Le « rêve européen » des travailleurs asiatiques en Roumanie : rester ou partir

Depuis 2017, la Roumanie en manque de main d’œuvre ouvre des visas pour des travailleurs venus d’Asie. Cette nouvelle migration se heurte à des institutions qui ne sont pas prêtes, au détriment des arrivants, qui font parfois face à des abus et des cas d’exploitation. Désespérés, certains décident alors de franchir la frontière vers l’Ouest avec l’aide d’un passeur. Le Courrier d’Europe Centrale a pu parler avec l’un de ces passeurs. Troisième et dernière partie d’une enquête en trois volets.

Troisième partie : rester ou partir

Troisième partie d’une enquête en trois volets réalisée en partenariat avec le média roumain Libertatea et les journalistes Andrei Petre (Roumanie), Josy Joseph, Anand Mangnale, Sumedha Mittal de The Confluence media (Inde), Sen Nguyen et Giang Pham (Vietnam).

Illustration : Wanda Hutira

« Chez nous, l’Europe est vue comme le paradis. On nous dit que si on va là-bas, notre vie va être incroyable : on a accès à la santé, l’éducation et d’autres services. On pensait que la Roumanie c’était comme l’Europe qu’on imaginait, mais ce n’est pas ça, confie un travailleur népalais dans un immeuble de Bucarest, qui souhaite garder l’anonymat. Maintenant, les travailleurs asiatiques veulent que la Roumanie entre dans Schengen pour pouvoir travailler et voyager dans d’autres pays d’Europe »

Gurwinder, travailleur indien dont nous suivons le parcours tout au long de cette enquête, voudrait lui aussi travailler en Europe de l’Ouest un jour. « Mais je veux y aller de manière légale, pas comme d’autres. Je ne veux pas de problème » précise-t-il. Il connaît des travailleurs qui décident de passer la frontière entre la Roumanie et la Hongrie de manière illégale, avec l’aide de passeurs. « On parle entre nous, on sait tous que cela arrive. Quand je suis arrivé à Timişoara, des Indiens qui étaient avec moi dans le logement sont partis en camion. » D’autres, comme lui, évoquent cette option. « C’est parfois plus facile de traverser la frontière de cette façon que de demander un visa » admet un autre travailleur, originaire du Sri-Lanka.

Du rêve européen au rêve de Schengen

Dans son bureau de l’agence de recrutement International Work Finder, Melania Pop reçoit régulièrement des appels d’Allemagne, Pologne ou France. « Des employeurs me demandent s’ils peuvent recruter des travailleurs asiatiques directement de Roumanie, témoigne-t-elle. C’est possible mais très compliqué. Ils laissent tomber quand je leur explique la procédure. » Selon elle, si la Pologne répond positivement à environ un tiers des demandes de visas de travail venues d’Asie, « la Roumanie accepte quasiment 100% d’entre elles, c’est pour cela que c’est plus simple pour eux de venir ici. »

Un cuisinier népalais dans un restaurant de Bucarest | Crédits : Andreea Câmpeanu

À la question de savoir ce qu’il se passera lorsque la Roumanie entrera dans Schengen, sa réponse est claire : « Tout va changer. Déjà, beaucoup d’entre eux voudront aller à l’Ouest. Et la législation changera également. Il est probable que ce sera plus compliqué d’obtenir un visa. » Depuis l’ouverture de l’agence en 2017, elle a rencontré des cas de travailleurs qui ont voulu traverser la frontière. « Soit des employeurs nous appellent pour dire que certains se sont enfuis, soit la police des frontières nous contacte. C’est arrivé pour quelques- uns. Mais honnêtement, je ne pense pas qu’ils en attrapent beaucoup » estime Melania.

