Andrei Cușco : « En Moldavie, le projet impérial russe et le projet national roumain sont des produits d’importation »

L’actuelle Moldavie est l’héritière de l’ancienne région de Bessarabie, dont la possession a longtemps été revendiquée tant par la Roumanie que par la Russie puis l’Union soviétique. À l’occasion de l’élection présidentielle de 2020, retour sur la trajectoire historique de ce pays périphérique de l’Union européenne.

Entretien avec Andrei Cușco, professeur d’histoire à l’Université d’État « Ion Creangă » de Moldavie et auteur, en 2017, aux presses de l’Université d’Europe centrale de Budapest (CEU), de l’ouvrage A Contested Borderland. Competing Russian and Romanian Visions of Bessarabia in the Late Nineteenth and Early Twentieth Century. Propos recueillis par Matthieu Boisdron.

Le Courrier d’Europe centrale. C’est en 1812 que la Bessarabie est détachée de la principauté de Moldavie et passe sous domination russe. Pouvez-vous nous expliquer ce qui conduit à cette situation ?

Andrei Cușco. C’est effectivement en 1812 que le territoire qui sera plus tard connu sous le nom de Bessarabie, situé entre le Prut et le Dniestr, est séparé de la principauté de Moldavie. Cette situation est le résultat du traité de Bucarest signé entre l’Empire russe et l’Empire ottoman après une guerre qui a duré six ans, de 1806 à 1812. Il est important de préciser tout d’abord qu’il n’y a aucune réalité historique, avant 1812, d’une identité bessarabe particulière. D’ailleurs, pendant les premières années d’appartenance de la Bessarabie à l’Empire russe, il y a des différences profondes entre les différentes parties de la région.

La partie méridionale, entre le Danube, le Prut et le Dniestr, qui était déjà connue sous le nom de Bessarabie avant 1812, devient un espace de colonisation où cohabitent plusieurs communautés originaires au-dehors des frontières de l’Empire russe : allemande, bulgare, gagaouze et même une petite communauté venue de Suisse. Avant 1806, ce territoire était occupé par des Tatars qui ont été déportés par l’armée russe pour être installés plus à l’Est. C’est la raison pour laquelle cette région, en 1812, est déserte et colonisée par tous ces éléments étrangers qui sont attirés par les généreuses conditions offertes par l’Empire russe.

La Bessarabie est donc une production de l’Empire russe sans aucun précédent historique, qui reflète les intérêts russes dans cet espace.

La région centrale et la région septentrionale de la Bessarabie sont au contraire occupées par une population roumanophone et par de grands propriétaires fonciers connus sous le nom de « boyards ». Cette différence entre les deux parties de la Bessarabie va être fondamentale dans la trajectoire de cette région au moins jusqu’en 1830. Il faut avoir à l’esprit que l’ensemble de cette région, principauté de Moldavie comprise, est un espace frontalier qui est donc contesté entre divers centres de pouvoir. C’est déjà le cas avant 1812, et cela devient encore plus saillant après cette date. Cette configuration territoriale d’où naît la Bessarabie est donc une production de l’Empire russe sans aucun précédent historique, qui reflète les intérêts russes dans cet espace.

Comment se manifeste la tutelle russe sur la Bessarabie ?

Il y a une politique de russification qui s’intensifie tout au long du XIXe siècle. Avant les années 1830, qui constituent une borne chronologique essentielle, la frontière sur le Prut n’est pas encore définitivement fixée. Donc, la position de la Bessarabie à l’intérieur de l’Empire reste encore incertaine. La langue roumaine est encore largement employée dans l’administration même si le russe tend à s’imposer. Dans la seconde moitié des années 1830, l’administration, puis les élites, commencent à basculer vers le modèle russe, même si on ne peut pas proprement parler du phénomène de dé-nationalisation de la population roumanophone avant les dernières décennies du XIXe siècle. Pour autant, les institutions, qu’elles soient par exemple culturelles, scolaires ou ecclésiastiques, sont de plus en plus influencées par le russe, et la langue roumaine est progressivement marginalisée.

