Qui a peur de l’équipe nationale roumaine dans cette Coupe du monde de rugby 2023 ? Pas grand monde évidemment. Pourtant, cela n’a pas toujours été le cas. Pendant la période communiste, le régime roumain avait fait du rugby un de ses sports de prédilection et grandement investi pour faire des « Chênes » une équipe de rang international, avec succès.
Jeudi 24 mai 1990, ce jour de l’Ascension prend des allures de descente aux Enfers pour le XV de France. Dans le stade Moulias d’Auch, les Bleus se prennent une sévère déculottée face à la Roumanie : 6 à 12 pour les visiteurs, emmenés par un Gelu Ignat aux pieds d’argent qui marque seul tous les points roumains, dont – à l’aise – un drop à la 72e minute. Les Français rentrent au vestiaire bien penauds, se font passer un savon par l’entraîneur Jacques Fouroux, et peuvent entendre les applaudissements du public gersois à l’attention des Chênes roumains, héros du jour.
Le scénario semble inconcevable aujourd’hui. À l’époque, pas du tout. Les Chênes de 1990 sont les héritiers de l’âge d’or du rugby roumain. Sous l’égide du régime communiste, le XV des Carpates a joué dans la cour des grands pendant près de vingt ans. L’équipe a fait la nique aux Britanniques, et a fessé régulièrement les Français. Infatigables et disciplinés, ils furent longtemps la seconde nation européenne et latine du rugby, bien plus que l’Italie. Retour sur un épisode emblématique du sport communiste : l’envol et la chute du rugby roumain.
Battre les Occidentaux à leur propre jeu… pour mieux les approcher
Le rugby roumain n’est pas né avec l’avènement du communisme. Introduit dans le pays au début du XXe siècle via la France, le sport s’est rapidement structuré avec un championnat de bon niveau, des clubs solides, et une équipe nationale qui affiche quelques succès au compteur. Contre toute attente, c’est finalement le parti communiste roumain (PCR) qui emmène le rugby vers son âge d’or après la seconde guerre mondiale. Difficile de déterminer les raisons qui ont conduit le PCR à se saisir de ce sport peu populaire à l’Est, mais le fait de disposer d’une structure sportive déjà importante, d’une équipe et de clubs performants a dû bien évidemment peser dans la balance.
Malgré la conception, répandue dans le pays à l’époque, du rugby comme sport élitiste pratiqué par la bourgeoisie et les pays anglo-saxons, soit les pires des capitalistes, le PCR a su s’approprier un appareil préexistant et le perfectionner. Dans les faits, le rugby roumain n’était pas si éloigné du prolétariat, et si les principaux clubs rassemblaient effectivement plutôt une population bourgeoise, il existait également un certain nombre d’équipes plus ou moins amatrices réunies autour de fédérations ouvrières.
Parmi elles, une en particulier jouera un rôle crucial dans l’appétence du régime pour le rugby : celle de l’usine des chemins de fer roumains du quartier de Grivița de Bucarest. Maître de conférence en histoire à l’université de Bucarest, Constantin Pompiliu-Nicolae raconte : « Les rugbymans de Grivița prirent toute leur part à la grande grève de l’usine de 1933, qui s’acheva par un échec et par l’emprisonnement de plusieurs joueurs grévistes, parmi lesquels Gheorghe Gheorghiu-Dej ».
Secrétaire général du PCR de 1944 à 1965, homme fort du pays, et rugbyman amateur lui-même, son rôle dans l’élévation du rugby au rang de sport communiste par excellence est central, bien plus que celui de Ceaușescu après lui, contrairement à une idée reçue. « Le club Grivița a été largement utilisé ensuite comme objet de propagande par le régime. À l’époque, il s’agissait de mettre en avant des figures sportives de travailleurs héroïques, et la grève de 1933 cochait toutes les cases, y compris l’implication de Gheorghiu-Dej lui-même. Le rugby étant perçu comme un sport élitiste, le régime s’est logiquement servi de ce type d’évènement pour encourager le développement de clubs ouvriers » poursuit M. Pompiliu-Nicolae.
