Pour la « Pâques des Morts », les Moldaves viennent déjeuner au cimetière

En Moldavie, on célèbre la « Paşte Blajinilor » les dimanche et lundi qui suivent la Pâques orthodoxe. Les familles se sont retrouvées au cimetière dimanche 1er mai pour partager un repas en mémoire des défunts, malgré une atmosphère tendue en raison du conflit ukrainien. Reportage à Chisinau en compagnie d’un homme de Transnistrie qui vient tout juste de quitter la région séparatiste après les attaques des 25 et 26 avril.

Il est midi et les bus arrivent les uns après les autres aux cimetières Doina et Saint-Lazare de Chisinau, la capitale moldave. Des dizaines et des dizaines de personnes en sortent et se dispersent entre les tombes avec, à la main, des fleurs, des gâteaux et du vin fait maison. Une semaine après la Pâques orthodoxe, les Moldaves se retrouvent pour la « Paşte Blajinilor », la « Pâques des Bienheureux », des « Bons », ou la « Pâques des Morts. » Ils viennent en famille et se rassemblent pour amener la pomana, nourriture du défunt dans la religion orthodoxe, puis pour déjeuner, boire un verre, et célébrer la vie des personnes décédées. Cette tradition religieuse est fêtée dans plusieurs pays orthodoxes d’Europe orientale, notamment dans la région moldave de Roumanie. Elle est toutefois de plus grande ampleur en République moldave, si bien que le lundi est un jour férié.

La foule est au rendez-vous, et on réalise assez vite qu’une des raisons serait l’immensité du cimetière qui s’étend sur 200 hectares. Beaucoup de vivants, mais encore plus nombreux sont les morts. De quoi se perdre facilement, surtout que rien n’est indiqué. Des locaux le qualifient même de « plus grand cimetière d’Europe », et même si ce n’est pas cas, il n’en demeure pas moins l’un des plus vastes de toute l’Europe orientale.

À l’entrée du cimetière, des stands pour acheter de la nourriture traditionnelle pour Pâques | Crédits : Marine Leduc

Si le cimetière Doina n’arbore pas non plus le nom de cimetière paysager, c’est tout comme : de grands arbres et des buissons s’étirent entre les tombes, l’herbe et les jeunes pousses s’infiltrent dans les interstices, et nombreuses sont les pierres tombales avec un espace en terre au centre pour y planter des fleurs. Des petites tables en bois ou en métal sont aussi installées entres les croix de fer, pour la fameuse pomana. Certaines ressemblent à de véritables tables de pique-nique, avec des bancs en bois.

Bonbons, gâteaux et vin fait maison

Pour l’occasion, les hommes et les femmes ont revêtu leurs plus beaux habits, et apportent même avec eux leurs grands verres à pied pour déguster un vin local entre les tombes dans leurs ancêtres. La Moldavie est réputée pour son vin, et nombreux sont ceux qui le produisent eux-mêmes dans la cour de leur maison. « Chez moi en Transnistrie, il y a plus de grandes tables, et on commence tôt le matin pour boire du vin et éviter d’être saoul trop vite à cause du soleil » raconte Nikolaï* en riant, qui nous accompagne dans le cimetière. Rencontré peu avant, il est ravi de découvrir la Paşte Blajinilor telle qu’on la célèbre du côté moldave, lui qui, habituellement, ne visitait Chisinau que le temps d’un week-end. « Pour moi, c’est comme venir dans un pays étranger : tout est en roumain, les gens sont un peu différents » explique l’informaticien de 29 ans.

À l’entrée du cimetière, la partie où sont enterrés les soldats | Crédits : Marine Leduc

Cette fois, Nikolaï ne sait pas encore combien de temps il va rester loin de « son pays », le territoire séparatiste de Transnistrie, gouverné par des autorités pro-russes. Il est sorti dès le mardi 26 avril par peur d’être mobilisé, après deux attaques qui visaient le ministère de la sécurité à Tiraspol et des antennes des télécommunications près de la frontière ukrainienne. Pour le moment, les auteurs ne sont pas identifiés. Alors que ses amis, partis en même temps, sont déjà rentrés chez eux, lui recherche un appartement à Chisinau en attendant de voir si la situation s’améliore. « La rumeur de la mobilisation était fausse, mais on ne sait jamais ce qui peut se passer, s’inquiète-t-il. Je peux travailler à distance, mais je n’ai pas de plans, je suis un peu comme un poisson en ce moment, je vis au jour le jour. »

« Cette tradition nous aide à commémorer les morts, à ne pas les oublier, car ils font partie de notre vie ».