Cette russification prend différentes formes. Il y a celle qui est plus ou moins spontanée ou volontaire de la part des élites ; cela touche, essentiellement, l’élite nobiliaire qui se russifie assez rapidement et pour des raisons pragmatiques d’avancement et de mobilité sociale. En revanche, dans le monde paysan et les milieux populaires roumanophones, la russification ne progresse que très modérément. Les paysans, qui sont encore très peu alphabétisés, sont donc épargnés par le projet impérial russe, mais ils le sont aussi par le projet national roumain, qui se développe notamment à partir des années 1860. Jusqu’au début du XXe siècle, la Bessarabie reste en effet à l’écart du projet national roumain. C’est seulement à partir de la révolution russe de 1905-1907 qu’une presse roumanophone commence à se développer et que des militants nationalistes roumains commencent à apparaître.

Le projet impérial russe comme le projet national roumain sont donc en quelque sorte des produits d’importation.

C’est donc très tard, même en comparaison avec les autres périphéries russes de la région, européennes ou du Caucase, que la Bessarabie est atteinte par l’idéologie du nationalisme moderne. Le projet impérial russe comme le projet national roumain sont donc en quelque sorte des produits d’importation, ils viennent tous deux du dehors. C’est pourquoi leur résonance est très faible sur la majorité de la population de la province. Si on compare la situation locale à celle des provinces voisines de l’Empire austro-hongrois, comme la Galicie ou la Bucovine, on constate que celles-là ont réussi à établir, puis à manifester une identité provinciale assez forte. Même sur ce plan, celui de la construction d’une identité provinciale, la Bessarabie reste en marge. Une identité provinciale particulière ne se manifeste que sporadiquement.

On a donc une situation où la population est en général très loin d’être mobilisée dans un sens national ou dans une perspective ethno-culturelle. Le monde paysan roumanophone est bien plus sensible à l’influence des tendances d’extrême-droite venant de la Russie qui utilisent des mots d’ordre de fidélité à la dynastie régnante et à l’orthodoxie. C’est là que réside l’essentiel de la mobilisation politique des paysans bessarabes, quoiqu’elle en soit très faible.

Dans vos travaux vous parlez d’une compétition symbolique entre la Russie et la Roumanie tout au long du XIXe siècle autour de la Bessarabie. Pouvez-vous expliquer ce phénomène que vous décrivez ?

C’est le résultat de cette absence sur place de mobilisation ethno-culturelle que j’évoquais plus haut. Les deux centres qui revendiquent l’appartenance de la Bessarabie sont d’une part Saint-Pétersbourg, et d’autre part Bucarest. Cela signifie que la population locale est en grande partie exclue de ce processus de revendication et de construction identitaire. Ces projets sont ainsi formulés au-dehors. Et ce qui se joue, ce sont des conflits idéologiques et discursifs. C’est par exemple le cas en 1912, au moment de la célébration du centenaire de l’annexion de la Bessarabie par l’Empire russe. Il y a à ce moment un conflit direct entre les élites intellectuelles roumaines et russes sur le statut de la Bessarabie et son appartenance. Les intellectuels sont donc aux premières loges et ces débats n’occupent que quelques dizaines de personnes, pas davantage. Ces conflits se manifestent donc à travers des controverses ou des polémiques éditoriales, via la presse, des brochures ou des pamphlets. C’est une mobilisation par l’écrit et pas par l’action politique directe. Le terme de compétition ou de concurrence symbolique est donc selon moi le plus convenable pour décrire cette réalité.