« En URSS, le rugby a été tout de suite mis à l’index en tant que sport bourgeois. Pour la Roumanie, c’était donc certes une niche, mais aussi une manière d’exceller sans partage face à leurs alliés est-européens »
Le rugby permet donc de rivaliser avec l’Ouest à « son » propre sport, mais aussi de l’approcher. Robert Adam, docteur en science politique à l’université de Bucarest, explique : « Le rugby est vu comme un sport particulièrement occidental. Mais en jouant la rivalité avec les XV de l’Ouest, il permet aussi de soutenir la démarche de rapprochement avec l’Occident entamée par la Roumanie dans les années 1960. Il est autant un espace de confrontation Est-Ouest qu’une plate-forme de rencontre. À l’époque, performer au rugby c’était aussi maintenir le lien culturel, notamment avec la France. »
Une anecdote humoristique ayant eu lieu à l’occasion d’un déplacement exceptionnel de Ceaușescu à Toulouse pour des raisons commerciales en 1970, illustrerait le lien entre le rugby et la politique d’ouverture à l’Ouest de la Roumanie. En réponse au maire Louis Bazerque qui évoque la récente défaite d’une équipe locale face à un club bucarestois, le Conducător s’excuse, taquin : « Je vous présente toutes mes excuses. Si j’avais su que je viendrais à Toulouse, j’aurais pris toutes les dispositions pour que votre équipe ne soit pas battue ».
La Roumanie se plait en effet à se donner une image d’électron libre dans un bloc de l’Est souvent rigide, en témoigne la réprobation par Ceaușescu de l’intervention des troupes du pacte de Varsovie à Prague en 1968. Dans ce contexte, le sport devient un objet politique de première importance pour le PCR, alors que les marges d’autonomie vis-à-vis du grand frère soviétique sont étroites. « En URSS, le rugby a été tout de suite mis à l’index en tant que sport bourgeois. Pour la Roumanie, c’était donc certes une niche, mais aussi une manière d’exceller sans partage face à leurs alliés est-européens » continue M. Adam. En effet, alors que l’immense gymnaste Nadia Comăneci a été confrontée à ses rivales soviétiques durant toute sa carrière, le XV des Carpates est empereur en son royaume tout au long de la guerre froide, et ne disputa son premier match face à la Russie qu’en 1992, une victoire évidemment.
Un âge d’or rouge sous une chape de plomb grise
Pour faire monter en puissance son XV, le régime de Bucarest enfonce allègrement la noble tradition amatrice du rugby, et professionnalise clandestinement son équipe. Les bons joueurs amateurs sont vite repérés et systématiquement intégrés à l’appareil d’État via les usines, la police, l’armée, ou la Securitate (la police secrète), et jouent à temps plein dans les clubs respectifs de ces institutions. Bénéficiant du soutien des services de sécurité, les Chênes disposent d’un matériel de pointe pour préparer les matchs et s’entraîner, et ne sont donc amateurs que sur le papier. Ancien demi-d’ouverture du XV de France, Bernard Viviès, se rappellera du niveau des Roumains des années plus tard au micro de France Bleu : « En termes d’entraînement, les Roumains étaient quasiment professionnels : ils appartenaient tous au Steaua [ndr : club affilié à l’armée] et ils pouvaient s’entraîner tous les jours. C’était des garçons accrocheurs et des matchs très difficiles ». À titre de comparaison, les Français s’entrainaient à l’époque environ trois ou quatre fois par semaine.
Mais cette structuration du rugby par la Securitate permet aussi de garder un œil permanent sur les rugbymans, qui sont étroitement surveillés. La frontière entre officiers de sécurité et joueurs est parfois ténue, tandis que l’espionnage est permanent, dans et hors des terrains et des frontières. À l’instar des milieux intellectuels ou politiques roumains établis à l’étranger (on pense à Virgil Tanase), les sportifs passés à l’Ouest demeurent ainsi sous surveillance jusqu’à la chute du régime, comme le sera l’ancien international Alexandru Penciu dit « Alexandre le Grand », resté en Italie à l’issue d’un déplacement en 1969 et devenu entraîneur d’Oyonnax.