Liuba

Sur le chemin, nous voyons deux personnes qui déposent des bonbons, du fromage et du saucisson sur la tombe d’une femme, Vera. Elle était l’épouse de Gheorghe, 75 ans, accompagné par sa nouvelle compagne, Liuba. « Pour nous, cette tradition nous aide à commémorer les morts, à ne pas les oublier, car ils font partie de notre vie » partage-t-elle. Gheorghe est quant à lui, né à Tchernivtsi, dans la Bucovine ukrainienne. Les tombes de ses parents et ancêtres s’y trouvent, mais il ne s’y rend pas à cause du conflit. Cela fait trois ans qu’il n’avait pas fêté la Pâques des Morts, à cause de la pandémie.

Une famille commémore sa défunte à côté de la tombe de Vera | Crédits : Marine Leduc

Le couple nous offre à manger, ainsi qu’un verre de vin maison, fait par Gheorghe. Nous buvons et mangeons en mémoire de Vera. « C’était une belle personne, si calme, elle était professeure de roumain » évoque l’homme avec un sourire triste. Nikolaï et lui échangent quelques mots en russe. Il dit qu’il vient de Transnistrie. « C’est bien, c’est bien » répond Gheorghe. Aujourd’hui, on oublie tous les conflits. Les deux septuagénaires repartent, cette fois pour aller sur la tombe du mari de Liuba, décédé lui aussi il y a plusieurs années.

« J’ai aussi un cousin qui vit à Moscou et sa sœur à Odessa, les deux sont anti-Poutine et ne s’en cachent pas. »

Nikolaï
Célébrer la vie

Se promener dans le cimetière permet de parler plus amplement avec Nikolaï. Il est fatigué de cette vision d’une Transnistrie habitée par des adorateurs de Poutine : « Chez moi, nous avons des opinions très différentes. De mon côté, je suis contre toute forme de guerre. Je veux juste avoir une vie normale, je suis bien où je suis. J’ai aussi un cousin qui vit à Moscou et sa sœur à Odessa, les deux sont anti-Poutine et ne s’en cachent pas. » Lui qui a fait un an de service militaire obligatoire, ne voit pas non plus comment la Transnistrie pourrait combattre avec « des hommes mal entraînés et de vieilles armes » pour renflouer l’armée de 1 500 à 2 000 soldats russes présents sur le territoire, selon les estimations.

Ce qu’il voit surtout depuis quelques années, ce sont les rues vides de sa ville, qu’il ne souhaite pas nommer pour garder l’anonymat. « Avant les gens allaient travailler en Russie, mais aujourd’hui, la plupart vont dans l’Union Européenne » témoigne-t-il. Lui voudrait rester en Transnistrie, mais garde son passeport moldave pour pouvoir voyager.

Une tombe avec des fleurs fraîchement plantées dans la terre, et une table pour la pomana à côté | Crédits : Marine Leduc

Quelques dizaines de mètre plus loin, des adultes et des enfants se sont rassemblés autour d’une table. Ils nous accueillent et nous offrent du vin et des bonbons. Ils sont cinq frères et sœurs, d’une fratrie de sept enfants. « Nous sommes devant la tombe de notre père Iurii, mort assassiné à l’âge de 33 ans dans les années 90, raconte une des sœurs. C’était un homme bon. Imaginez, sept enfants à cet âge-là ! » Ils sont étonnés de savoir que cette commémoration traditionnelle n’existe pas en Europe de l’Ouest. « Pour nous c’est normal, c’est une tradition. C’est comme s’ils étaient avec nous » ajoute une autre sœur. Nous trinquons alors en mémoire de Iurii. Plus tard, ils répéteront la même chose devant la tombe de leur mère.

La famille de Iurii, rassemblée autour d’une table | Crédits : Marine Leduc

Sur le chemin du retour, un prêtre bénit les tombes tandis que deux femmes aux voix cristallines entonnent des chants religieux. D’autres s’affairent à planter des fleurs au pied des croix, notamment du muguet et des tulipes. Une femme nous offre une grosse part de gâteau pour célébrer son défunt, tandis que sa fille adolescente, l’air blasé, écoute de la musique avec son casque à côté d’une pierre tombale. « J’ai des amis qui n’aiment plus trop cette tradition, le côté religieux et tout, déplore Nikolaï. Moi j’aime bien, je trouve ça beau de célébrer la vie de ceux qui sont partis. »

Une allée du cimetière Doina | Crédits : Marine Leduc

Article publié avec le soutien de Heinrich Böll Stiftung | Bureau Paris – France.

Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.