D’une part, ce sont des conflits idéologiques marginaux au regard de l’implication de la population locale et d’autre part, c’est l’espace, le territoire, qui est au centre des débats bien davantage que le sort de ceux qui y vivent. Il y a une revendication qui invoque des droits historiques sur un territoire contesté. L’agency, comme disent les anglo-saxons, n’est pas du tout un enjeu. Il y a toutefois une exception très intéressante et une première tentative pour constituer une identité alternative pour cette population au début du XXe siècle, avant la Première Guerre mondiale. Cette initiative est liée à un ecclésiastique, l’archevêque russe de Bessarabie, Serafim Tchitchiagov, qui propose la reconnaissance d’une identité moldave distincte de l’identité roumaine. Il est donc en quelque sorte le précurseur des projets identitaires de plus grande ampleur qui seront avancés plus tard lors de la période soviétique. Son objectif est d’abord de lutter contre l’irrédentisme roumain et le séparatisme, qui est plutôt alors une construction mentale des bureaucrates russes qu’une menace réelle pour le statut de la Bessarabie au sein de l’Empire russe.

Serafim Tchitchiagov, vers 1920. Source : Wikimedia Commons.

La révolution bolchevique de 1917 constitue un tournant majeur pour la région qui mène ensuite au rattachement avec la Roumanie. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

C’est aujourd’hui encore un enjeu mémoriel très sensible en Moldavie. Les années 1917 et 1918 sont effectivement décisives pour la région du point de vue de sa construction identitaire. C’est surtout en effet après les deux révolutions russes de l’année 1917 que les voix jusqu’ici ténues des nationalistes roumanophones sont enfin entendues. Les projets concurrents qui étaient jusqu’ici cantonnés à la sphère discursive trouvent enfin un écho et un débouché politique.

À ce point, il y a plusieurs scénarios possibles pour la Bessarabie. Et en 1917, l’alternative qui semble la plus réaliste est le scénario autonomiste au sein de la république russe qui succède à la monarchie. Il s’agit dans le discours des contemporains d’une autonomie modérée continuant à lier étroitement la province à Pétrograd dans le cadre d’un régime devenu démocratique.

Carte ethnographique de la république démocratique moldave de Bessarabie en 1917. Ce document insiste sur la part majoritaire de roumanophones (2 millions de personnes). Source : Wikimedia Commons.

Le projet national roumain n’est pas du tout dominant pendant toute la première moitié de l’année 1917. C’est seulement après novembre 1917 et la prise du pouvoir par les Bolcheviques que les conditions changent radicalement. Les élites locales comprennent à partir de ce moment que la structure politique de l’État russe est en pleine dissolution. Face à la disparition du centre légitime du pouvoir, elles sont, un peu malgré elles, contraintes à envisager le projet national roumain comme une alternative réaliste. La menace de l’anarchie, notamment militaire, en raison du délitement de l’armée russe sur le front roumain, impose de prendre des décisions urgentes. Tout comme d’ailleurs la menace que font peser les nationalistes ukrainiens qui réclament la Bessarabie.

Cette conjugaison de facteurs pousse les élites locales, au début de l’année 1918, à proclamer l’indépendance de la république moldave et à appeler l’armée roumaine à venir sur place pour assurer le maintien de l’ordre public. Début avril 1918, est enfin proclamée l’union à la Roumanie par l’assemblée locale, le Sfatul Țării.

L’acte d’union de la Bessarabie à la Roumanie, adopté par le Sfatul Țării. Source : Wikimedia Commons.

Quelle est dans l’entre-deux-guerres l’influence de la question bessarabe dans la relation roumano-soviétique ?

Dans l’entre-deux-guerres, c’est la première fois que la Bessarabie surgit comme un problème sur la scène internationale. Le conflit symbolique russo-roumain qui concerne ce territoire avant 1917 change de nature.

