on a eu un agenda de ministre. On vivait trois journées par jour. » Les voyages sont également l’occasion de faire du théâtre sur place, de travailler avec une troupe de théâtre de marionnettes qui a ouvert d’autres portes à la Compagnie Point Zéro. Et de rencontre en rencontre, d’échange en invitation, le quotidien des habitants de la région s’est offert aux acteurs, livrant ses fragments de vie biélorusse, ses histoires déroutantes de « gens d’après ».
« La contamination est là en toile de fond. Et en même temps on débarque un jour dans une ferme bio tenue par un couple, une ferme bio en région contaminée ! »
« Un jour, se rappelle Corentin Skwara, un membre de la troupe de théâtre biélorusse nous a offert un tableau. Un des comédiens m’expliquait que c’est un des endroits de son enfance où il ne pouvait plus retourner pour y vivre parce que l’endroit était contaminé. Il nous décrivait un endroit magnifique donc on s’est dit « Faut qu’on y aille ! ». La troupe de théâtre, se rendant sur les lieux, découvre que cette clairière est devenue…un lieu sacré. « Des pèlerinages ont lieu chaque année car, d’après les locaux, la nature y a repris tous ses droits et la pollution a disparu. Chaque année il y a des pèlerinages, des fêtes, et des croyances disent qu’il faut s’asperger avec l’eau de cette source, la traverser trois fois et, si on fait cela, on est purifiés. Et effectivement, quand on y était on a vu des gens qui faisaient ces rituels-là. »
Avec cette impression de s’aventurer dans un roman de réalisme magique, Corentin, Jean-Michel et la troupe découvrent une population vivant dans un climat de désespérance : « J’ai le souvenir d’une dame à Naroditchi, un médecin de village. Elle avait 37 ans…je lui en aurais donné presque 50. Elle était directrice de la clinique, le petit hôpital local qu’elle nous a fait visiter. Elle nous racontait la vie sur les lieux, nous parlait de la tristesse des rues vides dans le sillage de la catastrophe. Les rues me paraissaient toujours aussi vides. Je me souviens d’un grand magasin, avec un hall immense, vide et tout au fond duquel il y avait…une chambre à coucher à vendre. »
Désespérance, mais qui jamais, chez certains habitants, ne se défait d’une irrésistible envie de vivre là où on est né, où on a grandi et vécu. Car « malgré tout, poursuivent Jean-Michel et Corentin, le voyage biélorusse a été particulièrement joyeux, alors qu’on est à Braguine, à deux kilomètres de la zone contaminée, dans un village qui ne devrait même plus exister. Les magasins sont en préfabriqué, tu sens que les gens ont envie de se barrer. La contamination est là en toile de fond. Et en même temps on débarque un jour dans une ferme bio tenue par un couple, une ferme bio en région contaminée ! »
Mis en scène dans la pièce, ce couple y soutient mordicus que les fruits de la région ne sont ni plus ni moins nocifs que ceux cultivés avec des pesticides en Europe de l’ouest, car après tout, nous disent-ils « Vous n’avez aucun cancer chez vous ? ». Malgré l’incongruité de tels propos, Jean-Michel d’Hoop souligne qu’il tenait à mettre en scène de tels discours, de tels récits, car ils montrent le dilemme permanent dans lequel vivent ces populations : vivre dans l’invivable mais y vivre malgré tout.
« C’était un peu effrayant, poursuit Corentin, parce qu’on arrive là et qu’à table on va vous servir les légumes de leurs jardins. Et là je me dis c’est pas possible, on nage en schizophrénie totale, où est-ce qu’on est ?! Est-ce que c’est contaminé, est-ce que c’est plus contaminé ? Et en même temps, en plus de la belle soirée, c’est les seules personnes dans la zone qu’on a rencontré qui ont un projet pour le futur avec cette ferme. T’as envie de leur dire allez-y, ayez des projets, vous avez raison…mais en fait non, vous avez pas raison du tout, il suffit que tu parles 5 minutes avec les médecins du coin et tu te dis aïe aïe aïe… »
« J’ai envie de leur dire… »
Ce désarroi permanent, dans la découverte de la vie dans ces régions, la compagnie l’a mis en scène de la manière la plus éloquente sans doute lorsqu’elle évoque le rapport des Biélorusses à la nature, à leurs forêts, leurs lacs. « C’était troublant car c’était…très joli. La nature était là, belle, présente. Je me souviens de ce barrage de castors sur la rivière, des oiseaux, de la verdure, des bruits et de l’amour que les Biélorusses portent à ces lieux… Et en même temps c’est un cimetière. »
« Dans des régions comme celles de Pripiat, des villages entiers ont été ensevelis, maison par maison. »
La troupe invite ainsi les spectateurs à les accompagner dans l’exploration de cette nature lorsqu’ils projettent le film de leur visite en compagnie des habitants des régions désormais contaminées où ils ne peuvent plus résider. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Se rappelle Jean-Michel d’Hoop. Tu vois une petite bosse verte, puis une autre et t’as du mal à croire qu’il y a une maison en dessous… » Dans des régions comme celles de Pripiat, des villages entiers ont été ensevelis, maison par maison. « Et on était avec les gens qui ont habité là, et qui nous disent ‘ben ici y avait le boulanger, là y avait l’école…’ La dame qui s’est mise à pleurer en serrant le bouleau dans ses bras et nous disant ‘C’est mon mari qui l’a planté’. Ça a été son jardin, sa barrière, son potager et c’est fini. Ils vivent à une dizaine de kilomètres. Si loin si proche. À la place ils vivent dans des logements en blocs, où ils nous ont accueilli, à douze dans de tout petits appartements. »
Sortie de ces régions, la troupe est montée sur scène, a déjà joué la pièce en Europe et jusqu’au Japon et poursuit actuellement une tournée en France. De ces périples à l’Est de l’Europe, ils retirent l’espoir que leur pièce puisse donner envie à d’autres familles d’accueillir, le temps d’un été, des enfants exposés toute l’année aux radiations. La troupe poursuit d’ailleurs son compagnonnage avec l’association Les enfants de Tchernobyl. Dans ces rencontres avec les habitants de Braguine ou d’autres localités, ils puisent également l’envie de raconter et de jouer autant que possible les souvenirs des clairières de Biélorussie, leur vie au quotidien.
« On aimerait bien leur dire, ajoute Corentin Skwara, vous savez vous vous endormirez peut-être là-bas pour toujours mais votre histoire elle voyage, elle est avec nous. Elle est racontée sur scène en Belgique, en France, en Europe et quand tu nous dis que vous êtes allés vivre au Kazakhstan, ben on le dit. J’ai envie de dire à cette femme biélorusse, quand ton mari dit ‘Quitte à avoir des radiations, autant les avoir dans son pays’ eh ben on le dit ! On le dit tous les soirs sur scènes, ton histoire elle vit avec nous et elle est partagée tous les jours. J’aimerais qu’ils le sachent. »
Gwendal Piégais