La Roumanie, point de passage vers l’Europe de l’Ouest

Timişoara, qui fut la « plaque tournante » des passeurs sous la période communiste – pour les Roumains fuyant la dictature vers la Yougoslavie – retrouve ce triste rôle aujourd’hui. Cette fois, les migrants, en grande majorité Afghans, vont de la Serbie à la Roumanie pour ensuite entrer dans l’espace Schengen via la Hongrie. Des travailleurs déçus de leurs conditions en Roumanie passent aussi par cette route. « Pour moi, s’ils partent, c’est parfois à cause des conditions de travail imposées par certains employeurs, certifie Melania Pop. Ce sont souvent les mêmes employeurs qui collaborent avec des agences incompétentes et à très bas prix. »

L’assistant juridique Stefan Leonescu, de l’ONG Jesuite Refugee Service, observe également que ceux qui se retrouvent sans travail et sans papiers, à cause des manquements de l’employeur ou de la lenteur bureaucratique, considèrent cette option. Nous avons documenté cette situation dans la deuxième partie de cette enquête.

« Il y en a qui ont déjà prévu de traverser la frontière avant d’arriver ici. »

Melania

« Ils sont poussés à la faire car ils n’ont pas le choix : soit ils restent avec le risque d’être expulsés alors qu’ils se sont endettés pour venir. Soit ils traversent la frontière illégalement. Cela profite au trafic d’êtres humains » déplore-t-il. Le journal roumain Libertatea a d’ailleurs documenté le cas d’un travailleur népalais qui a trouvé refuge en Italie. Il s’était retrouvé illégal sur le territoire roumain car son employeur n’avait pas fait les papiers nécessaires. 

Difficile toutefois de connaître l’ampleur de cette migration. La police des frontières n’en arrête qu’une partie, « la pointe visible de l’iceberg », et tous n’ont pas forcément leurs papiers avec eux. On ne peut donc pas toujours savoir s’ils sont arrivés sur le territoire avec un permis de travail. Mais en cherchant bien, certains cas mentionnés par la police des frontières l’attestent. En octobre 2019, quatre Vietnamiens arrivés avec un visa travail ont été arrêtés à la frontière hongroise. En novembre 2021, ce sont trois travailleurs népalais qui voulaient effectuer une traversée, en Serbie cette fois, dans le but de rejoindre l’Italie.

Le nombre de personnes arrêtées par la police des frontières alors qu’elles tentaient de passer en Hongrie ou Serbie, selon la nationalité. 

La Roumanie risque même de devenir une porte vers l’Europe de l’Ouest. Sur la page Facebook de son agence, Melania reçoit fréquemment des commentaires de travailleurs qui souhaitent aller en Allemagne ou en Italie via la Roumanie. « Il y en a qui ont déjà prévu de traverser la frontière avant d’arriver ici, raconte la commerciale. J’imagine que des passeurs dans leur pays d’origine, sous l’air de fausses agences, organisent ça. J’ai rencontré par hasard un Sri-Lankais en Italie qui m’a demandé si je pouvais emmener son frère via la Roumanie. Ils n’ont pas forcément conscience que c’est illégal. »

« Je veux que les gens d’Asie du Sud soient riches »

Sonu* est un passeur. Son numéro circule parmi les migrants. Au départ méfiant envers les journalistes, il s’ouvre peu à peu ouvert pour nous parler de son activité par téléphone, vidéos à l’appui. Sonu est, lui, originaire du Bangladesh, mais détient un passeport italien depuis plusieurs années. Il a cinq camions qui passent par la Serbie, la Roumanie et la Hongrie, avec pour destinations l’Italie ou la France. « Je fais payer entre 3 500 et 3 700 euros », précise-t-il. Une somme considérable qu’il justifie pour « rémunérer les chauffeurs » qui risquent gros s’ils se font attraper. Il avoue également que la police aux frontières est au courant de ses activités et le laissent passer contre quelques billets. Des cas de policiers roumains accusés de recevoir des pots-de-vin dans le cadre de trafic de migrants ont été mis à jour fin 2021.