D’abord, une partie importante de la population de Bessarabie n’accepte pas le rattachement à la Roumanie. Ce refus n’est pas d’ailleurs seulement le choix des non-roumanophones. Certains habitants sont soit toujours favorables au projet impérial russe, soit favorables au projet bolchevique. Des droits civils qui avaient été accordés en 1917, tel le suffrage universel, sont ensuite retirés après le rattachement à la Roumanie. Les femmes perdent par exemple le droit de vote. Le problème agraire, et surtout la question de la distribution équitable des terrains agricoles, est aussi essentiel. Le modèle centraliste de l’État roumain, inspiré d’ailleurs du modèle français, est également contesté. Toute autonomie locale, sur le plan administratif ou culturel, est refusée par le centre. L’État national roumain cherche ainsi à homogénéiser ses nouvelles périphéries. Cette tendance ne trouve pas un terrain très favorable en Bessarabie. Les élites locales, même les plus pro-roumaines, n’apparaissent pas comme un partenaire égal ou complètement digne de confiance aux yeux des élites nationales installées à Bucarest. Comme avant, sous la domination russe, la population locale n’est point un participant actif ou impliqué dans le projet national roumain.

Mais la contestation la plus problématique vient en effet du dehors, de Moscou, qui n’a jamais accepté la perte de la Bessarabie et n’a pas reconnu juridiquement l’union avec la Roumanie. L’URSS cherche donc autant que possible à déstabiliser l’autorité roumaine dans la province. En septembre 1924, une tentative d’insurrection paysanne d’inspiration bolchevique éclate en Bessarabie roumaine, dans la petite ville de Tatarbunar. Moscou appuie militairement et financièrement les groupes communistes, qui sont très actifs tout au long de l’entre-deux-guerres. La propagande communiste vise aussi les communautés juive ou ukrainienne. Un mois plus tard, en octobre 1924, une petite république socialiste soviétique autonome moldave est constituée au sein de la république socialiste soviétique d’Ukraine, à proximité immédiate de la nouvelle frontière avec la Roumanie, le long du Dniestr.

L’échec de la Roumanie dans la modernisation économique et sociale de ce territoire favorise d’ailleurs la propagande communiste et affaiblit concomitamment l’efficacité du contrôle par l’État central roumain. La Bessarabie est d’ailleurs à cette époque administrée sous le régime de l’état de siège. C’est là le symptôme de l’impossibilité pour la Roumanie de s’attacher étroitement cette nouvelle province et de la convertir au projet national roumain. Les aspirations de la Roumanie se heurtent aux réalités d’un territoire qui demeure multiethnique et qui reste le plus sous-développé sur le plan économique de toute la Grande Roumanie. Culturellement, on peut constater que la situation est similaire, même si on relève néanmoins certains succès sur le plan de l’alphabétisation, par exemple. Cette situation explique aussi les progrès impressionnants que réalise dans l’entre-deux-guerres l’extrême-droite représentée par le mouvement légionnaire de Corneliu Codreanu.

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Comment évolue ce territoire pendant la Seconde Guerre mondiale puis lors de la guerre froide ?

Au moment de la Seconde Guerre mondiale, la Bessarabie change de tutelle à trois reprises. En juin 1940, elle est rattachée à l’Union soviétique suite à l’ultimatum adressé par le gouvernement soviétique au gouvernement roumain. En raison du contexte politique et de son isolement sur la scène internationale, ce dernier cède la province sans combattre. En juin 1941, la Roumanie, coalisée à l’Allemagne, envahit l’URSS et récupère la Bessarabie. Pendant les trois années suivantes, la Bessarabie possède un statut très particulier au sein de la Roumanie autoritaire dirigée par le général ultra-nationaliste Ion Antonescu. La province n’est pas en effet réintégrée sur les mêmes bases qu’en 1940. Elle est administrée militairement. L’administration civile régulière n’est pas réinstallée. La Bessarabie est également le théâtre des atrocités commises contre la population juive. Une partie de la population locale participe d’ailleurs directement à ces crimes. Les autorités roumaines constituent même au-delà du Dniestr une zone d’occupation en Transnistrie où sont exécutés en masse juifs et tziganes.