Les méthodes du régime portent leurs fruits, et le XV des Carpates devient rapidement une excellente sélection. Du fait de l’Histoire, la France fait office de sparing partner : un an sur deux, les Chênes font le déplacement en France, où ils tentent de prouver la supériorité de l’homme rouge. Les Bleus retournent la politesse et s’aventurent régulièrement au stade Giuleşti de Bucarest. Là, ils disputent des matchs âpres et intenses : pour les Français, c’est une rencontre qui provoque moins d’enthousiasme que les déplacements à Dublin ou au temple de Twickenham, et les Bleus traînent parfois la patte sur le chemin du stade. Mais pour les Roumains, c’est le match de l’année. Chauds bouillants, ils attendent l’éternel cousin-rival avec impatience pour tenter de lui mettre la dérouillée qu’il mérite.
La Sixième Nation ?
Dans l’enceinte du Giuleşti, les locaux imposent un rugby pas toujours artistique mais rugueux et combatif, avec un paquet d’avants agressifs. L’ambiance n’est pas au beau fixe et on est loin des férias du dimanche à l’occitane ou à la gasconne : au vestiaire comme dans les gradins ça caille sec, la Securitate quadrille un stade épars, rempli de militaires et des familles de joueurs, pas de fanfares, on applaudit les essais des nationaux, pas un bruit pour les Français. Même dans cette période de forte popularité, le rugby roumain opère sous une chape de plomb et ne génère pas autour de lui une liesse populaire style troisième mi-temps joviale et décontractée.
Mais les résultats parlent pour eux : en plus d’avoir joui d’un record d’invincibilité encore jamais égalé, avec vingt-cinq victoires d’affilée de 1959 à 1964, le XV des Carpates s’offre huit victoires contre les Français entre 1960 et 1991, dont une authentique rouste (15-0) en 1980. Les anglo-saxons passent aussi à la moulinette marxiste-léniniste : les Gallois se font réchauffer les côtes en 1983 (24-6), tandis que les Écossais auréolés d’un Grand Chelem 1984 sont sévèrement refroidis (28-22). Consécration, la Roumanie est couronnée cinq fois « championne d’Europe » (dans le tournoi FIRA parallèle aux Cinq Nations, auquel participe tout de même la France mais certes pas les anglo-saxons).
À l’époque, la presse voue le XV des Carpates à un avenir mondial et continental.
Mais le grand moment, c’est le choc de 1981 : les tous-puissants All Blacks font escale en Roumanie pour leur unique test-match en Europe orientale. Sur la pelouse du Dinamo Bucarest, les Roumains sèment la pagaille dans les rangs kiwis, et les néo-zélandais sont déboussolés par cette équipe inattendue qui joue vite et bien, et surtout qui en veut. La sélection à la fougère finit victorieuse mais s’est fait peur : 14-6, avec un petit coup de pouce d’Alan Hosie, l’arbitre écossais qui refuse deux essais aux hôtes du jour, dans ce qui n’est alors pas encore appelé une « joubertade ».
À l’époque, la presse voue le XV des Carpates à un avenir mondial et continental. Seront-ils la Sixième Nation ? Sur le terrain, ils le mériteraient, sur le papier c’est plus compliqué, car les Chênes sont coupables du crime de professionnalisme déguisé, la pire des tares dans le rugby des années 1960-1980. « Il n’y a pas de preuves formelles que la question se soit posée en vérité, relativise toutefois Robert Adam. Plusieurs obstacles se dressaient en face de la Roumanie. Pour commencer, le tournoi se joue en hiver une saison particulièrement rude en Roumanie qui ne facilitait pas les conditions de jeu. À titre indicatif, le championnat de foot roumain était en trêve dès la mi-décembre et jusqu’à la fin février. Deuxièmement, les nations britanniques n’étaient pas convaincues de l’utilité d’inviter la Roumanie avec laquelle ils n’ont commencé à jouer qu’à la fin des années 1970, au moment même où l’image du régime commençait à se dégrader, il n’y avait donc plus trop d’enjeu politique. Enfin, la Roumanie manquait un peu de stabilité dans la performance : malgré les grands succès contre les Écossais et les Gallois, elle n’avait pas encore battu les Irlandais ou les Anglais. »
1989 : la mêlée s’effondre avec le communisme
Les Roumains sont tout de même invités aux premières coupes du monde où ils ne battent que le Zimbabwe au mondial 1987, et manquent une occasion en or de se qualifier en quarts en 1991 (défaite contre un Canada plus combatif qu’aujourd’hui). Un dernier coup d’éclat face aux Français à Auch donc, et puis c’est la fin : le rugby roumain ne se remettra pas de la chute de son principal sponsor, le parti communiste. Dans une révolution courte mais chaotique, marquée par la violence et le désordre, le rugby passe au second plan.