« J’aimais bien ce pays mais cela faisait quinze mois que je travaillais 10 heures par jour, six jours par semaine, pour 500 euros. »

Padam

Sonu sait qu’il risque gros, mais se voit comme un sauveur. « Je veux que les gens des pays d’Asie du Sud soient riches, clame-t-il, je veux qu’ils gagnent plus et qu’ils envoient de l’argent aux familles. Je suis devenu un mafieux uniquement pour le développement de mes pays pauvres ». Dans quelques vidéos qu’il nous envoie, des dizaines de personnes entassés dans la remorque d’un camion le remercient en hindi, népalais ou pendjabi.

«  Nous sommes en France maintenant ! Merci Raju ! » s’époumone Padam* en hindi dans une vidéo envoyée à Sonu. Ce dernier donne le numéro de ce jeune Népalais qui a traversé l’Europe, de la Roumanie à la France, accompagné de quatre autres compatriotes. Au téléphone, Padam raconte son périple : près de vingt heures dans un camion pour atteindre l’Hexagone, dans le but de rejoindre le Portugal, pays devenu prisé par les Népalais. Il a déboursé 5000 euros au total. « Je vais travailler dans une ferme pour 700 euros par mois avec logement compris, je peux avoir un visa facilement, puis surtout, ma famille peut venir dans deux ans, témoigne-t-il. Il ne voyait aucune perspective d’avenir en Roumanie : « J’aimais bien ce pays mais cela faisait quinze mois que je travaillais 10 heures par jour, six jours par semaine, pour 500 euros, et on ne peut pas amener nos proches facilement. »

L’illusion d’un « meilleur futur »

Or, le chemin n’est pas sans danger, parfois au péril de leur vie. En octobre 2019, 39 Vietnamiens sont décédés dans un camion frigorifique au Royaume-Uni qui devait leur permettre de rentrer dans le pays. Selon des médias britanniques, deux d’entre eux étaient d’abord arrivés en Roumanie avec un visa de travail. À la recherche de meilleures conditions, le plus jeune, âgé de 28 ans, avait déboursé 7 000 € pour continuer le voyage vers l’Europe de l’Ouest.

Et s’ils arrivent sains et saufs, les migrants comme Padam se retrouvent sans papiers, ce qui accroît le risque d’être exploité. Les Vietnamiens sont d’ailleurs considérés parmi les premières victimes d’esclavage moderne au Royaume-Uni, notamment dans les fermes de cannabis et les salons de manucure. « Nous n’appelons pas encore cela de l’esclavage en Roumanie, mais cela peut le devenir, corrobore Stefan Leonescu. Si vous avez des agences de recrutement dans leur pays qui les endettent, des employeurs qui les exploitent, plus le manque d’assistance et de réponses, alors il est clair qu’ils sont complètement vulnérables. »

Un serveur népalais dans un restaurant de Bucarest | Crédits : Andreea Câmpeanu

Rien n’est totalement perdu. Pour Daniel Mischie, considéré comme un « employeur exemplaire » selon certaines agences, c’est bien à l’entreprise et aux autorités de s’occuper de l’inclusion des travailleurs. « Pour moi, certains vont rester plus longtemps, ils vont avoir des enfants ici. Il faut s’assurer des conditions de vie de nos employés étrangers » estime le patron de City Grill, qui possède plusieurs grands restaurants à Bucarest où travaillent près de 150 Népalais et Sri-Lankais. Cependant, il ne considère pas la venue de travailleurs asiatiques comme « la » solution : « C’est un pansement sur cette crise que connaît la société roumaine. Il faut motiver et encourager les Roumains à travailler ici, et ce n’est pas qu’une question de salaire. Il faut aussi relancer les écoles professionnelles, qui ont disparu, et améliorer les services de soins et d’éducation. » Un projet qui, selon lui, n’est pas envisageable sur le court terme. D’ici là, le « pansement » asiatique a de beaux jours devant lui.

* Le prénom a été changé pour préserver l’anonymat

La réalisation de cette enquête a été soutenue par la bourse Modern Slavery Unveiled Grant de journalismfund.eu .

Marine Leduc

Journaliste indépendante, notamment en Roumanie et Moldavie. Elle publie dans La Croix, Le Soir, Télérama, Equal Times, entre autres.