La Bessarabie sort donc du conflit très traumatisée en raison de ces massacres mais aussi en raison des opérations militaires qui se déroulent sur son sol en 1944. En août, la capitale, Chișinău, est reconquise par l’Armée rouge. La Moldavie entre alors définitivement dans la sphère d’influence soviétique. Elle devient une des républiques soviétiques périphériques de l’URSS. Sa trajectoire est donc similaire à celle des autres territoires rattachés à l’Ouest de l’Union soviétique : pays baltes, Ouest de l’Ukraine, Ouest de la Biélorussie. À la différence néanmoins de ces autres républiques soviétiques, en Moldavie il n’y a pas un important mouvement national de résistance luttant par les armes contre les autorités soviétiques et que l’on retrouve dans toute la périphérie occidentale de l’Union soviétique jusque dans les années 1950. Cette résistance existe en Moldavie, les archives ouvertes récemment l’ont révélé, mais elle reste plutôt modeste. La république socialiste soviétique de Moldavie est, tout au long de la guerre froide, une république calme.

Pendant la guerre froide, le paysage économique et social de la Moldavie évolue sensiblement. Ses frontières ont été un peu retouchées et englobent désormais partiellement le territoire de l’ancienne république autonome constituée en 1924 au sein de la république ukrainienne, c’est-à-dire avec des territoires qui s’étendent au-delà du Dniestr. D’ailleurs, les territoires du nord et du sud de l’ancienne Bessarabie (les districts de Hotin, Ismail et Akkerman / Belgorod-Dnestrovsk, avec une majorité ukrainienne) sont rattachés à l’Ukraine. La partie bessarabienne de la Moldavie soviétique est, elle, plutôt rurale, agricole, et roumanophone. La partie transnistrienne, c’est-à-dire « au-delà du Dniestr », est plus industrialisée et bien plus russophone. Il y a donc schématiquement cette « répartition du travail » entre la rive droite et la rive gauche du Dniestr.

Les évolutions démographiques sont notables. Même dans la partie bessarabienne, on trouve des communautés russophones importantes au Nord. Les communautés gagaouze et bulgare au Sud revendiquent une proximité culturelle et linguistique avec les Russes. La population juive, partiellement exterminée pendant la guerre, continue par ailleurs de diminuer en raison de la forte émigration qui la touche. La présence proprement russe, enfin, se renforce. Des Russes s’installent en Moldavie. Il s’agit surtout d’ouvriers qualifiés ou de bureaucrates. En 1989, le dernier recensement soviétique estime que 65 % de la population de la Moldavie est encore roumanophone. Les éléments ukrainien et russe sont, quand même, en forte progression. Chacun d’eux représente plus de 10 % de la population.

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Du point de vue culturel ou national, la période soviétique est ambiguë. De 1944 jusqu’au début des années 1960, les Soviétiques cherchent à introduire ce projet alternatif moldave que j’ai évoqué plus haut. Il s’agit en fait de construire une nation moldave distincte de la nation roumaine. Les éléments clefs de ce projet identitaire viennent de la Transnistrie soviétique de l’entre-deux-guerres. Il s’établit sur la base d’une langue moldave qui prétend être distincte de la langue roumaine. C’est donc un projet très ambitieux de construction linguistique qui ne réussit que partiellement dans l’entre-deux-guerres et qui est remis au goût du jour et transféré dans la partie bessarabienne après 1944 par les responsables soviétiques moldaves et par les intellectuels qui les servent. Il s’agit de le propager et de l’établir fermement dans le système éducatif.

La langue moldave est complètement modelée sur la langue roumaine.

