Blaha Lujza tér est une fausse place, née de la destruction du vieux théâtre de Pest en 1965. Mais un vrai carrefour, là où se croisent le jour le centre-ville et la banlieue, les Pesti de la classe moyenne citadine et les cigány des faubourgs. Une sorte de Cour des miracles où se toisent le soir venu les csöves (sans-abri), les földönfutó (marginaux) et les koldus (mendiants).
Blaha Lujza tér – « Blaha » pour les gens de la rue – est un accident de l’Histoire tourmentée de Budapest. Un traumatisme du même ordre que les Halles de Paris après la destruction des pavillons Baltard et le creusement du « forum » et de la gare RER. Car Blaha Lujza tér est née d’un calcul malheureux des ingénieurs chargés du métro 2, lesquels avaient pensé que le magnifique Théâtre national – ancien théâtre de Pest – ne résisterait pas aux vrombissements du trafic sous-terrain. Fortement fragilisé en 1956 lors de l’insurrection de Budapest, l’édifice fut donc sacrifié sur l’autel du transport moderne.
Il y avait bien une petite placette qui portait le nom du « rossignol national » Lujza Blaha avant 1965. Construite lors des travaux d’aménagement du grand boulevard (nagykörút), elle était devenue le symbole de la modernité que les Budapestois avaient atteint au début du XXe siècle. Le Théâtre national y côtoyait les grands magasins Corvin – façon Boucicaut – et la « maison de la Presse » (Sajtóház), dans une ambiance sans doute proche du quartier parisien de la Chaussée d’Antin, dans le 9e arrondissement. Blaha Lujza tér était surtout la véritable entrée de Népszínház utca – qui allait alors de l’autre côté du nagykörút – et de toute la vie de cabaret qu’on trouvait dans le faubourg de Józsefváros. Le quartier général des Roms musiciens, des chiffonniers juifs de Teleki tér et des filles de joie.
L’achèvement des travaux du métro transforma la placette en une grande station d’échange sur trois niveaux. Le niveau du métro, particulièrement profond à Budapest ; celui des tramways 4 et 6 et du carrefour routier en surface ; et enfin celui des piétons, juste sous la chaussée, conçu pour passer d’un moyen de transport à l’autre mais aussi traverser les voies sans risquer de se faire écraser. Un vaste square, doublé d’un parking, fut aménagé à la place du théâtre, sans pour autant convaincre les habitants de ses qualités récréatives. A partir des années 1990, il devint progressivement le point de rencontre de nombreux sans-abri de Budapest en raison du passage, des nombreux bancs disponibles ainsi que des voies piétonnes sous-terrain où les cartons de fortune et les pleds mités aident à passer l’hiver. C’est d’ailleurs à Blaha Lujza tér que l’on pouvait voir ces distributions géantes de nourriture, pratique limitée par très conservateur maire István Tarlos, mais qui sert toujours le 31 décembre comme thermomètre de la pauvreté.
(Ci-dessous le très court-métrage de Béla Tarr, filmant une distribution de nourriture équivalente, sans doute du côté de la gare Nyugati)
De nos jours, les sans-abri n’ont pas disparu du paysage et de nombreux d’entre eux meurent frigorifiés faute de prise en charge par les pouvoirs publics. Le matin et le soir, Blaha Lujza tér est désormais le territoire des travailleurs pendulaires qui viennent dans le centre puis regagnent leur banlieue grâce au métro 2 ou aux trams oranges qui filent vers l’Est. La journée, on y voit ces foules qui ne se mêlent jamais : d’une part, les jeunes Roms, Nigérians et Chinois qui surveillent l’entrée de Népszínház utca juste devant le McDonald’s, en trifouillant leur téléphone ; d’autre part, les jeunes actifs qui font leurs courses au H&M du centre commercial Europeum ou qui mangent sur le pouce du côté de Somogyi Béla utca. La nuit, les mendiants, ivrognes et étudiants Erasmus titubant tous autant qu’ils sont entre les colonnes du métro en sous-sol, les kebabs en surface, le tout dans une odeur persistante de pisse.
Si l’opportunité de détruire le Théâtre national pour en faire cette Cour des miracles est encore un sujet de débat entre les ingénieurs, la question de la transformation définitive de ce carrefour en place « digne de ce nom » agite quant à elle les décideurs politiques. De nombreux projets paysagés ont été conçus ces dernières décennies, sans qu’aucun ne s’impose réellement. Blaha Lujza tér restera sans doute encore quelques temps ce concentré de Pest que beaucoup adorent détester, comme si ce lieu racontait mieux que n’importe quel autre les heurs et malheurs de la ville-monde qui a failli égaler Vienne. Quels que soient les desseins que lui prêtent certains, profitons-en encore un peu, avant que la pluie ou la javel ne viennent laver ses crachats.