Le sport favori de Gheorghiu-Dej est doublement victime : d’abord du parti communiste, puis de sa chute. Plusieurs rugbymans sont assassinés par les forces de sécurité durant les jours de la révolution roumaine de décembre 1989, dans des conditions souvent troubles, à l’image de Florică Murariu, emblématique capitaine des Chênes et pourtant officier dans l’armée lui-même. Ces pertes de joueurs porteront un coup dur au XV des Carpates qui ne les remplacera pas et dont la qualité de jeu en pâtira. Mais surtout : le rugby est désormais perçu comme un sport de militaires et de policiers, soit les auxiliaires du pouvoir, une fin ironique pour un sport initialement pointé du doigt comme celui des bourgeois. L’opinion publique rejette tout ce qui a trait de près ou de loin au régime, et se désintéresse logiquement de sa sélection nationale qui perd en niveau.
Le passage au professionnalisme achève le championnat national : bientôt les bons éléments roumains désertent le pays et vont jouer dans des fédérations leur permettant de vivre de leur passion, notamment en France comme pour boucler la boucle. Le rugby rouge, quasiment professionnel en son temps, ne se remet pas du passage à l’économie de marché. « 1995 c’est la fin, déplore M. Adam. Les règles ont changé à la défaveur des petites nations, la mêlée a perdu son énorme importance d’autrefois, les modes de plaquages ont changé… Le XV des Carpates était très fort dans le jeu sans ballon, il ne jouait pas sur le dynamisme et les trois quarts, c’était une équipe de combat. Les Chênes étaient solides dans la mêlée et la conquête, un style de jeu qui ne correspondait plus tellement à la nouvelle conception du rugby. »
Le rugby roumain ne retrouvera jamais sa vista communiste. Si la traversée du désert des années 90 et 2000 est bel et bien terminée, l’équipe actuelle ne peut pas prétendre aux mêmes succès que ses prédécesseurs. Depuis un dernier titre en 2017 au Tournoi FIRA, la Roumanie n’a plus vraiment brillé. À cette douloureuse déconfiture s’ajoutent des dieux du rugby cruels : pour cette Coupe du monde 2023, la Roumanie est tombée dans la « poule de la mort » face à la meilleure équipe au classement World Rugby, l’Irlande, et à la tenante du titre, l’Afrique du Sud.
Les Roumains ne sont pas « ostalgiques » du rugby de l’ère communiste, et préfèrent regarder vers l’avenir. Reste qu’aujourd’hui le rugby roumain stagne, voire pire régresse. Après s’être fait salement chourrer le stade Arcul de Triumpf en 2020 par l’équipe nationale de foot, pourtant pas flamboyante non plus, les Chênes peinent à attirer des investissements publics et à générer un engouement populaire. Pour Robert Adam, la situation est désormais bloquée par le fonctionnement du rugby mondial : « Il y a aussi une responsabilité des nations majeures dans le déclin et la non-émergence des petites nations. Le rugby est devenu très élitiste, et les contacts entre nations majeures et mineures sont peu fréquents au niveau national, comme au niveau des clubs. Une logique commerciale a pris le pas dans le fonctionnement du rugby, et ce n’est donc pas uniquement la Roumanie qui est devenue mauvaise, ce sont aussi les autres qui sont devenus très forts. À l’époque, la Roumanie était devenue bonne parce qu’elle jouait avec la France, aujourd’hui on ne se confronte aux grandes nations qu’une fois tous les quatre ans… »
Si la fédération roumaine n’a pas encore trouvé la solution à ce casse-tête sportif, elle a désormais les yeux rivés sur le prochain objectif : à tout prix, se qualifier pour la prochaine fête de Webb-Ellis en 2027, pour éviter une ultime dégringolade.