Le résultat est toutefois très inattendu du point de vue soviétique. À la fin des années 1950, les intellectuels moldaves, qui sont très loyaux au régime mais qui avaient été éduqués en Roumanie pendant l’entre-deux-guerres, réussissent en effet à vaincre les intellectuels transnistriens engagés dans une construction identitaire moldave qui réclamait une opposition totale au projet national roumain. Les intellectuels moldaves parviennent ainsi à aboutir à un compromis. La dernière réforme linguistique de 1957 établit un standard linguistique accepté par tous où, même si l’alphabet demeure le cyrillique, la langue moldave est complètement modelée sur la langue roumaine. Beaucoup d’intellectuels moldaves s’inscrivent donc dans le sillage de leurs homologues roumains et militent pour la réhabilitation de l’héritage littéraire roumain en Moldavie. La réalité linguistique et culturelle se trouve donc en décalage avec le narratif soviétique officiel.

C’est là la différence fondamentale entre la période tsariste et la période soviétique. Comme je l’ai déjà dit, même si la russification atteint les élites avant 1918, elle ne touche pas la majorité de la population. Malgré les progrès de la russification après 1944, le projet identitaire moldave s’adresse à tous et a vocation à concerner toute la population. Si ce processus d’indigénisation ou de korénisation, initié dans l’entre-deux-guerres, s’accentue, il prend dans les faits la forme d’un processus de roumanisation déguisé.

La Moldavie ne constitue donc pas un enjeu pendant la guerre froide. Son importance demeure marginale. Elle n’est pas un enjeu de la concurrence entre les deux blocs. Pour autant, la Moldavie elle-même change beaucoup. Elle s’industrialise et s’urbanise. L’alphabétisation progresse nettement pour la première fois de son histoire. La société moldave se sécularise et développe ses propres ruptures culturelles.

L’éclatement du bloc soviétique et la déclaration d’indépendance de la Moldavie en 1991 suscitent de nouveaux remous dans la région. De quel ordre sont-ils ?

Malgré la faiblesse structurelle de la mobilisation nationale en Moldavie, elle participe et contribue au processus de dislocation de l’URSS. Soudainement, elle emprunte un chemin analogue à celui emprunté par l’Ukraine, les pays du Caucase et les pays baltes. Les intellectuels roumanophones sont très visibles dans ce contexte d’émancipation nationale. En 1991 et 1992, le gouvernement moldave est certes dominé par les nationalistes ; c’est-à-dire par ces intellectuels roumanophones et leurs relais politiques. De leur part, il y a une volonté de nationaliser rapidement et radicalement l’espace public. On débaptise par exemple en nombre les rues et les places. La mémoire collective est bombardée de révélations du passé national moldave et roumain. Le système éducatif est lui aussi nationalisé.

Pour autant, malgré les manifestations et les rassemblements, cela ne signifie pas que la population est largement mobilisée par ces enjeux nationaux et politiques. Cette mobilisation est suffisante toutefois pour susciter la réaction des Transnistriens et des Gagaouzes ; c’est-à-dire des mouvements séparatistes antinationalistes et pro-russes qui s’opposent à ce projet de construction nationale moldavo-roumain. Les tensions conduisent à la guerre ouverte du printemps et de l’été 1992 avec les Transnistriens qui établissent leur indépendance de fait.

Soldats russes gardant la frontière entre la Moldavie et la Transnistrie à Dubăsari, en juillet 2014. Photographie : Clay Gilliland (Source : Wikimedia Commons).

La mobilisation nationale moldave roumanophone du début des années 1990 marque donc très vite le pas et finit par disparaître, malgré les discussions intenses de l’époque au sujet d’un potentiel rattachement à la Roumanie. Le phénomène nationaliste moldave est donc resté assez superficiel et n’aurait sans doute eu véritablement des chances de succès que si la Russie avait succombé à l’époque. Dès 1994, les élites politiques qui conquièrent le pouvoir sont, schématiquement, anti-nationalistes. Il y a un compromis tacite qui s’établit entre les intellectuels nationalistes et le régime politique qui suit, en général, un cours plus prudent. Ce compromis fonctionne plus ou moins jusqu’aux élections de 2001, à l’occasion desquelles les communistes retrouvent le pouvoir et tentent de revitaliser le projet nostalgique pro-russe. Très rapidement, les communistes eux-mêmes, qui restent au pouvoir jusqu’en 2009, sont contraints de restaurer ce compromis tacite par les intellectuels et les élites favorables au projet national.

Le phénomène nationaliste moldave est donc resté assez superficiel

La Moldavie est aujourd’hui tiraillée entre ses aspirations pro-européennes et son lien avec la Russie. Elle est aussi confrontée à des tentations autonomistes, voire séparatistes en Gagaouzie et en Transnistrie. Elle rencontre enfin des difficultés démographiques et économiques. Comment voyez-vous l’avenir du pays et notamment la question du rattachement à la Roumanie ?

Pour tout dire, je suis assez réticent à faire des pronostics, mais je vais quand même essayer d’évoquer quelques pistes de réflexion. Il faut avoir à l’esprit que la société moldave est une société très polarisée, surtout du point de vue de la mémoire collective. Les guerres de mémoire sont ici très actives. Dans ce cadre, il y a trois moments névralgiques : le moment du rattachement à la Roumanie en 1918, le moment de l’occupation soviétique en 1940 et enfin le moment de l’indépendance en 1991.

La crise démographique, l’émigration massive, ou encore les difficultés économiques et sociales sont devenues des enjeux existentiels plus vitaux pour la Moldavie.

La mobilisation identitaire se concentre donc sur ces moments historiques qui, assez naturellement, débordent dans le débat public surtout lors des consultations électorales. Toutefois, la virulence des polémiques est moins forte aujourd’hui qu’elle ne l’était dans les années 1990 et au commencement des années 2000. La crise démographique, l’émigration massive, ou encore les difficultés économiques et sociales sont devenues des enjeux existentiels plus vitaux pour la Moldavie. Beaucoup de ses citoyens voient également la Moldavie comme un État failli. C’est pourquoi, paradoxalement, les questions identitaires sont passées en second plan. Mais la polarisation est encore très évidente.

La question de l’union à la Roumanie découle de tout cela. Le discours unioniste était encore jusqu’à peu très chargé, très polémique et très émotionnel. Ce que j’observe récemment – depuis environ cinq ans – c’est un changement de ton au sujet du discours unioniste. La Roumanie n’est plus vue soit comme l’ennemie existentielle, soit comme la mère-patrie naturelle qui apporterait la réponse à tous les maux et toutes les difficultés de la Moldavie. La Roumanie, en revanche, apparaît de plus en plus comme une alternative crédible et viable pour un État moldave instable et appauvri. Si la Roumanie n’est pas elle-même complètement stabilisée et est encore ponctuellement secouée par des crises politiques, elle semble évoluer dans la bonne direction. Les initiatives citoyennes roumaines contre la corruption, l’écho de cette exigence dans le système judiciaire et administratif ont positivement marqué la société moldave, y compris chez les russophones qui sont traditionnellement très hostiles à la Roumanie. S’il persiste encore beaucoup de clichés et de stéréotypes sur la Roumanie, le projet unioniste peut gagner des partisans en faisant preuve de pragmatisme et en mettant en avant les bénéfices d’un rapprochement potentiel. Pour le moment, ce n’est pas encore le cas. Le projet unioniste s’acharne à mobiliser ses adhérents par des slogans très émotionnels et radicaux du point de vue identitaire, ce qui contribue à limiter son influence. À ce stade, ce projet est donc encore utopique, même s’il peut mobiliser à terme un segment assez large de la population. Une part croissante de la jeunesse moldave a été éduquée et formée dans les universités roumaines. Par conséquent, elle peut être plus réceptive à ce discours.

Andrei Cușco

Andrei Cușco est professeur d’histoire à l’Université d’État « Ion Creangă » de Moldavie.